L’Embarquement pour Cythère 13
13. Fleurs et couronnes
— Le bouquet ! Le bouquet !
Lili crie dans l’entrée.
Moi, je suis auprès du petit-fils d’Hector, au Fort Sainte-Inès, au chevet de celui que je crois être mon préféré dans la famille, il fait chaud, je le regarde survivre à la mort de sa fiancée, de sa reine, comme il l’appelait, elle s’appelait Reina,- ma reine, mon amour - je suis fatigué des tensions de l’hiver, et je me laissais aller dans l’eau de la baie ou de la fontaine là-bas, à Santiago de Cuba, quand Lili continue à crier en se rapprochant, elle est dans l’escalier et je me lève de dessus mon lit, je sors de ma chambre, nous nous retrouvons sur le palier du second étage.
— Le bouquet, tu ne devineras jamais, Grand-père était fou, fou à lier, je suis passée chez Me Plock lui remettre tes premières fiches sur Hector et lui parler de la liquidation possible. Et tu sais ce qu’il venait de recevoir, il a dû t’appeler, non ? ah ? et il me montre quoi ? UNE LETTRE DE GRAND-PERE. Recommandée, avec accusé de réception. Lui qui est mort il y a dix-huit mois, c’est parti d’Argenteuil la veille de Noël. Et tu sais qui l’envoyait, parce que quand même, il était cinglé, mais il est mort, c’était M. Morin qui avait cette lettre en dépôt depuis huit ans. Me Plock lui a téléphoné pour éclaircir le truc, il avait donc cette lettre en dépôt depuis la première crise cardiaque de Grand-père, qui l’avait prié d’envoyer ce papier dix-huit mois après sa mort, jour pour jour, il paraît qu’il avait dit, Yves adore les films de morts-vivants, ça l’amusera ! Ça t’amuse ? Le pire, tu ne sais pas tout, attend, c’est que M. Morin n’est pas sûr que ce soit la seule lettre en dépôt, il paraît que Grand-père avait dit, les films de morts-vivants, c’est toujours à épisodes, tu te rends compte il y en a peut-être d’autres dans Argenteuil. C’est une vraie histoire de fous, les Portier sont toqués, je vais finir par être de l’avis de Maman. D’ailleurs encore un coup comme ça et je crois que je deviens folle aussi. En tout cas, Me Plock dit qu’il faudrait à tout prix éviter la liquidation.
Elle me regarde.
— Je ne comprends pas comment tu peux être en bras de chemise comme ça, on gèle, je vais pousser la chaudière, sinon le jardin d’hiver va en prendre un coup. Tu travaillais ? Qu’est-ce que tu fais avec tes ciseaux à la main, tu crois que c’est normal de découper comme ça toute la sainte journée. Tes fichiers, tes fichiers, à tout mettre sur fiches de couleur, je me demande ce que tu ne mets pas sur fiches, même moi, peut-être ?
Je lui dis d’un air gracieux, je mets TOUT, Lili, tout.
— Eh bien, si j’y suis, sur tes fiches, c’est le moment de t’en servir, parce que tu sais ce qu’il y a dans la lettre de Grand-père ? Un sujet de « rédaction », pour toi et pour moi, elle sort une photocopie de son sac, c’est libellé comme ceci, je vois la petite écriture raide de Grand-père :
« Décrivez un événement important, ou que vous jugez important, de la vie de votre frère ».
Ça, c’est mon « sujet », et pour toi, c’est pareil, mais « de la vie de votre sœur ». Deux à six pages dactylographiées à double interligne, à remettre à Me Plock dans le mois qui suit la réception de cette lettre. Encore heureux qu’il ne demande pas une fiche d’état-civil, chacun la sienne, est-ce qu’on est sûr d’être nous, on en a déjà fourni trois mille, de fiches d’état-civil, de certificats de nationalité et de je ne sais quelles autres conneries que je suis allée chercher au greffe et partout. CINGLÉ, cinglé, qu’est-ce que c’est que ce délire de vieux gâteux, tous les canards boiteux de sa famille, les Allemands, les Cubains, toi, moi, je me demande ce qu’il va commander la prochaine fois, d’ici là que cet imbécile de Daniel soit convoqué à parler de son cher Papa !
— Ah ! j’adore quand tu dis que Daniel est un imbécile.
— Tu sais bien que c’est ce que j’ai toujours pensé, je te l’ai dit vingt fois. Et tu ne vas pas me le servir jusqu’à la fin des temps ! Tu es pire que Grand-père avec ses demandes idiotes, tu patines, bon dieu.
Je l’adore quand elle est en colère. Sainte Colère, priez pour nous qui avons recours à vous.
— Comme s’il n’avait pas vécu toute sa vie avec nous, comme s’il n’avait pas eu le temps de nous connaître, de tout savoir, ta jambe cassée, la fois où j’ai passé la nuit avec Hubert dans la serre, Maman et ses photos – tiens, voilà une chose à classer, ses boîtes et ses foutus rouleaux d’argentique, plus personne ne va nous développer ça, ou alors ce serait ruineux, Papa et ses migraines, toi et tes diplômes, les histoires avec le correspondant anglais, qu’est-ce qui est important, dans ta vie, dans la mienne, qu’il n’ait pas su, arrangé, trafiqué, feint d’ignorer, il serait bien attrapé si je racontais que le seul événement vraiment important, c’est sa mort, qu’il ait cassé sa pipe avec son Wagner.
Je verrais bien Lili mourir de colère, comme Grand-père, car finalement il est mort de colère, et elle, elle est vraiment furieuse, Grand-père rentrant de l’Opéra, fou de rage, « Ils m’ont bousillé Tristan », Mais ne te mets pas dans des états pareils, disait Lili, un mauvais chef d’orchestre, ça arrive, il n’y a pas de quoi faire ce foin, Je ne fais pas de foin, criait Grand-père dans l’entrée, et il n’y avait pas que le chef, il y avait les décors, la mise en scène prétentieuse et tarabiscotée, de la merde, criait-il, on se serait cru au patronage de l’usine dans les années Cinquante ».
Le lendemain, on l’a trouvé mort sur son lit, il ne s’était même pas déshabillé.
— Laisse-le donc dormir, avait dit Lili, - et pourtant, c’était étrange qu’il ne soit pas en train de faire son café à huit heures, avec ses infos -, laisse-le donc dormir, après l’état dans lequel il s’est mis hier, sais-tu qu’il m’a presque fait peur, il doit avoir besoin de sommeil, de repos.
Sommeil, dernier sommeil. Requiescat. Je l’entends d’ici, ah ah, tu vois, on m’a toujours dit que je prenais les choses trop à cœur, et j’ai une crise de cœur, et il aurait insisté avec cette forme d’humour un peu vieillotte, à coup d’à-peu-près et de répétitions, qui vous faisait esquisser un petit sourire poli, sourire qu’il fallait conserver le temps qu’il répète son à-peu-près, en le détaillant pour être sûr qu’on le savourait, à cœur, de cœur, au pied de la lettre.
La mort de Grand-père a changé la vie de Lili, elle avait pris sa place à l’usine avec une grande facilité, il est vrai qu’elle avait déjà la charge de je ne sais quel département, Lili sait tout faire, même le PDG. Du moins, je le pensais. Mais, en réalité Grand-père a tout laissé dans un état tel qu’elle n’arrivera jamais à renflouer. La concurrence. L’usine boit un bouillon.
— Moi, je suis dans le réel, dit-elle, je ne veux pas dire par là que tu n’es pas dans le réel, la recherche, c’est très bien, ta thèse sur Racine, c’est très bien, le CNRS, c’est très bien, mais tout le monde ne peut pas voler dans ces atmosphères raréfiées et abstraites. Bref, Yves, je peux te demander quelque chose ?
— Tout ce que tu veux
— Voilà : en faisant ta « rédaction », ne parle pas de trucs trop personnels, tu vois ce que je veux dire. Pour Me Plock, ce n’est pas la peine. Ne délaye pas !
Personnel, pronom personnel, JE, TU, IL, NOUS, VOUS, ILS, bureau des JE, bureau des TU. De ce que l’on tait, se taire, s’être TU. TU t’es TU. JE me suis TU.
On enseigne ça en classe et on s’étonne ensuite d’être confus.
Tristesse de la dernière soirée de Grand-père, son Tristan irrémédiablement gâché.
Lili descend vers la chaudière, et, en disparaissant dans l’escalier, elle crie comme à chaque fois, sa dernière idée, son dernier ordre :
— Et n’oublie pas, occupe-toi des photos de Maman ! Liquide, liquide ! C’est le mot du jour. On va monter au grenier un de ces jours, si tu veux, je te donne un coup de main.
Les coups de mains de Lili, c’est toujours à la poubelle ou à la chaudière que ça se termine. Je m’en occuperai tout seul.
Post-scriptum
(À suivre)