Une semaine à vomir 1 Un trou de mémoire

Il y a quelque temps, j’étais sur mon canapé à regarder un intéressant documentaire à la télévision [1] : on y relatait l’extraordinaire semaine, sur le plan international, qui a vu, fin octobre - début novembre 1956, les grandes puissances de la Guerre froide au bord de conflits qui couvaient depuis plusieurs mois, chacune profitant du conflit local créé par l’autre ou par leurs alliés pour faire semblant d’être occupée ailleurs, de regarder ailleurs, pour éviter une casse pire encore mais toutefois sans cesser de casser en douce. On n’est jamais loin d’un dérapage nucléaire, Hiroshima était tout près, un peu plus de onze ans. Et en Corée, l’armistice était signé depuis trois ans à peine : on attend toujours, aujourd’hui, la signature du traité de paix.

Les deux affaires tiennent en deux mots : Suez et Budapest. Derrière ces deux mots, l’URSS et les USA tirent plus ou moins adroitement les ficelles, par à-coups..

Suez

Soldats israéliens, Suez, 1956
wikipedia

En Égypte, où Nasser a renversé le roi Farouk et pris le pouvoir depuis 1952, les capitaux américains aident à construire le barrage d’Assouan et les Soviétiques courtisent le nouveau régime militaire aux visées panarabes. Nasser a peu à peu durci sa position contre les intérêts occidentaux, et notamment contre les intérêts franco-anglais qui étaient les maîtres du canal de Suez : le 26 juillet, il nationalise le canal de Suez. Catastrophe pour le commerce mondial et la circulation du pétrole. Crise majeure.
Les Américains ne savent trop sur quel pied danser, ménagent chèvre et chou égyptien et soviétique, alors que les Britanniques et les Français, furieux, tentent de s’organiser pour riposter, dans le plus grand secret. Leur plan comprend le tout jeune état d’Israël (huit ans tout juste). Il est élaboré dans une villa mystérieuse de la banlieue parisienne à Sèvres comme dans un roman d’espionnage.
Le 29 octobre, conformément aux accords de Sèvres, à l’insu des Américains, Israël envahit l’Égypte - la bande de Gaza et le Sinaï - à l’Est du canal. Le 31 octobre, Français et Britanniques font mine de voler au secours de la paix et bombardent la région, puis le 5 novembre, ils parachutent et débarquent leurs troupes à Port-Saïd dans l’espoir de récupérer la maîtrise et les bénéfices du canal.
L’armée israélienne se montre d’une efficacité foudroyante, les Égyptiens sont battus (cessez-le-feu le 7 novembre) ; mais la France, Israël et la Grande-Bretagne sont obligés de battre en retraite sous la double pression des États-Unis et de l’Union soviétique. Les États-Unis lâchent leurs alliés traditionnels qui ont voulu se passer d’eux, mais ils sont surtout gênés par la crise concomitante de Budapest et ils veulent éviter les menaces de guerre pour toute la région du Moyen-Orien : c’est la fameuse Crise du canal de Suez.

Budapest

Véhicule de transport soviétique incendié à Budapest
© wikipedia

En effet, en même temps, un soulèvement démocratique populaire commencé depuis l’été contre le gouvernement communiste hongrois a éclaté en plusieurs points de la Hongrie et notamment dans la capitale, Budapest. Dans un premier temps, le Politburo à Moscou fait mine d’accepter le renversement du régime pro-soviétique, des conseils révolutionnaires hongrois se forment dans tout le pays, les étoiles rouges et les statues de Staline (mort trois ans plus tôt) sont renversées, les soldats soviétiques en poste attaqués et pourchassés : idéologiquement, la révolution hongroise semble vouloir renouer avec la révolution russe en 1917 telle qu’elle se présentait avant la prise de pouvoir par les bolcheviks.
Puis, profitant de la crise de Suez qui brouille les cartes et embrouille les positions des grandes puissances à l’ONU, le Politburo et Krouchtchev décident d’intervenir brutalement : dans la première semaine de novembre, les chars soviétiques réduisent la Révolution hongroise dans le sang. Le soulèvement se solde par des milliers de morts dans les combats de rue, civils, soldats ou exécutions, des milliers de blessés, de déportés ou de prisonniers, une répression féroce noie tout le pays et l’opposition politique est totalement écrasée, dispersée, décapitée.
Les institutions internationales sont restées embarrassées et inefficaces, et, comme l’a dit plus tard Richard Nixon (vice-président des USA à cette époque) : « Nous ne pouvions pas d’un côté, nous plaindre de l’intervention soviétique en Hongrie et de l’autre, approuver que les Français et les Britanniques n’exploitent ce temps pour intervenir contre Nasser » [2].

La lourde main soviétique s’est refermée sur la Hongrie pour trente-cinq ans. La diplomatie et les relations au Moyen-Orient se sont durcies, des intellectuels ou hommes d’affaires français, anglais, des juifs, ont été expulsés d’Égypte, l’armée israélienne a fait preuve de son efficacité, l’influence de Nasser a été renforcé dans le monde arabe, et la face du monde en a été assez sérieusement changée. Le double jeu des grandes puissances, mûes par leur seul intérêt, est, hélas, une fois de plus, évident.

Et moi ?

Ébahie, je regardais ce documentaire comme si je n’avais jamais été confrontée à ces problèmes, jamais su leur synchronisation parfaite, leur concomitante absolue, comme s’ils s’étaient déroulés dans un temps que je n’aurais pas vécu, tout se passait comme si je regardais un docu sur la Guerre de Trente ans, un monde que je n’aurais pas connu, où je n’aurais pas pris parti, pas discuté, en un mot pas vécu.

Pourtant, en automne 1956, j’étais adulte, j’avais vingt-trois ans, j’étais déjà assez politisée, et je me souvenais que, par la suite, j’avais parlé - mais séparément, sans les lier -, de ces deux grosses affaires, Suez et Budapest, qu’on se lançait à la tête comme deux bombes dans les discussions politiques entre petits camarades. Cependant, je ne m’étais jamais rendu compte que mes souvenirs personnels étaient dans du coton, dans du blanc, presque dans le coma.

Pourquoi un trou de mémoire, ce trou de mémoire, cette semaine de 1956 ? Où étais-je, que faisais-je, que pensais-je, est-ce qu’on avait défilé, crié dans les rues, je n’étais pas avare de manifs, pourtant ? Étrangement, je n’ai pris conscience de cette « absence » de souvenir d’une participation personnelle, active, que soixante-trois ans plus tard, en voyant le documentaire de la chaîne Histoire.

Agenda HP 1956
© HP

C’était trop bizarre. Je suis donc sortie de mon canapé, il fallait aller aux sources, j’ai été dans mon bureau plonger dans ma collection de minuscules agendas - où l’on ne pouvait écrice que dix mots par jour - et dans celui de l’année 1956, à couverture vert foncé, presque noire, avec les jours marqués en espagnol, lunes, martes, miercoles, j’ai compris : en effet, j’étais « ailleurs », dans un état piteux, occupée à vomir sur un paquebot qui me ramenait du Mexique en France, sur un océan démonté par les tempêtes d’automne, cette même semaine où l’Europe et l’Orient convulsaient si fortement.

Dans les chroniques suivantes, on trouvera le récit - aveugle - de ma propre semaine du 28 octobre au 9 novembre 1956.

C’est peut-être - je ne sais pas, je verrai au fur et à mesure - une occasion qui s’offre de revenir sur cette période de ma vie, du 20 juillet 1955 au 30 octobre 1956, ce séjour et ce travail au Mexique auquel je rêve parfois, mais que je ne « pense » jamais : cet îlot de quinze mois dans ma vie a entraîné, j’en prends conscience aujourd’hui, de vraies transformations.

Allons-y déjà pour la semaine où le monde était à feu et à sang et moi sur l’eau.

(À suivre)

Notes

[1Je crois que c’était une rediffusion d’un documentaire de la RTBF, créé pour le 60e anniversaire en 2016.

[2László Borhi, « Containment, Rollback, Liberation or Inaction ? The United States and Hungary in the 1950s », Journal of Cold War Studies, vol. 1, no 3,‎ 1999, p. 67–108, in Wikipedia.