Espaces baltes 5. L’Estonie et Réflexions en vrac

Le but de mon voyage, Klaipeda/Memel, était derrière moi : je lui avais trouvé sa place, devenue historique.

Près du marché de Riga
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J’avais encore deux pays à visiter avec beaucoup de curiosité et un tout petit bagage d’images ou de lectures, pièces de meccano sombres, violentes, noires et blanches, récits inspirés de la réalité : elles s’accrochaient plutôt mal que bien, en fait, avec les pays que nous visitions sous la conduite distrayante et experte de Gregory, notre guide, à la fois musicien, conteur, historien, 31 ans, né à Moscou et devenu Letton à sa majorité, comme son père. C’est vrai, il nous a fait adorer les trois pays.

La Baltique à Pärnu, Estonie
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Et pourtant, l’idée que m’en avaient donnée quatre récits de destins bouleversés n’était pas riante du tout : j’avais du mal à les placer dans les paysages de forêts et de céréales, les lacs, les sentiers aperçus sous les bouleaux ; c’était un peu plus facile sur les plages de sable infinies sous les ciels infinis.

J’énumère ces quatre œuvres selon leur ordre de création. J’ai vu ou lu les trois premières dans les années 1960-1980, et la dernière, deux ou trois mois avant ce voyage.
— 1930, le roman d’Ernst von Salomon, Die Geächteten, Les Réprouvés, inspiré par sa propre vie, développe le thème des corps francs en Courlande : ces bataillons de soldats allemands s’estimaient trahis par l’armistice du 11 novembre 1918, il se sont agglomérés dans une formation d’extrême droite qui a lutté avec une violence désespérée contre les éléments bolcheviks « rouges » en Courlande entre 1918 et 1921.
— 1939, le roman de Marguerite Yournenar, Le Coup de grâce, met aussi en scène les « corps-francs » et leur lien avec l’aristocratie germano-balte ; elle y a mêlé une histoire d’amour d’une infinie tristesse , décrivant les attirances et les haines à travers les problèmes individuels de cette lutte de pouvoir politique et militaire.
— 1976, Volker Schlöndorff a tiré du Coup de grâce un film en noir et blanc, remarquable - Der Fangschuss - .
— 2014, Crosswind, un film estonien de Martti Helde, fait revivre, dans un parti esthétique tout à fait étonnant - sortes de tableaux vivants autour desquels tourne la caméra -, la déportation des Estoniens en Sibérie, organisée par Staline en 1941, leur vie là-bas, les aléas de l’histoire et les modus vivendi que chacun s’efforce de s’inventer pour y résister ou non.

Hangar à zeppelin, devenu marché
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Ces œuvres, imprégnées par les guerres, ont une couleur brutale et triste, tissées de sentiments politiques ou individuels violents, mortifères ; leurs images ont meublé mon imagination, elles étaient du même ordre que le « Pauvre Memel », finalement, mais rien ne colle vraiment à ce que je vois en me promenant en juillet 2015 dans ces pays décrits ou filmés en noir et blanc,"rouges" contre « blancs », cruauté, meurtres, sous la neige, un pays de rafles et de massacres, théâtre violent et brutal.

Aujourd’hui, on croise des gens sérieux, actifs et paisibles, à leurs affaires, dans des régions où la pauvreté héritée de leur condition de « pays de l’Est » s’efface clairement.
Physiquement, les gens, femmes et hommes, m’ont semblé souvent massifs, parfois même certains étaient monumentaux, des corps grandement taillés, pas très souriants, le minimum syndical vis-à-vis des touristes et minimum syndical linguistique : on se contentait de bribes d’anglais globish.
Nous, de même, on faisait le service minimum vis-à-vis de leurs langues qu’ils conservent à tout prix. Dans ces trois pays, où on élève des statues aux poètes et aux lingusites, j’avait un peu honte de ne pas les connaître du tout et d’oublier si vite leurs noms à défaut de la spécificité de leurs travaux savants sur ces précieuses langues anciennes européennes, traductions, dictionnaires, bibliothèques, collectes de contes, etc.

Depuis mon retour, j’ai lu le récit de voyage de Jean-Paul Kauffmann en Lettonie, intitulé Courlande, paru en 2009 chez Fayard ; il a visité la Lettonie bien mieux que moi qui y ai passé trois jours sur les dix que comptait le circuit, lui, il y est resté des mois, il a loué une voiture, noué des connaissances, recherché des gens ; il a parlé abondamment avec un professeur allemand francophone, comme lui voyageur ; il a vu l’été, l’hiver, le chaud et le froid, et sans doute le noir et blanc que je n’ai pas vu.

Aussi, j’ai été surprise que nous ayons une chose en commun, car moi aussi, mais en quelques jours seulement, j’ai nettement perçu l’étrangéité, la personnalité profonde, de chacun des trois morceaux de ce coin de l’Europe.

carte de l’Estonie
Ministère des Aff. étrangères

Passées au travers d’une broyeuse impitoyable, déchiquetées par leurs grands voisins, reconstituées, Lituanie, Lettonie et Estonie ont tendance à se laisser regarder et traverser comme une surface vernie, un peu glissante, bien entretenue, tout en offrant comme une résistance intrinsèque, qui les laisse mystérieuses, profondes, spécifiques, personnelles, dans l’étrangéité de leurs langues conservées, l’aspect sérieux, lisse et un peu froid de leur population, ces pays baltes laissent le sentiment étrange de quelque chose de discret et secret, qui nous attendait, qu’ils nous prêtaient volontiers pour le temps de notre voyage, mais ce serait comme un champ de blé qui se refemerait derrière notre passage, lisse, nous n’aurions pas laissé de traces.
Les trois pays savourent leur condition actuelle, leur liberté, leur activité, leurs euros, avec la tentation d’un égoïsme certain (attitude dure envers la Grèce, envers les réfugiés), l’œil rivé sur la présence inquiétante du voisin russe.

Riga, rue Albert
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Le reste du voyage nous a promenés jusqu’au 22 juillet, d’un concert d’orgue dans la cathédrale Saint-Jean aux hangars à zeppelins devenus le marché alimentaire de Riga. Du merveilleux Musée ethnologique en plein air, jusqu’à Lénine, déboulonné, dormant dans un pré non loin du château-fort des Porte-Glaive à Cesis. Il faut aller voir les beautés architecturales de Riga qui a déposé avec raison un dossier à l’Unesco pour se faire reconnaître capitale de l’Art Nouveau. Clin d’œil au cinéma, par génération interposée : la rue Albert, à Riga, est bordée d’immeubles faits par l’architecte Mikhaïl Eisenstein, le père de S. M. Eisenstein (lui-même né à Riga).

Une nuit dans un cadre fin XIXe siècle : dans le manoir de Dikli, charmant hôtel dans son calme parc bien vert, au milieu d’un lacis de canaux et petits lacs, son excellente cuisine, son salon de musique, nous avons eu le concert donné par Gregory (violon) et une amie pianiste. On se serait presque cru dans une variante miniature de L’Année dernière à Marienbad.

Manoir de Dikli
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Rivières qui se faufilent entre les collines escarpées de la Suisse lettone gardées par des châteaux-forts de la Chevalerie chrétienne conquérante.

Tallinn, Estonie
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J’ai adoré l’élégance de Tallinn, ses couleurs tendres et vives, le port qui tend les bras vers la Finlande, la ville haute et ses dédales de couloirs qui descendent sur la ville basse hanséatique, les immeubles brillants de la ville nouvelle, sans doute sièges de l’industrie florissante de lentilles optiques. Même son aéroport est charmant : oui, un aéroport agréable, ça existe, et c’est en Estonie, au bord du Lac des Larmes.
Dans les trois pays, j’ai aimé les journées au bord de la mer, parmi les villas, maisons de bois, art nouveau, art déco ou fonctionnaliste, qui se déploient sous les pins des stations balnéaires.
Château baroque de Pierre le Grand, rouge lourd souligné de blanc près du port de Tallinn. Soupe aux poivrons et au lait dans un restaurant de Pärnu.
Et je n’oublierai jamais la promenade sur la Daugava, avec Evelyn et Anne-Marie, sous la pluie.

Pont sur la Daugava
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Sigulda, Lettonie
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Mon appareil photo m’a trahie, définitivement, à Sigulda, un château letton ; j’ai sauvé ou ramené peu d’ images de ces jours de Lettonie et d’Estonie. Je n’avais plus beaucoup le cœur aux photos, de toute façon.
Une chose est sûre, je suis arrivée avec un vieux petit bagage d’images de morts et de tristesse, je suis repartie avec des images de vie, de volonté, de courage.

Ça valait le coup.