Rouge. Art et utopie au pays des Soviets Paris, Grand Palais, jusqu’au Ier juillet 2019

Une leçon d’Histoire de l’art

G. Rouble, Staline lisant la Pravda, 1935
HP

Dans Le Livre d’image, Godard dit que « la seule chose qui survit à une époque, c’est la forme d’art qu’elle s’est créée ». Je pense qu’il subsiste beaucoup d’autres choses de cette époque 1917-1953 en URSS, de gens, de souvenirs, de malheurs et de bonheurs particuliers, mais il est bien évident que l’exposition Rouge montre un énorme pan de la représentation du pays des Soviets (évocation de Tintin ?), qui servait de voile aux procès de Moscou, aux goulags, aux suicides d’artistes ou d’homme politiques, et de moteur pour la propagande : l’expo déballe avec elle tous les autres souvenirs.

Le Grand Palais et le Centre Pompidou se sont associés pour présenter un monde, dont la réalisation pratique - un monde totalitaire et difficile - s’est doublée, en contrepoint, d’une utopie - la société du bonheur - : ce monde a surgi en 1917 en fracassant l’Empire russe avec la Révolution d’Octobre, cet immense espoir - j’y croyais encore dans les débuts des années Soixante - , cet immense essai d’une société radicalement nouvelle, se présente sur deux étages du Grand Palais (entrée sur l’angle).

L’explosion des possibles, le désir de tout changer en des millions de fois mieux, les projets et les réalisations folles des avant-garde sont présentés au rez-de-chaussée ; au premier étage, on voit s’imposer le recadrage par le haut, au fil des années suivantes, jusqu’à la mort de Staline. L’exposition est fort justement nommée « art et utopie », car le mythe créateur, le mythe de l’édification du bonheur des masses, est le fil - rouge - de cette magnifique exposition. Mais les deux étages sont en osmose, ils sont à la fois opposés et fondus, par les mêmes thèmes et par le fil du rêve.

Rodtchenko, Table d’échecs pour club ouvrier
HP

Cette folle richesse des débuts, on sent bien qu’elle a été enivrante à vivre, le visiteur évolue dans un fouillis de tentatives de sortir de tous les cadres des arts du XIXe siècle, la peinture sort du chevalet, des salons et des musées, la libération de l’individu est associée à sa mise en masse, les modèles disparaissent, les corps se libèrent, font de la gymnastique, nagent, plongent, les vêtements se simplifient, le cinéma tourne sans relâche, affiches, mises en scène de théâtre, photomontages, maquettes, mobilier, tout se réinvente, architecture d’immeubles collectifs, on mange ensemble, on fait du sport ensemble, sans rien renier de l’esthétique (comme la table d’échecs de Rodtchenko créée pour un club d’ouvriers).

En même temps, on voit, en filigrane, se mettre en place la formidable mutation voulue, qui va faire d’une Russie XIXe siècle et agricole, une Union soviétique qui se rêve en rivale de l’Amérique, avec son industrialisation, la mécanisation, l’extension rêvée, les belles bagnoles, les transports, pistons, rails, trains, avions et dirigeables, les métros comme des palais, la course à la modernité orchestrée par l’art, l’art dans la vie, l’art dans la production (productivisme).

Dirigeable, Vassily Kurkov, 1933
HP

Bientôt, comme la liberté n’a jamais été dans les perspectives du pouvoir bolchevik, on représente les rêves faute de les voir aboutir : ces rêves, peints, affichés, filmés, vont devenir ce que le régime a appelé le « réalisme soviétique ». Avec une peinture aux traits académiques, on représente Lénine se promenant avec des enfants dans une limousine immense ; les mineurs du Donbass (là où régnait le non moins mythique Stakhanov), courent tout nus sur une plage avec ce titre stupéfiant : « la pause déjeuner » (A. Deneïka). La peinture utilise un faux académisme, dans le sens où c’est de l’académisme du faux, du rêve, du travestissement de la réalité, et cette énorme peinture triomphante dans un monde dont la réalité était tout autre, crée, ramassée sous nos yeux, un monde assez magique, à la fois naïf et cruel, avec un tragique certain pour nous qui débarquons cent ans plus tard ; masque-t-elle la réalité de son plein gré, ou à son insu ( une question à la Richard Virenque) ?

A. Deneïka, La pause déjeuner
HPP
Le tribunal du peuple, 1935, Salomon Nikritine
HP

J’ai été surprise par la puissance sur le plan pictural, car dans ce monde rêvé, il se glisse, contrairement à l’idée assez sommaire qu’on a du réalisme soviétiqe avant de le voir ici, des tons pâles, des manières de peindre en glacis clair, des soupçons d’expressionnisme où les tentatives picturales des premières années se faufilent ? Ou bien, qui sait ? on peut y lire des intentions carrément critiques, comme cet accablant Tribunal du peuple, d’une férocité incroyable ? Ou comme une énorme peinture de Staline dans un salon XIXe siècle - où Napoléon III serait à sa place - manière de dire en plein stalinisme que rien n’a bougé ? Qu’on a fait la Révolution pour rien ? Mystère gardé par les œuvres. Ou plutôt mystère des interprétations des visiteurs.

Prévoir du temps, ou alors y aller deux fois, il y a énormément de choses à voir, beaucoup de films. Attention au premier étage où règne un froid sibérien.

Frans Masereel, La Place Rouge, 1935
HP