Séances de rattrapage I. Faute d’amour et Le Redoutable Présent / Passé

Quatre films en quatre jours de rattrapage cinématographique.

I. Présent/Passé

1. Faute d’amour, Andreï Zviaguintsev, Prix du jury à Cannes 2017

Affiche du film (France)
©Les Ecrans de Paris

Andreï Zviaguintsev avait obtenu le Prix du scénario à Cannes en 2014, avec Leviathan, où des nouveaux riches corrompus, alcoolisés et méchants réduisaient à néant les quelques obstacles que représentait un pauvre, obstiné et également alcoolisé : la politique nouvelle et corrompue de l’ère Poutine était montrée dans son « alliances objective », comme on disait autrefois, avec l’Église orthodoxe. C’était puissant et sinistre dans des paysages nordiques magnifiques, un certain exotisme - physique et mental - régnait dans la vision de cette société en dé/recomposition. On craignait qu’elle n’envahisse le champ, faisant de tout humain soit des êtres avides, soit des êtres sans défense ni projet. Le film suivant les montre sans amour.

Dans Faute d’amour (Loveless), le monde environnant est à peu près semblable à notre propre société occidentale, on est en ville, dans la banlieue de Moscou, dans la classe moyenne. L’orthodoxie règne dans le bureau de Boris, et la frivolité dans le salon de coiffure de Genia. Ils sont en instance de divorce. Le film est construit sur une disparition, celle, volontaire, d’Aliocha, leur petit garçon qui fuit le monde hostile et glacé de ses parents qui ne l’aiment pas, ne s’aiment pas et bricolent une vie chacun de leur côté. Le suspense de la fugue ne sera pas levé. Les affichettes qui montre Aliocha disparu pâlissent accrochées aux abribus, à la fin du film. Une profonde anxiété s’installe tout de suite, dans le paysage qui sera celui de l’une des dernière trace d’Aliocha, arbres enneigés, rivière lourde et froide, au loin, les immeubles d’HLM gigantesques comme savent faire les Russes ; la visite chez la mère de Genia, une mégère de la campagne, achève de durcir l’atmosphère, et l’installe dans le temps. Tout le monde est enfermé dans sa haine de l’autre, dans la tentative vaine, de trouver, à un moment, une corps et un cœur un peu accueillant, qui sera aussi décevant que les autres.

Petit déjeuner, Genia et Aliocha

Le seul refuge proposé par Andreï Zviaguintsev réside, au fond, dans l’esthétique de ses images, les cadres et les cadrages sont tous splendides, qu’il s’agisse des paysages de la forêt, de la route, de la banlieue, de la salle de classe d’Aliocha, ou même de la cuisine bien rangée où sous le regard froid de sa mère, le petit garçon refuse de boire son (dernier ?) chocolat. La photo très mauvaise ne rend pas grand-chose, mais elle fait quand même un petit signe.

Les malheurs et les erreurs ne corrigent en rien l’égoïsme des personnages : la mère d’Aliocha, remariée, dans sa nouvelle demeure, court, symboliquement, le regard vide, non loin d’une forêt qu’elle ne voit pas, elle est sur un tapis roulant, sans horizon qu’une vitre (et la caméra), vêtue d’un T. shirt qui porte en grosses lettres ROSSIA. Le père qui a aussi un nouveau ménage et un nouvel enfant, est aussi ennuyé de ce nouveau blondinet qu’il ne l’était d’Aliocha. Le monde n’est qu’une triste répétition de minuscules intérêts égoïstes et antagonistes, « sans amour ». Juste, parfois, des peurs brusques, des désirs rapides, des attachements mensongers. Enfants perdus. No future .

2. Le Redoutable , Michel Hazanavicius, France, 2017

Affiche du film (France)

Là, le passé reconstitué m’attendait, rien moins que les années 1968. Celles de ma jeunesse et de mes propres espoirs/erreurs. Celles d’un temps où je croyais, avec beaucoup d’autres de mes contemporains, aux révolutions, à la bonne foi et et aux changements que nous pensions heureux et bénéfiques. Nous étions liés à une foi touchante, elle-même liée à un passé qu’on ne voulait pas voir déjà mort ou carrément dévasté (1848, la Commune, la Révolution de 1917, le maoïsme, Cuba ) : forcément, comme toute foi, elle était destinée à être trompée.
La rencontre avec le film pouvait être « redoutable », donc. Mais le titre choisi par Hazanavicius ne vient pas d’un tel risque : il est lui-même une plaisanterie - un private joke, entre Jean-Luc Godard et Anne Wiazemsky, c’est une phrase entendue par Godard au début du film, à la radio, sur un reportage à bord d’un nouveau sous-marin, Le Redoutable. Il en rit et, emphatiquement, il reprend la fin du commentaire : Ainsi va la vie à bord du Redoutable.

Ainsi va le film. Au début, 1967, c’est la période de la rencontre et du mariage de Jean-Luc Godard et d’Anne Wiazemsky, à la suite du tournage de La Chinoise. De manière à la fois légère et un peu appliquée, les images de Michel Hazanavicius, du fait qu’elles soient basées sur le récit qu’Anne Wiazemsky en a fait dans un roman autobiographique (Un an après, 2015), sentent un peu le règlement de comptes : Godard, interprété avec soin par Louis Garrel, y est plutôt caricaturé, réduit à des formules et à la perte fréquente (symbolique ?) de ses lunettes, parfois ridicule en mari jaloux. On voit des manifs, des débats dans l’amphi Richelieu, le festival de Cannes, la dispute de Godard avec Michel Cournot, la mort de la Nouvelle Vague, la création du groupe Dziga Vertov, etc. Je suis sortie du film, ni triste, ni même vraiment affectée. La reconstitution est jouée et assez sage. Pas désagréable.

Anne Wiazemsky était morte justement deux jours plus tôt, à 70 ans. Mais bon, ce film, c’était juste une image réduite du passé, un pastel dont les couleurs auraient commencé à tomber en bas du cadre et qu’on aurait cherché à raviver. Comme toujours quand on parle de 68, l’idée m’a traversée qu’on avait manqué quelque chose, mais qu’on avait eu bien de la chance d’avoir connu une illusion - celle de la Révolution - sous une forme comme vaccinale, très atténuée mais pourtant très tangible, très incarnée, si chaleureuse, distrayante, intéressante. Je ne suis pas sûre que le film en rende le charme. Une autre idée, naïve : il faudrait que « je pense » 1968, en sentant le ridicule prétentieux du propos et l’impossibilité de le mettre en action.

Le Redoutable, en fait, m’a donné juste envie de revoir Godard pour de bon.

(À suivre)