American Sniper Un film de Clint Eastwood, 2015

Ce film est une grosse machine ennuyeuse et longue, discutable, bourrée d’effets spéciaux et de stéréotypes. Il met en scène une histoire vraie, celle de Chris Kyle, héros américain de la guerre d’Irak, appartenant au corps d’élite SEAL, chargé de la couverture des unités combattantes. Des toits ou de quelque autre cachette, il vise et tue tout ce qui lui paraît susceptible d’attaquer les troupes américaines en déplacement, en patrouille ou au combat, notamment dans les villes, où la population civile est soupçonnée d’organiser la résistance à l’invasion de 2003. Chris Kyle, rentré en 2009, est un héros national, si bon tueur qu’on l’a surnommé « The Legend » : à sa mort, il sera enterré à Arlington, avec appel aux morts, médailles sur le cercueil, et tout le toutim.

Des espaces schématiques et symboliques
Le film se déroule donc entre 2001 et 2009, dans deux espaces fortement opposés à l’image et au son,
— d’une part les États-Unis, le home - cuisine, chambre à coucher, salle à manger, pelouse - des pistes de danse, des forêts, des cliniques d’accouchement, des bars, bref, la vie ;
— et d’autre part, l’Irak, ruelles, ruines, énormes plans rapprochés de matériel de guerre, tempête de sable, désert, vacarme des chars, des balles, des avions, un lieu de mort.

Deux scènes tiennent lieu d’explication psychologique et historique et lient ces deux territoires.
La première est un flash-back situé dans le début du film, à partir d’une action où, visant un Irakien soupçonné d’être un terroriste, Chris Kyle se revoit enfant dans les bois avec son propre père qui lui apprend à chasser ; la scène est suivie d’un déjeuner, où devant sa femme effacée et muette, le père (l’air brutal, menaçant ses enfants de coups de ceinturon) expose sa théorie du monde, qui se divise en brebis, loups et chiens de berger ; ce retour en arrière est censé nous faire comprendre comment le désir de devenir un chien de berger, seule place respectable, a dirigé la vie du héros.
L’attentat du 11 septembre 2001 fait le lien historique entre les États-Unis et l’Orient, il est vu par Taya, la femme de Kyle, à la télé, pendant qu’il est dans la salle de bains, peu après leur nuit de noces. Aucune distinction n’est faite entre l’intervention en Afghanistan (2001) et Irak (2003), deux ans sont zappés, sans aucun souci historique ou politique : comme George W. Bush, Clint Eastwood manie les images et les mythes en guise d’outil de pensée pour deux théâtres d’opérations différentes, dont le lien tordu n’est pas évoqué. Tout ça , c’est du Moyen-Orient... c’est chez les loups.

Dans les séquences tournées aux USA, les poncifs fleurissent : la jolie forêt où le petit Chris apprend à tuer les animaux, la scène de rodéo de Chris jeune homme avant son engagement ; les scènes d’entraînement avec les sergents brutaux et efficaces rappellent cent et un films de guerre ; et voici le bar où la jolie fille conquiert et dompte son cow boy ; le mariage et la valse de la mariée dans sa grande robe blanche, avant le départ au Moyen Orient, etc. Les scènes des USA baignent dans le discours sur la famille : symbolisée, exprimée par la maison, le home, comme valeur première, la famille est une des armatures du mythe américain, elle donne, pour la défendre, tous les droits. Tout est justifié, pour que ce petit monde continue à jouer sur les pelouses, pour que les petits garçons continuent à apprendre à chasser dans les bois avec leur père, pour que les femmes passent leurs échographies tranquilles et vérifient qu’elles attendent un « boy ». Qui deviendra chien de berger. Toutefois, les valeurs de la famille ne valent que pour les États-Unis.

En Irak, on ne va pas se gêner avec les familles des « loups » ; les gentils chiens de berger /soldats se conduisent avec toute la violence imaginable pour venir les dégommer chez eux : ce ne sont que ruines, cris, tueries, brutalités, commerçants pleutres et fourbes, cruels tireurs embusqués aux yeux brillants, gosses chargés de grenades par des femmes voilées. Les convois de guerre défoncent les maisons, les rues et les murs. Les portes sont enfoncées, les tapis arrachés, les intérieurs arrosés de balles, les hommes jetés à terre et ligotés, tout le paquet des tueries, des humiliations, des violences. Une seule fois, The Legend épargne un môme qui repose une arme trop lourde.

Je passe sur les invraisemblances des quelques coups de fil passés par sa femme ( liaison du pays des brebis et du pays des loups) à Kyle en pleine action sur les toits irakiens, en train de viser, comme d’habitude, un méchant terroriste, et, au milieu des bruits assourdissants des batailles, on entend les reproches qu’elle fait au cher défenseur, tu devrais revenir pour nous, tu en as assez fait etc. mais non, je vous protège en faisant mon métier, le tout dans un fracs étourdissant.

Bref, plus le temps passait, plus je trouvais le film lourd, lourd, et j’ai accueilli avec plaisir la tempête de sable pour couronner une Nième bataille dans Fallouja, après laquelle Kyle allait être rapatrié et jouir de son home.

L’idéologie du Troupeau
Le film ne comporte pas de critique sur la vision du monde que Kyle reproduit, à laquelle il voue sa vie et initie, à son tour, son fils. La mère de Chris Kyle, dans le flash-back, paraissait une femme terrorisée, soumise à un homme brutal qui inculquait son idéologie du troupeau comme la vérité. On pouvait croire qu’elle y était hostile. Or c’est l’idéologie de cet homme brutal qui a le dessus et nous est donnée à voir, reproduite, mise en œuvre par le fils au nom de la bonne conscience et du bon droit, provoquant l’admiration (réelle, pas de fiction) du pays tout entier.

La femme de Chris n’est pas muette comme sa belle-mère, le féminisme est passé par là, elle semble douée d’un esprit un peu plus déluré, mais elle ne (se) pose non plus aucune question, elle veut que la guerre s’arrête pour son homme, car elle a peur pour lui, mais rien de plus. Elle veut un monde heureux à courte vue dans sa maison.

« Des petits trous, des petits trous », à force d’en faire dans des tickets, le poinçonneur des Lilas en avait marre, il se posait des questions sur sa vie. Mais Chris Kyle, lui, bien qu’il fasse les trous dans les têtes, ne se pose aucune question.
Mais puisqu’on vous montre que tout cela sert à protéger le home... Le « conflit intérieur » de Chris Kyle, dont parle Eastwood dans son interview, c’est de savoir quand il va cesser de travailler à tuer des hommes, des femmes et des enfants en Irak pour revenir chez lui, engueuler l’ infirmière qui a le culot de laisse pleurer sa fille en soignant un autre bébé ou apprendre à tuer des lapins à son petit garçon. Un héros accablant, dans le premier degré et l’égoïsme du bon droit, malgré ses déclarations de « servir » et de « protéger ».

Au bout de six années passées en Irak, où il a continué à épingler des morts comme autant de médailles, entrecoupées de trois permissions, il est démobilisé et revient donc chez lui, nanti de quelques hallucinations qui témoignent d’un état mental atteint par cette expérience de l’enfer irakien. Mais le psychiatre (j’aimerais mieux ne pas avoir à faire à lui) trouve la bonne idée pour le remettre sur pied et lui vider la tête de ces souvenirs : il le charge de réinsérer d’autres soldats plus déglingués que lui. Kyle joue donc encore dans la classe des chiens de berger, cette fois en chien de berger psychiatrique ; mais il n’a pas cent cordes à son arc : il propose de les entraîne au tir. Le psychiatre donne son feu vert.

J’ai donc vu avec aussi un grand soulagement ( c’était après la séquence de fin du film où il partait avec ses soldats malades), en guise de conclusion, qu’il s’était fait tuer par une de ces brebis égarées : un des soldats lui a tiré dans le dos en 2013 et bien que la mort de quelqu’un ne me réjouisse jamais vraiment, j’étais sur le point de penser, « Bien fait et bon débarras ».

Le procès de son assassin ( ne pas oublier que c’est une histoire vraie) a eu lieu ces jours-ci, en pleine période des Oscars, il a été condamné à la prison à vie.
Telle est la vraie vie.

Un film de trop ?
Mettre en scène un sniper - qui est un tueur militaire professionnel, et entretient avec « ses » cibles un choix et un rapport individuel -, et l’héroïser, est en soi un parti clair, une approbation du chien de berger dans un monde simplifié, mais Clint Eastwood pense avoir fait dans la finesse.
L’interview qu’il a accordée à Corinne Lesne, au Monde, est nette. Il dit avoir fait un film plein de nuances et d’interrogations sur les états d’âme du « héros » qu’il a choisi de distinguer :" Ici, ce n’est pas seulement un film de guerre. C’est aussi sur la famille du soldat, ses doutes, l’angoisse de ne jamais savoir s’il va revenir ou pas. Quand on tourne une histoire de guerre, c’est toujours spectaculaire. Combattre entraîne des émotions intenses. Ce film montre les deux aspects : la bataille, et la difficulté de revenir à la maison voir la famille, les enfants… Ce sont ces conflits intérieurs qui rendent les histoires intéressantes".

Dans ce monde à trois cases - loup, brebis, chien -, montré en exemple Clint Eastwood n’a laissé aucune distance, aucune place pour la pensée, pour la moindre question. Comment identifier et analyser le berger ? Pour quelles raisons ce berger et ses chiens font-ils la guerre ? En quoi tuer et détruire peut-il être une activité héroïque ? La guerre en Irak n’a-t-elle pas eu des effets absolument contraires à ceux recherchés ? De tout cela, Chris Kyle et Clint Eastwod se foutent complètement. On n’est pas là pour y réfléchir. Le père de Chris avec son ceinturon préside aux non-réflexions sur le monde.

Ou alors, je n’ai rien compris ? Tout cela serait d’un merveilleux 3e degré ? Et le film dirait ouvertement, avec force, que la guerre est une sale occupation de tous les côtés.
Hélas. On fait toujours un film de trop, paraît-il.