Le meurtre de Boris Nemtsov (2)
Mon après-midi d’hier
Je suis arrivée très en avance à la Fontaine des Innocents, où, à 3 heures, il y avait un minuscule attroupement, Ukraine, Jaune et bleu, qui manifestait pour soutenir Nadia Savchenko, une Ukrainienne de 33 ans, soldat de l’armée ukrainienne, en prison chez Poutine depuis le 18 juin 2014, gréviste de la faim depuis 80 jours. De 100 à 120 personnes à tout casser. Ils avaient des porte-voix, disaient de tristes évidences, et je me suis dit que la manif de Nemtsov étant officiellement appelée à 16 heures, il y aurait sans doute un peu plus de monde.
Je suis donc allée tuer le temps à l’expo Jeff Koons à Beaubourg, qui m’a mise hors de moi devant tant de nullité, de gros et grands stéréotypes, que, (sous couleur de les dénoncer, je suppose, et/ou pour dire que nous en sommes héritiers... ), sont répétés et agrandis, peints, dorés, argentés, brillants, colorés. La rétrospective, pour moi, offre un intérêt minimal. Sauf une vraie gaité des couleurs, qui change des monochromes très mode et parfois austères. Sans compter des aspirateurs magnifiques, comme chez Darty, ce doit être la dénonciation de la société de consommation, ils étaient très bien éclairés et sous vitrines.
J’ai assez aimé quelques beaux et grands miroirs de couleurs sombres, tout bombés, parfois dorés, où on se voit comme un objet incrusté mais mouvant. Il y avait aussi une salle intitulée Made in Heaven, contenant quelques grandes images d’une sexualité dont la pauvreté sous-hollywoodienne était à pleurer. D’accord, c’est du 3e degré. Mais enfin, ça ne va pas loin, on ne pense pas beaucoup avec les stéréotypes. J’ai passé vingt-cinq minutes en tout devant ces grosses œuvres brillantes qui atteignent des sommes fabuleuses sur le marché de l’art, crevant toutes les cotes, ce qui démontre l’imbécilité de la « main aveugle » et des collectionneurs.
4 heures moins 20, il était temps de repartir à la mini manif, toujours ukrainienne, j’ai crié avec eux « Poutine assassin », ils ont chanté l’hymne ukrainien très beau et triste sous le ciel venteux. Puis à 4 h. tapant, les Ukrainiens sont partis pour la moitié, en disant qu’ils laissaient la place pour Nemtsov. En effet, il est arrivé une cinquantaine de nouveaux venus, il y avait un drapeau français, un drapeau du PS et un du Parti socialiste espagnol aussi. Une jeune femme tenait une pancarte, « Je suis Boris ». Certains avaient des fleurs blanches, rose, rose de Noël. Tout le monde était triste, de l’attentat qui nous réunissait et aussi de nous voir si peu nombreux. Nous étions donc toujours cent ou cent vingt personnes ; un jeune type de « Russie libre » a fait un petit discours, bien que le porte-voix a refusé de marcher, puis quelques personnes ont pris la parole, certains en russe. J’ai fait le tour de la minuscule manif, et trouvé un ancien collègue indianiste de l’École pratique des Hautes Études : celle-ci était donc brillamment représentée, elle faisait à elle seule 2% de la manif.
Nous avons échangé des propos sur l’avenir : oui, sans doute, si on voulait être positif, le monde était-il en mutation, dans la violence, dans la destruction, qui serait créatrice, mais à moyen terme on ne voyait que les disparitions et les pertes, ou au mieux, les confusions. Nous avons trop le nez sur les choses, on ne voit pas bien se dessiner les traits du proche futur, ils sont amalgamés avec le négatif dont ils se dépêtreront. Au moment de la diffusion de l’imprimerie, on ne voyait pas tout ce qu’elle créait et libérait.
Pour l’instant, nous nous sentons au bord d’un gouffre, où risquent de basculer l’esprit critique, la liberté, une forme de culture, l’amour de l’histoire comme moyen de réflexion, la discussion comme forme d’échange, et tout ce dont la victoire de 1945 avait été garante, davantage peut-être. On voit à court terme un monde dont les icônes et les puissances sont Poutine, Daech, l’argent, la corruption, l’intolérance, la cruauté, Marine Le Pen, l’indifférence.
Choisissons notre futur proche, faisons nos jeux, avant que rien n’aille plus. On n’a pas des masses de possibilités : en tout cas, il faut garder et défendre la liberté d’être au courant, de lire, de s’informer, de se montrer le cas échéant.