L’Embarquement pour Cythère 22

  • Par Hélène Puiseux

22. Neuvième et dixième notes pour Me Plock : Deux lettres d’Hector

Ces deux lettres se trouvaient un peu chiffonnées dans le fond du carton Correspondance d’ailleurs. Une écriture penchée et fine. Des lignes serrées, pas de marge.

Lettre n°1

Santiago de Cuba, le 23e de février 1829

Mon cher Frère
Combien de temps me laisserez-vous sans nouvelle ? N’avez-vous pas reçu ma lettre, où je vous disais l’adresse de la propriété dans laquelle je me suis fixé ? N’avez-vous pas lu que j’avais débarqué à Santiago avec 80 F qui me restaient de la somme remise par mon cher Papa et avec laquelle j’avais payé les frais de mon voyage ; ces 80 F ont régulièrement prospéré depuis lors et dans le moment où j’écris, je suis près d’avoir une récolte de 15.000 F de coton, dans un an, j’en ferai une de 30.000 F et nul doute que, Dieu aidant et le climat le permettant, j’atteigne les 60.000 F dans deux ans. Embrasse la famille de tout mon cœur et répond-moi, je t’en prie beaucoup, sur la manière dont Papa et toi avez expliqué mon prompt départ à Maman et Elisa, qu’elles n’aillent pas s’imaginer que je les ai oubliées, je pense à elles tous les jours. Quant au reste, nos cousins, nos connaissances, comme je n’avais point d’amis véritables parmi eux, je pense qu’ils étaient tous des sots quand ils me condamnaient de ne pas travailler à choisir de carrière administrative comme toi, ou de ne pas me consacrer à la propriété de Maman, comme Jean-Baptiste ; et d’ailleurs j’étais si jeune ! D’ici, je leur rends bien leur dédain, tous les hommes sont des sots, et tous les mêmes partout, juste occupés à paraître. Comme ils me salueraient s’ils voyaient ma propriété. Je suis pourtant toujours le même.
Ma chère femme vous embrasse bien fort, elle vous aime sans vous connaître, je lui ai parlé de vous, dans des limites que tu comprendras sans doute, ayant déguisé la dureté de certains de nos rapports et que je voudrais bien oublier. Je te prie de transmettre à tous mes bien sincères baisers.
Ton frère affectionné
Hector Portier, propriétaire et planteur à Cuba

Cette lettre est visiblement adressée à Denis, et l’on peut s’étonner qu’Hector choisisse ce frère hostile pour donner et demander des nouvelles.

Lettre n°2

Mon cher Jean-Baptiste,
Mon beau-père, M. Mason, est venu nous apprendre hier la triste nouvelle transmise par le consul de France à La Havane. Je ne m’explique point pourquoi vous avez fait ce détour, je pensais que Denis aurait conservé mon adresse que je lui avais envoyée. Ainsi, deux ans après Denis, mon cher Papa nous a quittés, sans que j’aie pu le revoir en ce monde. Tu sais que je n’avais guère d’affection pour Denis, après ce qui avait occasionné mon départ. Il était si dur, si exigeant. Mais mon cher Papa ! toutes les peines que j’ai pu lui faire, et les pleurs qu’en retour il m’a fait verser, tout ceci est revenu dans ma mémoire et j’ai manqué avoir un étourdissement : M. Mason nous a dit que c’était une épine de rose qui lui avait causé une gangrène. Qui aurait pensé que ses rosiers qu’il aimait tant l’eussent pu tuer ? Ellen, mon épouse - j’avais annoncé mon mariage à Denis, mais te l’a-t-il dit ?- a pleuré avec moi, bien qu’elle n’ait jamais eu l’occasion de connaître Papa et de s’en faire aimer. M. Mason doit faire parvenir par son beau-frère qui rentre à Londres le mois prochain une somme de 10.000 F à remettre à ma chère Maman, non que je la suppose dans le besoin, tes terres sont trop bonnes et notre fortune trop ancienne, mais je voudrais que tu lui fasses pour moi une proposition que je ne parviens pas à lui formuler directement : Ellen et moi serions si heureux de la voir venir nous faire une longue visite, d’une année ou deux, ou plus si elle se plaît ici. Elle jouirait de la présence de ses petits-enfants : j’avais annoncé à Denis que nous avions un petit garçon, Ange, et nous avons à présent une petite fille, une blonde aux yeux bleus comme mon cher Papa. Elle ne ressemble pas à son frère qui me cause quelques tourments, moins cependant que je n’ai pu en causer à mon cher Papa. Je pourrais faire visiter ma plantation à Maman, la nouvelle, car l’autre avait périclité à cause de l’ouragan de l’année 32, nous irions marcher tous deux dans les collines que j’ai surnommées mon petit Argenteuil, un mot que je suis seul à pouvoir prononcer ici, les R et les G ne font pas bon ménage dans la bouche des Castillans d’ici. Ellen, quant à elle, parle un français excellent mais son accent anglais reste un peu sensible, et notamment pour les R. Alors, tu le vois, mon cher Jean-Baptiste, Argenteuil reste un mot à moi, mon mot de passe. Et pourtant, ce pays ne ressemble guère à Argenteuil, la nature est bien plus forte et plus violente ici. Quand je pense à notre village, il me paraît bien clair et bien doux. Je me rappelle les poésies que Maman me faisait réciter avec tant de mal : dire qu’en les apprenant, je rêvais de pays nouveaux, de voyages, de couleurs, on peut dire que l’homme n’a jamais ce qu’il veut quand il veut, ou bien qu’il ne désire que ce qui est loin de lui. Peux-tu prier Maman de bien vouloir m’écrire une bonne lettre. Je porterai les 10.000 F à M. Mason d’ici quelques jours, aussitôt passé le marché de la récolte. Sachez aussi qu’Ellen a de nouveau des espérances pour le mois de mai, Maman pourra connaître ce nouveau petit enfant, qui s’appellera Alexandre si c’est un garçon et Victorine si c’est une fille, ma blondinette s’appelle Céphise, comme la tienne, bien sûr, en l’honneur de notre chère Maman. Embrasse pour moi Amélie et tes enfants. Je regrette de ne pas les connaître, mais je compte bien venir en France d’ici quelques années avec votre permission à tous.
Ton frère
Hector Portier

Nous n’avons trouvé aucune autre lettre d’Hector, celle-ci doit dater de 1834, Denis étant mort en 1832, l’année du choléra, et le père étant enregistré dans les registres de décès d’Argenteuil à la date du 8 février 1834. On peut s’étonner que Jean-Baptiste ait emprunté la voie officielle et distante du consulat de France pour prévenir son jeune frère. Et on pourrait en déduire que la famille Portier avait déjà mis au point et adopté sa conduite habituelle, ce que Maman appelait « la technique de la fourmilière », qui consiste à recouvrir immédiatement les drames et les difficultés sous une couche de mutisme et de « je ne me souviens pas », à traiter comme un étranger celui qui les a provoqués, à le laisser choir dans un silence de plomb, à « couper les ponts » ; ainsi, drames et déviants et « le cortège hideux des vices » sont-ils niés, ainsi, il n’existe dans la famille Portier qu’harmonie et vertu.

Post-scriptum

(À suivre)