L’Embarquement pour Cythère 47

  • Par Hélène Puiseux

47. « Un roi sans divertissement »

La neige menace, le ciel est noir, il met ses tennis et descend l’escalier sans bruit, il ferait mieux de faire du bruit, ce serait plus clair, mais il traverse le jardin, il sort dans la rue, par la porte verte. Il marche à pied, raisonnable en fait, il regarde avant de traverser, il attend les feux rouges, et les voitures stoppent devant lui qui traverse, avec les autres passants, rapidement, rapidement, ne gênons pas les voitures, que les voitures ne me gênent pas, je ne veux pas gêner.

Pourtant je veux la gêner, j’arriverai vite aujourd’hui, dans mon grand dessein, j’arrive toujours vite et sans bruit, je ne lui laisserai pas le temps de se boucher les oreilles, j’arracherai les mains et les bras occupés à se protéger. Mais non, mais non, aujourd’hui elle ne se boucherait pas les oreilles, je veux dire, dira-t-il, je veux dire, et elle n’aura ni mains, ni bras aujourd’hui, ni autour d’elle les corps épisodiques des pages, et elle n’aura pas non plus de visage où risquerait de s’inscrire cette mollesse qu’il y a lue, cet été peut-être, ou l’été dernier, ou il y a bien longtemps déjà, lorsqu’elle monte et remonte sur ce navire toujours à quai et toujours en partance, où il ne peut jamais la rejoindre, cette mollesse qui avait défait sa fierté, l’avait livrée aux pieds du capitaine, cette fierté qui était toute sa beauté. Le capitaine ou le mousse.

Aujourd’hui encore, elle serait sur le môle, ou au café près du port, près de la gare, au pied du château, dans la demi-obscurité du jour qui tombe, penchée sur un miroir, miroir, gentil miroir, toutes les reines de contes de fées se regardent et demandent à voix basse, miroir, gentil miroir, dis-moi qui est la plus belle, la plus aimée, la plus désirée, parfois c’est le visage d’un page qu’elles interrogent, parfois celui du capitaine ou d’un marin qui passe, descendu un moment du navire. Moi je ne sais que renvoyer le visage de dune fière de la reine, penchée sur le page, penchée sur le capitaine, sur les pages, sur les capitaines.

Il souhaite que le navire appareille enfin, s’éloigne, pour ne plus voir que de loin, de plus en plus loin, ce qu’elle-même perçoit peut-être, ce que lui perçoit à coup sûr, comme la première oscillation faible d’une chute, d’une insensible déchéance, d’une possible défaite, d’une demi-reddition, d’une crainte, vague encore, de la remise des clés de la Ville. La haie des lances se tiendrait encore debout devant elle, avant de s’abattre pour dire qu’elle est comme les autres. À l’entrée du jardin d’hiver, mais caché, il assisterait à cette invasion diffuse, douloureuse, à cette secrète et interne décomposition d’une reine qui deviendrait commune, accessible, lassée, usable, les opales autour d’elle se ternissent, se fêlent, s’effritent. Mais qui parle de jardin d’hiver ?

Labyrinthe des rues froides. Serrant dans sa poche les ciseaux avec lesquels il découpe chaque jour ses papiers de couleurs, il marche, demain, demain j’irai jusqu’à la rive, j’essaierai de partir ou de parler. Aujourd’hui les rues sont rondes et le ramènent à la porte verte. La porte verte dans son mur de meulière jaune qui s’ouvre vers le jardin, le jardin de la villa, le jardin de cette maison de fous, car c’est une maison de fous, inutile de biaiser, j’y enferme la reine, mais elle m’y tiendrait plus sûrement enfermé.

Le voilà dans le jardin. Devant la haie de thuya, sur un socle bas comme une assiette géante dans l’herbe blanche et jaune de l’hiver, un aïeul, autrefois, a fait poser une copie en plâtre du petit garçon qui retire une épine de son pied, celui du Pont des Invalides. Les Portier aiment les copies. La pluie lui a depuis longtemps dessiné des rigoles noirâtres sur les bras, sur le dos, sur le bonnet. Aujourd’hui la neige est logée dans les creux du plâtre sale, arrondissant sa silhouette, l’engraissant, la gonflant comme les oies neigeuses de Villeneuve autrefois, gavées de lait et de maïs.

Yves au jardin, protégé, enchaîné, lié, écorché, rangé, abandonné, emprisonné, délaissé, démembré, écrasé, roué, endormi, condamné, rêvé, possédé, tenu, assoiffé, arraché, surveillé, fiché, regardé, écouté, lu, transcrit, examiné, retenu, rejeté, archivé, suspendu, truqué, oublié.

De retour dans la maison, dans le noir du soir, écoutant par habitude et par cœur les bruits des voitures au feu rouge, il écrit chacun de ces participes passés sur un carré de couleur, blanc, jaune, rouge, bleu, vert, noir, disposés comme des cartes à jouer devant lui, cartes colorées sur la table noire et blanche aux couleurs de la Reine tandis que la nuit s’avance sans que vienne le bruit attendu de la porte du garage.

Post-scriptum

(À suivre)