Le Greco Paris, Grand Palais, jusqu’au 10 février 2020
Au dehors, les conditions pour visiter l’expo semblaient prometteuses, personne, ce lundi 2 décembre 2019 vers 14 h., dans les allées métalliques qui permettent d’accéder à la porte H du Grand Palais. Ni dans les allées coupe-file ni dans les autres allées.
Une fois que je suis arrivée, par le pénible grand escalier, dans les salles assez exiguës où sont présentées plus de 70 œuvres du peintre, ce fut une autre affaire, c’était bourré, genre wagon de métro de la ligne 13. Des gens plutôt âgés, pas mal de couples chaudement vêtus - dehors, il y avait 3° -, donc assez volumineux, la plupart nantis de leur téléphone en train de prendre maniaquement des photos, plantés en plein milieu de chaque tableau, les bras levés ou écartés devant l’ensemble, s’approchant pour pomper des détails, une manchette en dentelle, un œil, photographie du cartel, le tout sans aucun souci des autres. J’essayais d’être plus rapide et discrète, quitte à rater la photo, le problème, après tout, est de voir, de regarder, de s’imprégner, pas de prendre en photo. Bref, il était difficile de voir, impossible de reculer ou de se décaler. Et pas si facile de respirer. Des groupes, discrets, mais serrés, arrivaient avec leur conférencière.
Cependant, j’étais environnée de merveilles, une œuvre originale et d’une incroyable puissance, comme je n’en ai jamais vu, j’aurais voulu brusquement être seule, enfermée pour la nuit avec le Greco qui a créé des mondes. Ce qui est présenté au Grand Palais compose un immense opéra, mystique et charnel, offert et mystérieux. La peinture lui servait à faire de la vie, de la magie, entretenant ou non un rapport avec la croyance ou le réel. Des mondes où les corps, vêtus ou dénudés, vivent ou viennent à peine de mourir, encore chauds et souples (comme le Christ de la sublime Pieta, venue d’une collection privée), avec des yeux qui vous retournent le cœur, sévères - Le Grand Inquisiteur - ou caressants - Fray Hortensio Felix Paravicino - , pâmés ou durs, étonnés ou séducteurs. Des mondes où des vapeurs et des nuées prennent corps ou reçoivent des corps, célestes ou terrestres, inventés ou familiers, parfois on pense à Matisse - La rupture du 5e sceau -. Des mondes où le secret illisible tombe par terre, comme le rectangle de papier aux pieds du Grand Inquisiteur, ou bien va s’abriter dans de petites grottes surchargées et bien cernées. Des Cènes à la verticale autour d’une table nues ou chargée de nappe et de mets, tables qui semblent presque faire corps avec les convives qui, eux, tournent en partie le dos au spectateur. Des compositions centrées ou vertigineuses, empilages de plans verticaux ou en profondeur, le ciel et la terre, ou les deux à la fois, créant à chaque fois ou en plusieurs fois dans le même tableau, un espace qui aspire le spectateur et lui révèle la pauvreté de son propre espace.
J’ai supporté un bon moment les salles bourrées, entre des coups de sacs à dos et les coups de coude des photographes, puis je les ai pris tous en grippe, et je me suis promis de revenir, mais quand, comment ? Seule et sans bouger, pour me laisser pénétrer par la peinture. Je n’ai pas vu la moitié de ce que je voulais saisir, pas le quart de l’étrangeté de son monde intérieur ni de son temps (1541-1614). De ses coloris posés comme sur la tranche et prêts à basculer dans l’insupportable en équilibre sur la beauté, la douceur ou l’acidité. Des Vierges en gris ou en jaune et des Inquisiteurs en rose. Parfois, c’est presque du noir et blanc. Des prêtres à bonnets de diable. Des gens à peine étonnés d’être nus. Des tissus. Des rochers. Des grottes grouillantes de personnages. Les dents aiguës d’un monstre marin. Des Christ terriblement solitaires, ou non. Tout peut arriver sous le pinceau du Greco. L’exposition montre d’ailleurs bien le goût qu’il a de répéter des thèmes , en les décalant, thème et variations. Le côté musical du Greco. Son côté grand opéra.
Je ne suis pas sûre que la mise en espace de ces tableaux au Grand Palais soit une réussite, il me semble qu’ils sont trop serrés, trop à l’étroit. Même l’immense Assomption qui vient du Musée de Chicago était avalée par les spectateurs et leurs téléphones suppliants, tendus vers le plafond, on manquait de recul, on ne pouvait pas la saisir, mais sans doute qu’on ne peut pas la saisir, c’est elle qui vous saisit, elle vous transporte je ne sais où.
En tout cas, les tableaux sont là. Cela vaut sûrement d’autres voyages, d’autres escalades du grand escalier de marbre où je me hisse avec précaution en ayant peur de glisser.
J’ai pensé que Warlikowski avait eu bien tort d’adopter pour son ennuyeuse mise en scène de Don Carlo à Bastille, des décors modernes, encagés, marrons et gris balayés par des pellicules rayées, pour suggérer le passé : il aurait mieux fait de suivre le livret qui situe l’action historique au XVIe siècle, qui n’est pas du tout notre monde, et que le Greco dans toute son étrangeté nous balance à la figure, au Grand Palais, cet hiver.