L’Embarquement pour Cythère 53
53. L’Agneau à deux têtes
Des petits garçons avec des écharpes rouges, des écharpes à carreaux, des bonnets, attendent sur le perron, devant le Muséum, gants de laine mouillés après les boules de neige.
Yves passe, derrière une dame et un petit garçon qu’elle appelle Jacques, ils entrent dans la Grande Galerie de Paléontologie. S’y tiennent les squelettes blancs, aérés, rangés et serrés, hiver au Muséum, la cire a dû être passée et les vitres des vitrines récemment lavées. Tu vas voir, regarde bien, dans ce bocal, à droite, c’est l’agneau à deux têtes. Il est là, son petit corps blême dans l’alcool jaunâtre. Et soudain, pendant que les petits garçons qui attendaient en troupe dehors font irruption dans la galerie, voilà que se fait un grand brouillage autour du petit corps blême, avec ses deux museaux et ses quatre yeux clos, reposé, légèrement soulevé, baigné et comme farineux, la voix aiguë du petit garçon qui dit mais il est vivant, il est vivant ou il est mort, Yves se laisse tomber sur la chaise vide à l’entrée, l’enfant agrippé et aplati devant la vitrine répète il est vivant ou il est mort, et le gardien arrive, c’est la chaise de service monsieur, et toujours la voix aiguë de l’enfant, dis y en a un ou y en a deux, les cercles blancs moutonnent, montent, cages thoraciques des chevaux et des baleines, hippopotames, rouages des serpents, les sœurs siamoises, petits squelettes collés par le tronc, n° d’inventaire A-8-624, les enfants hurlent dans un état d’excitation intense, criant d’anxiété devant ce monde de vieux où ils sont nés tout habillés avec leurs gants mouillés, il a du pot, je vais faire des cauchemars, pourquoi, du pot d’avoir deux têtes, tu vois des deux côtés comme ça, et à côté justement tu vois c’est deux petites sœurs, Hortense-Honorine et Marie-Louise, avec leur quatre bras, leurs deux jambes, ces petits bras maigres en os brunâtres, c’est dégoûtant, Papa, Papa, Mamie qu’est-ce que c’est, c’est quoi, la tête de cire colorée d’un jeune homme, descendu de la croix avec son cou ouvert depuis le XVIIIe siècle prêté par un musée de Florence, ses poils de barbe, yeux clos encore, les coups de lance, les cris, les boucliers de la bataille qui tombent sous le soleil de la verrière, dis y en a un ou y en a deux la réponse c’est qu’il n’y a pas de question et face à l’agneau farineux, enfant Jésus flottant dans le liquide face au symétrique monstre à deux corps et une tête avec le même museau doux et reposé, la langue imperceptiblement coincée dans la bouche à peine ouverte, aux dents minuscules, loin des viscères colorés, bleu intense, violine, luisants, ocre, vert véronèse, étalés sur des plats comme pour un festin d’ogre, loin des bocaux où flottaillent des sexes indécis, des encéphales de chauve-souris, des bites d’hippopotame et des vagins beiges de femme ou de rat musqué, sous le buste du naturaliste Duvernoy, Yves, en réponse au gardien qui réclame sa chaise, glisse de ladite chaise et s’évanouit.
Lente et ennuyeuse sortie d’évanouissement. On le dérange, on le sort de l’ombre immense du bocal où le visage souriait deux fois, les yeux clos, la langue imperceptiblement tendue.
Post-scriptum
(À suivre)