Une visite au Zouave

Un culte contemporain
HP

Hier, je suis allée rendre visite au Zouave au Pont de l’Alma. Je n’étais pas seule.

Les gens s’accoudaient un moment, regardaient l’eau, prenaient le zouave en photo. Ils accomplissaient une sorte de rite. Un rite créé et amplifié par les portables et les photos numériques. On ne lésine pas, oui, on y aura été, la preuve... Du bas de cette eau sale qui hier semblait ne plus monter, mais courir rapidement noyer d’autres lieux, combien de siècles de négligence nous contemplaient ?

Le zouave a-t-il remplacé Sainte Geneviève, défendant Paris contre les Barbares ? Ou se borne-t-il à signaler à Vigie Crues et aux conservateurs des musées des bords de Seine de planquer dans les étages les trésors de notre civilisation menacés par l’eau, l’Ennemi sans nom, l’Autre, sans forme définie, avec sa couleur sale et jaunâtre des traîtres, les reflets graisseux des hydrocarbures ?

Le zouave est la statue élevée à Paris en 1856 (il y a cent soixante ans) par Georges Diebold, sur ordre de Napoléon III, en l’honneur de la victoire des troupes franco-anglo-turques sur notre ennemi commun, les Russes, à la Bataille de l’Alma, en Crimée.

Cette alliance - Grande-Bretagne, France, Turquie - nous paraît à présent curieuse : à l’époque, l’appartenance de la Turquie à l’Europe ne faisait aucun doute. Elle est la première guerre photographiée de l’histoire. La première guerre où on a eu conscience de la boucherie sur les corps des soldats, et cette violence a inspiré à Florence Nightingale la création d’un corps d’infirmières spécialisées. C’était une guerre si sale que la Reine Victoria ne devait , sous aucun prétexte, en connaitre les réalités, le Prince Albert ne lui racontait que les victoires, pas leur prix humain.

La Crimée, théâtre du Cuirassé Potemkin.

La Crimée, où Poutine a déployé son savoir-faire pour la piquer aux Ukrainiens il y a deux ans seulement, sans autre forme de procès, comme le loup de la fable..

Du bas de ces eaux...
HP

Le zouave a tout ça sous sa coiffure exotique, toute cette violence muette dans son barda mouillé ou sec, au pied du pont, qu’il décorait naguère avec d’autres soldats de la Bataille de l’Alma : lors de la réfection du pont il y a quelques décennies, ses compagnons ont été placés ailleurs, de ci delà en France, le privant en partie de son sens et de son histoire, et le laissant seul à veiller, sans pouvoirs, sur l’eau de la Seine, où il se contente d’enregistrer sur son corps même l’excès inexorable de notre mode de vie et de civilisation.

Témoin et symbole solitaire de nos débordements et de ceux du climat, à la fois juge et victime de notre impuissance ou de la violence de la nature, ressent-il, en nous tournant le dos, notre espoir latent que tout ça finisse par s’arrêter, tout en ne sachant pas comment faire ? Nous trouve-t-il bien naïfs, bien inconséquents ?

Sans doute le zouave a-t-il pensé-t-il hier à Mohammed Ali, disparu, emporté par la maladie de Parkinson, après avoir tant résisté, tant lutté contre la bêtise, les fausses supériorités, le racisme indécrottable et criminel.

Mohammed Ali/Cassius Clauy