Qui vivra, verra Le Joli Mai, 6

Paris, vendredi 15 mai 2020

La radio ce matin : un festival de radotages ou de poncifs, sur n’importe laquelle des stations écoutées, séquelles psychologiques du confinement, querelle des masques répétée à satiété, pourquoi le gouvernement a changé de discours, pourquoi on en avait détruit, pourquoi en a-t-on donné aux Chinois en février, les masques vont-ils perturber le développement des enfants ? etc. Le bla-bla comme base de l’information. La palme du discours inutile, pour moi, est revenue à Marcel Gauchet, non qu’il ait dit plus de banalités que les autres, mais parce que lui, qui théoriquement, sait penser et parler, aurait dû en dire moins que les autres ou balayer les questions creuses de N. Demorand, au lieu de s’y raccrocher avec paresse, et même avec complaisance.

Rideau sur mai 2020. Qui vivra, verra.

Retour à mon occupation principale de confinement et déconfinement : De Gaulle, ses occupations sont presque frénétiques dans l’été et l’automne 1945, ses voyages à l’étranger, les aménagements à l’Intérieur. Ses aveuglements ou ses silences stupéfiants, et, avant tout, le quasi silence sur l’extermination des Juifs masquée dans la formule creuse de crimes « qui font honte au genre humain »... Idem pour les colonies. Je suis loin d’avoir fini les Mémoires, je me réserve pour une analyse globale, plus tard, plus tard. Il va d’abord lui falloir quitter le pouvoir, puis tisser ses fils pour le reprendre.

Blandans, mercredi 15 mai 1940

La famille s’intéresse toujours aux têtes couronnées et s’inquiète des reculs du front, qui, de fait, est largement enfoncé ou contourné. Mais « la débâcle » n’est pas dite, à la radio, on travestit les faits.

On fait de grands déménagements de printemps, les meubles valsent, le grand salon devient le cœur de la maison : il est immense, toutes les proportions y étaient faussées, un énorme et vénérable bureau à cylindre y paraissait assez petit ; quand j’y pense, c’était, avant la lettre, un open space, il y avait plusieurs « coins », qu’on investissait à sa guise. Ne pas être dans le grand salon est mal vu, à moins d’être dehors, carrément au jardin, ou aux Trois Pins, ou au tas de sable du Rond-Point, ou au Bois de sapins avec ses petits bancs de pierre, d’où la vue était immense sur la plaine de Bresse.

S’isoler dans sa chambre n’est pratiquement pas pensable, comme si la solitude était mauvaise conseillère, ou témoignait d’un trait de caractère fâcheux. Maman lutte contre Paulette, en lui reprochant de faire bande à part, et, de fait, Paulette va souvent, en cachette, dans un débarras, lire des romans des Années Vingt ou Trente exilés sur de vieux rayonnages, où il devait y avoir des amants, des maîtresses, des adultères, Pierre Benoît, Claude Farrère, bref, du sexe, que seuls les animaux semblaient devoir pratiquer à la ferme. Ou bien Paulette va écrire son journal dans sa chambre. Des choses antisociales.

Pâques avait eu lieu exceptionnellement tôt, la lune rousse était derrière nous, « À l’Ascension, derniers frissons, » et il y avait déjà deux semaines que cette fête était passée, les saints de glace sont presque finis. On sort donc les grands fauteuils blancs pour l’été, avec leurs coussins rouges. « Je me demande qui on va réussir à recevoir cet été », soupire la famille. Pour l’instant, les trains commencent à flancher, le nord et l’est totalement désorganisés et les réfugiés ne sont plus seulement belges. Le printemps est plutôt beau, c’est au soleil que les troupes reculent en désordre, à la vitesse de la Blitzkrieg imposée par le IIIe Reich.