Victor Puiseux, 2. La première sortie d’Argenteuil

Une « sortie » en deux temps dans un monde instable

Les légendes ont leurs variantes. Les archives, leurs lacunes. Les arbres généalogiques, leurs erreurs. Et moi, mes défauts, soit de mémoire, soit de méthode.
Jusqu’à la semaine dernière, je croyais Jean-Louis Puiseux (1755 -1790) vigneron à Argenteuil, où il serait mort le 9 mars 1790, en manipulant des tonneaux qui l’auraient écrasé.
Eh bien non. Il n’était plus vigneron. Et sa mort accidentelle a bien eu lieu, mais pas à Argenteuil.
En cherchant des témoignages auprès de ceux de ma génération, j’ai trouvé un cousin, qui avait eu accès à une autre version de la légende, écrite celle-ci, une histoire de la famille rédigée par un oncle, lui-même né en 1887 : je la considère comme la « légende officielle », mais elle est, hélas, avare de précisions quant à ses sources. Elle donne les circonstances de la sortie de la condition de vigneron, « la sortie d’Argenteuil », ce moment que je voudrais saisir, lorsque les hommes profitent - par hasard, par hardiesse, par conjonctures, par nécessité - d’une nouvelle donne. Or « la sortie d’Argenteuil » se joue en deux temps, au tournant XVIIIe-XIXe siècles, au cours d’une trentaine d’années terriblement instables : rien moins que le passage à la trappe d’un monde - l’Ancien Régime - basculé avec violence vers la modernité, comme la tête du roi basculera elle-même en 1793.

Une première sortie, d’Argenteuil à Clichy-Paris

1781, Argenteuil : union classique entre deux familles de vignerons aisés d’Argenteuil, Jean-Louis Puiseux né le 18 novembre 1755 épouse Marie-Madeleine-Josèphe Michel. La mariée est née en 1751, elle a déjà 30 ans, quatre ans de plus que son mari qui est le deuxième fils d’un des nombreux Denis Puiseux de l’arbre généalogique. La légende officielle précise que Marie-Madeleine était une grande et belle femme et portait la coiffe des familles aisées ; elle dit aussi que Jean-Louis, vers 25 ans (avant, après le mariage, on ne sait pas ?), va s’établir à Clichy et devient marchand de vins, choix assez cohérent pour écouler la production familiale. Il laisse donc à Argenteuil son père, sa mère, son frère aîné (encore un Denis), et des cousins, tous vignerons.
Dans Clichy, la rue où il s’est installé se trouve au sud du bourg, elle descend vers Paris situé tout près dans la plaine et aboutit entre la Porte Saint-Denis et le Clos Saint-Lazare, à l’actuelle Trinité. On imagine le trafic depuis les vignes, les voituriers par eau, les voituriers par terre, les gros tonneaux fabriqués à Argenteuil, les chevaux, qui descendent et montent la rue, le va-et-vient.
Ils ont trois fils : Jean-Baptiste né en 1782, Louis-Victor, dit Alexandre, né en 1783 (la même année, Jean-Louis perd sa mère, le 25 août), et deux ans plus tard, un troisième, que, sans grande imagination, l’on prénomme Jean-Baptiste-Victor. Espérons que ce petit troisième a eu un surnom.
Un arbre généalogique les note nés à Clichy, un autre, à Paris. Tous deux ont tort et raison, car déjà, le monde n’est pas stable. Paris grossit par annexions, en absorbant des villages limitrophes, tout ou partie : en 1784, la création du Mur des fermiers généraux est décidée. Louis XVI a accordé, entre autres, la possibilité d’enclore la partie sud de Clichy et le terrain qui descend de l’actuelle place de Clichy, devient partie effective de Paris. Nicolas Ledoux crée ou supervise la ceinture des barrières.

La Barrière de Clichy
© BNF domaine public

Jean-Louis est donc d’abord marchand de vins à Clichy, puis, sans bouger, le devient à Paris, dans l’actuelle rue de Clichy. Ainsi, ses deux premiers fils sont nés à Clichy, le dernier à Paris. Il doit sans doute beaucoup travailler, se débattre avec beaucoup d’histoires de taxes, mais les affaires, en gros, marchent : à partir de1786, il doit profiter à plein de la barrière de Clichy, appelée un peu plus tard et pour un temps la Barrière Fructidor, qui joint les forts Philippe et de Clichy, elle est constituée de mille quatre cent mètres de murailles et d’un beau bâtiment à la grecque, doté de deux péristyles, où siège l’administration de l’octroi. Elle est de fait renommée pour le trafic de vin ; et les dégustations de vins (le picolo d’Argenteuil), en fraude ou non, dans des guinguettes, s’y déroulent constamment.

Et puis la chance et l’histoire, la Grande Histoire, tournent.

L’été 88 est désastreux, des orages épouvantables éclatent, des tonnes de grêle, et les vignes ont dû en pâtir. Les vignerons d’Argenteuil, pour échapper aux taxes, prétendent d’ailleurs que le vin est de mauvaise qualité.
Voilà 1789 : dans la même année, le père de Jean-Louis meurt à Argenteuil le 15 janvier, Louis XVI convoque les Etats Généraux le 5 mai, Paris s’enflamme, le 14 juillet, la Bastille est prise, en août, les privilèges abolis, et le roi ramené à Paris en octobre. Et la Constituante entame son énorme travail de réformes, administratives, fiscales, judiciaires, poids et mesures etc. : c ’est comme un immense tremblement de terre qui pose en même temps les fondements d’une nouvelle société. Jean-Louis n’en profitera pas. Ses descendants, oui.

Le destin le rattrappe à son travail, dans la rue de Clichy, un jour de mars 1790 (le 9, ou 17 ?). Un de ses petits-fils (Léon, le frère de Victor le mathématicien) cité sans références par la « légende officielle », dit qu’il semble « avoir fait des affaires assez brillantes et était sur le chemin de la fortune, lorsqu’un accident terrible l’enleva prématurément. Il surveillait dans sa cave la descente d’une pièce de vin lorsque le câble lâcha ou se rompit. La tonne vint le frapper en pleine poitrine et l’écrasa ».

Comment l’a-t-on remonté de la cave ? Est-il mort sur le coup ? A-t-il été soigné et comment ? Une certitude, l’enterrement n’est pas notifié à Argenteuil (j’ai vérifié), ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu lieu. A cette époque, on tâtonne dans l’état-civil, en pleine réforme, enlevé aux curés, donné aux officiers municipaux, on est à la charnière. Cette année 1790, dans les registres paroissiaux mis en ligne, j’ai seulement trouvé la naissance d’un petit Jean-Denis Puiseux, le 23 mai, fils d’un Denis Puiseux, vigneron, marié à Marie-Geneviève Collas : il s’agit d’un cousin sans doute, la marraine est Marguerite Dreux, et le parrain, un oncle qui s’appelle aussi Jean-Denis Puiseux, également vigneron, qui « a dit ne pas savoir » signer l’acte sur le registre. Ceux de Paris devaient être plus cultivés, plus « lancés », même, comme le montrera la suite des évènements.

Retour à Argenteuil

Marie-Madeleine née Michel, maintenant veuve Puiseux, court sur ses 40 ans. La famille était-elle encore à Paris le 14 juillet 1790, la mère et les enfants sont-ils allés au Champ-de-Mars, pour la Fête de la Fédération ? Ils avaient sans doute d’autres soucis, le deuil, la succession, le déménagement,
Que devient le commerce de vins ? Léon Puiseux, le petit-fils, se posera le même genre de question :
« Que devinrent ma grand-mère et ses trois enfants pendant les évènements de la Révolution ? Tout ce que je sais, c’est que la fortune de la famille qui était assez considérable fut très sensiblement amoindrie, à la suite de ventes de maisons plus ou moins librement consenties et qui furent remboursées en assignats à leur valeur nominale. Quelques jours après, ceux-ci n’étaient plus que des chiffons sans valeur, il y en avait pour 70 ou 80 000 francs. »
On ne sait pas à quelle date Marie-Madeleine a décidé de regagner la commune d’Argenteuil dans la toute nouvelle Seine-et-Oise : elle se retrouve dans ce gros bourg encore fortifié, avec ses 5000 habitants, le prieuré est ou va être démoli. Elle a perdu ses beaux-parents mais elle a de nombreux cousins et connaissances de part et d’autre. Les registres sont toujours pleins des mêmes noms, les Potheron, les Collas, les Defresne, les Puiseux, les David, les Tartarin, les Dreux, les Coquelin, les Maingot, les Michel.
La famille Michel possède un certain nombre de maisons, dont une, rue du Port, où Marie-Madeleine et les petits garçons - ils ont de 5, 7 et 8 ans - viennent s’installer après des travaux. Une belle maison, dit-on, qui subsistera dans une branche de la famille jusqu’en 1908, où elle disparaît dans un plan d’urbanisme.

La sortie a-t-elle échoué ? Non. Mais il faut encore un effort et un mariage pour retrouver la porte de sortie.
Quatre ans après, en juin 1794, Marie-Madeleine se remarie. Avec un certain Jacques Laurent.
Un arbre précise le lieu de mariage : Aulnay-la-Rivière,un bourg situé à une trentaine de kms de Pithiviers, dans le département du Loiret, récemment créé sur les terres de l’ancien duché d’Orléans, par un décret de la Constituante, à peine antérieur au veuvage de Marie-Madeleine Puiseux.
J’ai demandé à la commune de ce gros village de vérifier la date et les éventuels renseignements concernant les mariés ; j’attends la réponse. De toute façon, j’ai quelques bribes par la « légende », au cas où la mairie d’Aulnay-la-Rivière ne me réponde pas. Ou que le mariage n’y ait pas eu lieu, les arbres se trompent parfois.

Noter que lorsque Marie-Madeleine se remarie, Paris est en pleine Terreur, le mariage a lieu en 1794 : le 22 ou 29 Prairial an II (juin 1794). À un mois et demi du 9 Thermidor qui marque la chute de Robespierre.

Jacques Laurent a la cinquantaine, ensemble, ils n’auront pas d’enfants. Les trois petits Puiseux ont suffi à leurs soins.

(À suivre)