Pelléas et Mélisande À la manière - discutable - de Bob Wilson

La mise en scène de l’opéra de Debussy par Bob (Robert) Wilson a été créée en 2014. Mais je ne l’avais pas encore vue, ni lu quoi que ce soit à son sujet. Je m’étais dit, en y allant, « avec le minimalisme de Bob Wilson, rien ne viendra s’interposer entre la musique et moi... » Je m’étais trompée. Sans demander nécessairement de voir les forêts et le vieux château moussu du livret, il m’a semblé que j’avais assisté à un contresens de grande taille.

Il y avait les ingrédients habituels - esthétisme et abstraction - de Bob Wilson : pas de décors, en fond de scène, un grand écran rectangulaire, bleu ou gris, lumineux, parfois assombri, et à peine animé par des colonnes de lumières qui, à l’occasion, glissent sur le fond en le limitant. Les personnages exécutaient des mouvements délicats mais les plus rares et figés possible. Désincarnés à fond. Juste des personnages découpés. Pas d’accessoire de scène. Les voix étaient plutôt belles mais elles ne parvenaient pas à s’imposer : charisme peut-être impossible à laisser passer.

Bob Wilson semble n’avoir pensé qu’à lui, il a placé Debussy et Maeterlinck dans du Bob Wilson, comme dans le lit de Procuste, en négligeant la source et la matière de cette œuvre symboliste en diable, emblème de la grâce triste et expressive, où s’entrelacent le livret que Maeterlinck a tiré de sa pièce de théâtre - un drame poétique de 1893 - et la musique de Debussy (1902) : notes, situations et paroles forment un chef d’œuvre onirique, tragique, mystérieux, les personnages évoluent dans un souffle, les chasses sont manquées, les chemins, perdus. Le monde de cet opéra vit dans la tendresse d’un vieux roi fatigué, tous sont portés par des affinités nées dans l’espoir étouffé, le non-dit ou l’indicible, dans les souvenirs perdus comme les anneaux dans les fontaines, les soupirs retenus ou déchirés, les voyages remis ou à tout jamais manqués,« la mobilité des âmes et de la vie », pour citer Debussy. Jusqu’à ce qu’éclate la brutalité irrémédiable de Golaud.

La scène de Bastille est, en soi, immense pour un opéra intimiste : les espaces nés de l’esthétisme lumineux mais sec de Bob Wilson la rendent plus immense encore et évacuent la moindre adéquation au monde mystérieux de Maeterlinck, un monde fait de pleurs retenus, de possibles manqués, de regrets ou de folie contenue.

La musique crée et accueille les accents brusques de la jalousie qui monte, elle glisse sous les ombres portées, sous l’amour qui se dessine, dans les secrets et dans la brume, elle se gonfle dans les murs étouffants du vieux château, dans les clairières ou sous les arbres. Tout ce monde fragile, donc cassant, a besoin d’une « atmosphère » comme dirait Arletty, armosphère qui est la substance même du symbolisme, mais c’est le dernier souci de Bob Wilson. Privé de toute évocation de nature, brume, forêt et grisaille, ce monde fin de siècle - l’opéra est monté en 1902 - se pétrifie dans un grand ennui.

La représentation garde un atout énorme : Philippe Jordan dirige magnifiquement l’orchestre, les instruments composent des espaces sonores liquides ou aériens qui jouent la place de la nature, mais ils sont constamment contrariés par le froid visuel imposé. L’orchestre et son chef appliquent avec bonheur les désirs de Claude Debussy : « Je n’ai jamais consenti à ce que ma musique brusquât ou retardât, par suite d’exigences techniques, le mouvement des sentiments et des passions de mes personnages. Elle s’efface dès qu’il convient qu’elle leur laisse l’entière liberté de leurs gestes, de leurs cris, de leur joie ou de leur douleur. ».
Mais hélas, sur la scène de Bastille 2017, nul mouvement, nulle expression, et donc bien peu de possibilité d’échange entre la fosse et le plateau. Bob Wilson a vidé et paralysé de tout son symbolisme cette histoire d’amour pur, de jalousie, de mort et de destins plombés.

À ce compte, dans la salle, le pauvre spectateur devient vite schizophrène, il entend un texte musical surprenant qui court comme du vent et des nuages, il entend (et lit) un livret inquiet, parfois presque mutique, parfois pervers, toujours poétique, chanté par des chanteurs obligés de jouer les marionnettes : les scène tombent à plat, y compris celle terriblement perverse où Golaud contraint son petit garçon à espionner Pelléas et Mélisande.

Le visuel contraint abusivement l’émotion, la délicatesse, le charme (au sens sorcier), ainsi que les résonances presque féministes esquissées par le personnage de Mélisande, jeune femme posée dans le non-dit dès le début, traumatisée et victime, résignée et « pas heureuse » tout au long. Après la mort de Pelléas tué par Golaud (IVe acte), Mélisande meurt à son tour, d’une espèce de langueur, un vague délire, un détachement épuisé (Ve acte). Pendant qu’on emporte la petite fille qu’elle a mise au monde, Maeterlinck a placé une prophétie résignée dans la bouche de Geneviève, la grand-mère (la mère de Pelléas et de Golaud) : la petite va prendre la place de Mélisande dans le cortège de la triste condition féminine.

Au printemps de cette année, j’avais vu cet opéra au Théâtre des Champs-Élysées dans une très belle mise en scène d’Eric Ruf. La représentation était très contemporaine, assez stylisée, pas du tout une démarque 1900. Mais elle avait un sens de l’espace et du poids de la nature à la fois humide et confuse, elle s’offrait à la fois au mystère et au partage. À la forêt, on avait ajouté une évocation maritime très réussie. J’étais sortie si contente de l’adéquation entre l’opéra, les décors, la direction d’acteurs, les lumières, que j’ai eu envie de le revoir très vite, d’où mon expédition à Bastille et ma déception de ce dimanche Ier octobre.

Pellés et Mélisande, un opéra symboliste en 1902