Espaces baltes 2. La Lituanie : Klaipeda et l’isthme de Courlande

Un travail de collage

14 juillet 2015. 16 h.

Klaipeda, le vieux pont mobile
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Voilà, j’étais à Memel. J’ai téléphoné à ma sœur, seule capable de comprendre ce que voulaient dire ces mots : je suis à Memel. J’entrais dans ce nom, qui m’avait tant impressionnée en mars 1939 au point de venir le voir 75 ans plus tard. Impossible naturellement de faire coïncider le gris cotonneux du « Pauvre Memel » avec le ciel changeant et les maisons à colombages fraîchement retapées qui caractérisent la « vieille » ville, où Gregory nous avait conduits sitôt arrivés et d’où on apercevait, sur la rive d’en face où elle s’est développée, la partie moderne dominée par les silhouettes massives, hautes et rougeâtres de deux grands immeubles en forme de K et de D, qui se font face.

Le vieux Klaipeda, jardinet
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Les réhabilitations, actuellement, semblent vouloir reconstituer l’aspect village de paysans-pêcheurs qui a été longtemps l’un des visages de la ville portuaire. Elles sont encore mal accrochées dans la ville, les pouvoirs publics nettoient les vieux quartiers où subsistent de petits éléments têtus, murs dépeints, jardinets minuscules.

Klaipeda, Hôtel Old Mill
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Notre hôtel, dans un vieux moulin restauré et transformé, résume assez bien l’atmosphère volontariste d’intégration du passé dans le présent, le style un peu jex-four ou botox des restaurations dans les pays baltes, dont j’ai déjà parlé à propos de Vilnius ou Kaunas. « Vieux Moulin » très bien retapé, il était séparé du jardin, des promenades, des places et marchés de l’ancienne ville par un canal qu’enjambe un pont de bois mobile, tourné à bras par deux hommes, ses horaires d’ouverture et de fermeture affichées. Je sympathisais depuis le départ de Roissy avec Evelyn, une femme du groupe, dont le père était né et avait vécu en Lituanie jusqu’à l’invasion allemande de 1939 ; les brutalités hasardeuses de la Deuxième guerre mondiale l’avaient conduit finalement en France, où il vit encore à présent : Evelyn effectuait un vrai pélerinage familial , elle prenait des clichés du pont dont son père lui avait parlé, elle évoquait de vieilles recettes de cuisine. Elle et moi avions à accomplir le même travail : faire coïncider Klaipeda et Memel.

Sur les quais du canal Guillaume
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Sur le canal Guillaume
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La ville ne se laisse pas facilement prendre, éclatée, étalée ou en tas le long du port, le long des canaux qui prolongent dans la ville le canal Guillaume où rêve un grand voilier (russe ?), avec des fragments de vieilles murailles arasées dans un grand espace devenu parc municipal, on multipliait les clichés.

Klaipeda, le parc municipal
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Le mieux est encore, pour la voir, de suivre ce lien, trouvé sur internet, galerie de photos assez variées, tour à tour documentaire, parfois poétique, souvent kitsch, plans rapprochés ou d’ensemble, hiver et été, neige et soleil, brume et pluie.

J’avais tendance à voir l’histoire naïvement incarnée, quelques bâtiments XVIIIe , quelques vieux immeubles et entrepôts de brique rouge que je traquais, traces des années Trente, témoins de l’invasion allemande de 1939. Dans le grand parc municipal instauré sur les ruines de l’ancien fort, je voyais le souvenir « social » de l’occupation soviétique, tout comme les bancs publics interminables le long du canal, qui sépare à présent les deux époques de la ville.

Immeuble de brique près du port
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Le canal Guillaume et ses bancs publics
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Dire que la ville de Klaipeda est belle, non. Décousue, oui. En chantier, oui. Parfois franchement laide. Ou bizarre. Ou sans grâce, mais touchante, intéressante, toujours.
Car ce qui joint vraiment Memel et Klaipeda, ce qui assure la couture, la continuité, l’identité, ce qui fait la ville, ce qui lui donne sa beauté, sa capacité à faire rêver, c’est son activité de toujours, le port, la couleur de l’eau, les grands ciels, les grues, les bateaux, ses abords industriels, les jetées et les pontons. Nous allions les voir le lendemain.

A la santé de Klaipeda
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En attendant, c’était le 14 juillet, Gregory, Evelyn, Anne-Marie, Jean-Claude et Maryse, Françoise et Patrick, moi et quelques autres, on a bu de la bière à la double santé de Klaipeda et de la France.

Après dîner, une bonne partie du groupe est restée à discuter de la Grèce, on était en pleine attente des « réunions de la dernière chance » et des menaces de l’Eurogroup, les positions se sont affrontées, les tenants de la rigueur aveugle de la rentabilité et des comptes d’exploitation, ceux de la prise en compte des données historiques et humaines. Il est très rare qu’un groupe de touristes s’engage à définir ses positions politiques dès le deuxième ou troisième jour, on craint les brouilles et les clans. Ce groupe-ci savait faire la part des arguments de chacun. Chacun est resté poliment sur ses positions en les exposant, mais le sujet est assez souvent revenu sur le tapis. J’avais un bon dossier d’arguments historiques contre la position aveugle de Schaüble et en faveur de Tsipras.

L’Isthme de Courlande

Le port de Klaipeda
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Le lendemain 15.7, donc, nous sommes allés dans une zone du port pour embarquer notre car sur le bac qui mène à l’Isthme de Courlande.

Vue de l’isthme en direction de Kaliningrad
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C’est une curiosité géographique, une étroite bande de sable qui a créé une lagune, et l’isole de la Baltique qui le borde à l’Ouest et c’est, hélas, une curiosité politique, puisque l’isthme est coupé en son milieu par la frontière, hérissée de miradors, avec le territoire russe de Kaliningrad (ex-Koenigsberg), lui-même enclavé, si bien que les Russes pour atteindre Kaliningrad, passent constamment par la Lituanie.

Près des entrepôts de gaz ou de marchandises, les voitures font la queue pour passer sur l’isthme. Non loin, un des énormes navires de croisière attend sa cargaison éparpillée dans les curiosités de la vieille ville.

Arbres, depuis la maison de Th. Mann
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J’ai adoré cette journée sur l’isthme de Courlande, long parc national protégé (côté russe et côté lituanien), avec ses landes, ses dunes, un sable fin, des petites plantes agrippées, ses forêts de pins aux troncs rouges ou bruns, ses plages tranquilles côté lagune (est) et guère plus agitée côté Baltique (ouest). Des petites maisons de bois peintes en rouge sombre, soulignées de blanc ou de bleu, sont posées sur des pelouses ornées de lis rouges ou de roses trémières.

Le matin, il a plu, on se promenait lentement sous nos parapluies, au milieu de sculptures mythologiques modernes qui rappellent les légendes de fondation de cette longue langue de sable, dans la forêt de sapins et de bouleaux qui forment une « montagne » de 60 mètres de haut ; après le déjeuner, agréable - on commençait à se connaître, on avait repéré tous les prénoms -, le temps s’est levé, le bord de mer était riant, un peu sans âge, on était à Nida .

La maison de Thomas Mann
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On a marché jusque vers chez Thomas Mann, qui a habité une maison dans cette petite station balnéaire à la fois simple et cossue, entre 1930 et 1932 ; c’était alors un bout de la Prusse orientale. Cette villa de bois, rouge et bleue, a une vue merveilleuse, à travers une dégringolade de pins maritimes, des deux côtés, sur la lagune et sur la Baltique. Elle est devenue maintenant un centre d’études sur l’écrivain.

Un « cimetière marin », non loin, sous les pins, m’a donné absolument envie de finir là, dans une de ces tombes sans croix, surmontées de petits totems de bois, sans nom ( du moins je ne les ai pas remarqués).

Elles sont entièrement plantées chacune de champs de muguet ou de fleurs diverses.

Ombre sur plage
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Quelques courageuses personnes du groupe se sont baignées dans la Baltique, je me suis contentée de mettre mes pieds dans l’eau, la plage était immense et je me suis prise en photo en ombre sur le sable, voyageuse effaçable en crise passagère de narcissisme.

NIda, la plage
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Les paysages sont nés de l’étroite action conjuguée de la mer, du vent et de l’activité humaine. Le dossier constitué par l’Unesco pour le classement de l’isthme rappelle et développe les traces mythologiques, historiques et sauvages que Gregory nous racontait au fil de la journée, dans son français charmant et animé : grâce à lui, nous étions tour à tour Neringa, la géante fondatrice de l’isthme, les farouches goélands destructeurs dignes des Oiseaux de Hitchcock, les Chevaliers teutoniques, la reine Louise de Prusse, Thomas Mann, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.

Une longue route droite et assez mauvaise (vent, pluie, neige, climat bousculé et changeant) emprunte toute la longueur de l’isthme, « via baltica » joignant Koenigsberg à Memel : Gregory nous dépeignait Louise de Prusse, en carrosse, avec ses enfants, fuyant « l’Ogre de Corse » après Tilsit, pour aller se réfugier loin de l’envahisseur, dans une petite maison à Memel, alors terre allemande (Memelland) ; elle était malade, un coup de froid, une grosse fièvre, sans doute une crise pulmonaire, une manifestation de la tuberculose qui allait l’emporter en 1810, à 37 ans.
Notre car, lui, sautait dans les trous comme la charrette du diable dans un film de Méliès, avec ses amortisseurs qui grinçaient, il ne s’agissait pas de rater l’heure du bac.

Le port de Klaipeda en fin de journée
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Une passagère du bac

Les images du port et de l’isthme font partie des moments heureux, intenses et légers tout à la fois, où on comprend et clôt quelque chose : le « Pauvre Memel » est rangé, devenu un moment de Klaipeda qui vit sa longue histoire heurtée, au bord de la mer Baltique, avec sa bière délicieuse, ses bacs, ses visiteurs, ses magasins de miel ou d’instruments de bois, ses feux rouges, ses bus, les passants qui se rendaient à leur travail et que je voyais marcher, pressés, le long du canal, le matin ou le soir, de la chambre 201 de l’Old Mill.

La ville depuis ma chambre au soleil couchant
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Post-scriptum

À suivre