L’Embarquement pour Cythère 20

  • Par Hélène Puiseux

20. Soif

Ce jour-là, je suis parti pour dire ma phrase, pour la lui dire, à elle, voir la tête qu’elle fera quand elle l’entendra, mais lui, le canard décapité autrefois par Ludovine dans le hangar de Villeneuve est là, - mon petit garçon est trop impressionnable, disait Maman - au coin de l’allée verte, là où, au printemps, viennent des plantes velues aux fleurs rouges et bleues, qui poussent les pieds dans l’humidité l’espace d’une quinzaine, elles sont affreuses, disait Maman, il faudrait que je mette du désherbant, non, non, elles me plaisent, à moi, elles sont violentes et affirmées.

J’ai peur de la villa vide, de la cage d’escalier blanche avec les ombres de la balustrade, le soir, peur du carrelage de l’entrée, peur des plantes du jardin d’hiver. La reine, la faim, la démesure, la stagnation, je cherche sans bouger, à me déplacer sur elle, à l’atteindre, elle, au coin de la grande glace suspendue en face de La Reddition de Breda, une copie de Vélasquez faite par le cousin Alfred Marquet au début du XXe siècle, et qui se piquait d’être un artiste, tu m’offres des clés sur un coussin de velours et mon geste, ton geste, sont inconsommés par Vélasquez, pour toujours, suspendu, laisse tomber ton coussin, échevin, laisse tomber et enfuis-toi, loin de la ville ouverte et fermée. Non la ville ne se rend pas, ne s’est pas rendue.

Au bistrot, près de la gare, un jour, comme mille autres jours, tu étais là, somme toute dégoûtante, j’aurais voulu couper ta bouche et tes mains qui avaient l’air usées et satisfaites par des souvenirs que je ne connaissais pas, qui m’étaient fermés, et qui miroitaient pauvrement, car je ne voulais pas que tu aies de la tendresse dans tes souvenirs, à quoi bon lui parler avec mon air avide, l’avidité des autres n’est pas jolie quand on a soi-même été assouvi, rassasié, beurk, ce mot plein de lettres pareilles, prêtes à déborder, la faim, ce n’est pas joli quand on n’a pas faim, mange, mon trésor, mange, ouvre la bouche, ne laisse pas pleurer la purée dans ton assiette. Tu n’as pas l’air dans ton assiette. Myrmidon perdu dans la neige, coincé dans un jardin de banlieue, il faut casser la glace dorée du jardin d’hiver, vingt-deux juillet blanc de soleil sur la verrière moite, son visage caché sous les arbres du paradis terrestre, son corps sous une écharpe de verre, raide et transparente, qu’on briserait comme les plaques de glace du petit bassin en hiver, souriant on ne voit pas à qui. Tu as soif ? Je n’ai que du sirop à t’offrir. Verres froids et blancs perlés sur la table blanche, elle rit, il n’y a que du sirop dans cette maison.

Ciel noir de neige sur la verrière froide.

Post-scriptum

(À suivre)