La Chine au ras des yeux. 10 Route de la soie 2, octobre 2005
Roissy, Pékin, Yinchuan, Zhongwei, Lanzhou, Linxia, Xiahe, Zhangye, Jiayuguan, Anxi, Dunhuang, Turfan, Urumqi, Yining, Almaty, Roissy
Pékin, mardi 4 octobre 2005
Une fois encore, j’ai retraversé l’Asie. Ramer au-dessus de la taïga invisible, Saint-Pétersbourg, l’Oural, Novossibirsk, la Mongolie. Ça devient presque aussi familier, à force, qu’autrefois l’autorail dans le Jura, Mouchard, Arbois, Grozon, Poligny, etc.
Arrivée à Pékin dans la matinée, un peu déphasée par la nuit, je retrouve l’aéroport monumental, riche et bien entretenu, des fleurs immenses dans de grands vases à chaque escalator. Le car nous attend avec la guide, une jeune fille très drôle, bas noirs et minijupe, une casquette rose de loubarde, elle s’appelle Camille. J’aspire Pékin par tous les pores, ses travaux, ses immeubles et ses grues, dans le bleu brillant du ciel de la ville en octobre, les arbres aux feuilles qui roussissent. Tout a encore grandi, les anciens monuments semblent, du coup, avoir rapetissé, notamment la grande église catholique près de la Cité Interdite, qui prend des proportions modestes de jeu de construction à côté des immeubles massifs et gigantesques, en verre et acier. Il fait beau.
On va déjeuner au Temple de la Terre, devenu Temple pour touristes, je trouve la bouffe très banale, on se croirait aussi bien rue des Écoles, et je ne me dis pas ah, quel bonheur, mais quelle barbe, il va falloir manger comme ça pendant trois semaines. Que se passe-t-il ? Le charme n’agirait-il plus, le coup de foudre aurait-il fini par s’éteindre ? Ou bien est-ce seulement Pékin ? La chanson de Barbara « Tu m’as dit cette fois, c’est mon dernier voyage » ne me quitte pas. J’ai peut-être fait une erreur, peut-être fallait-il rester sur le chiffre 9.
A la Cité Interdite, je me répète donc que c’est la dernière fois que je la vois. Le jour où je l’ai préférée, c’est en février 2000, en plein hiver, seule, dans le vent de sable glacé qui avait enrayé définitivement mon Olympus. Aujourd’hui, une foule épouvantable y circule, des cris, des chansons, des mômes courent partout, c’est le 4 octobre et la foule est en vacances pour la Fête Nationale du Ier octobre, Julie, la guide, explique mille couleurs et trajets symboliques auxquels je n’avais jamais si bien pris garde, notamment le vert mourant des peintures qui est celle du yin, alors que le jaune éclatant est celui, chaud, du yang à son maximum, celui de l’empereur. Les travaux se font à grande allure, ils restaurent, repeignent, le vert mourant deviendra vert grenouille hurlant, mais peu importe, le climat le dégradera rapidement. Les grands brûle-parfums de bronze, les pavillons des femmes, les portes rouges, les murs roses et rouges, les tuiles vertes, jaunes, vernissées, un air de chez moi, mais il y a trop de monde.
Comme les Chinois ont changé depuis treize ans ! On avait alors des groupes de touristes d’entreprises, nombreux, disciplinés, petits et vieux, sous leur drapeau, et là, si les groupes sont toujours présents, il y a surtout beaucoup de familles ou des jeunes, qui vont et viennent, mangent, boivent, rigolent, se promènent, téléphonent, se poussent, j’ai mal aux pieds, c’est la cohue pour sortir par le parc près de la grande porte où sourit Mao, et la place Tian An Men où vient d’avoir lieu la relève de la garde, est bouchée. Pour rentrer à pied à l’hôtel, il faut la longer, les flics ont bloqué tout mouvement et tous les passages souterrains, la foule est à son comble d’agglutination, on attend sans bouger et debout dans un brouillard de fatigue, nous avons l’air d’un troupeau de vieilles dames défraîchies par la nuit d’avion et la course dans la foule et la cohue.
Après la relève, la nuit est largement tombée, tout se débande, les bus foncent dans la foule, les vélos et les taxis s’emmêlent dans les piétons, on avance hallucinés, on se perd, je suis Julie comme un chien, elle marche très vite, je donnerais mon royaume pour un taxi, vain rêve, Henriette trottine à côté de moi, nous voilà devant le magnifique hôtel de Pékin, immense, que Julie nous fait traverser, un palais aux proportions gigantesques, des colonnes dignes de temples de géants, ou plutôt trois palais qui s’enfilent l’un après l’autre, avec des grooms de-ci delà et des boutiques somptueuses, la grande classe internationale comme je n’ai jamais vu, pas même dans les palaces suisses de Lucerne, visités l’an dernier avec Gabrielle et qui étaient déjà gratinés. On a perdu D., puis Bernard. Pékin est engluée dans sa population, la rue piétonne prise pour rentrer ensuite à l’hôtel bouchonne à qui mieux mieux : une fois rentrée, je n’accompagne pas les autres manger des brochettes, je me couche épuisée et très mécontente de moi, je n’aurais pas dû aller à la Cité interdite, j’aurais dû faire tranquillement les magasins près de l’hôtel, pas courir derrière le groupe, oui, c’est bien la dernière fois que je vais en Chine.
Pékin - Yinchuan, mercredi 5 octobre 2005
Le petit déjeuner est excellent, pris avant de foncer à l’aéroport « domestique » pour aller à Yinchuan, capitale de la province autonome du Ningxia, qui passe pour l’une des pauvres provinces de la Chine du Nord. J’occupe partiellement le temps d’attente en allant acheter de minuscules bananes à la boutique toute proche avec D.. Tous les deux, nous nous entendons bien, depuis Roissy, une sorte de fraternité. La nuit m’a requinquée.
Je continue à me dire que c’est la dernière fois que je m’envole de Pékin. La traversée de la Chine du Nord, celle des films de Jia Zhang Ke et de Wang Chan, est bouchée par les nuages. Rien à voir du haut du ciel sauf à l’arrivée à Yinchuan, dans un aéroport flambant neuf, où M. Ma nous attend, il est de la minorité Hui (musulman), population de soldats arrivés vers le VIIIe siècle en conquérants islamiques, ils se sont installés dans la province le long du Fleuve Jaune, ont épousé des Han. Ils ont gardé leur religion, certains portent le petit bonnet de filet blanc. Personne n’a l’air de se préoccuper du ramadan qui vient de commencer. On trouve aussi Mlle Du, une jeune Chinoise mince, avec une figure ronde et un chapeau rose ridicule et attendrissant, elle parle un français rare et peu compréhensible, elle sera notre guide « nationale », c’est-à-dire qu’on va la garder, pendant les trois semaines. Elle est très souriante. Attentive.
Un car nous emmène d’abord à l’orée de la ville, où la Chine est comme partout un immense chantier, un monde de grues immenses, d’échafaudages en bambous cachés derrière des emballages en treillis vert foncé poussiéreux, le long de briqueteries, de mosquées bien entretenues. Par une route flambant neuve, on arrive sur un site près d’un reste de la Grande Muraille, là où Teilhard de Chardin a découvert je ne sais quels restes préhistoriques. C’est le site de Sanguakou. Ier acte : pipi derrière la plaque du site, car depuis Pékin au petit matin, ça commençait à devenir long et je retrouve le voyage, où le corps recommence à devenir primordial, à rappeler qu’il existe, qu’il doit boire, manger, et faire transiter le tout, mais qu’il faut aussi le « former », le domestiquer aux aléas des horaires. Anne et moi, dans l’avion, nous n’avions pas déjeuné, persuadées qu’on allait commencer par aller bouffer, eh bien pas du tout, sites d’abord. Au boulot, les touristes ne doivent pas avoir une minute à eux.
Terre jaune pâle, murs et rochers, marches abruptes. Je pars en hésitant sur des cailloux branlants qui indiquent la traversée d’un large ruisseau peu profond et vaseux, JP y laisse tomber son étui d’appareil de photos, M. Ma m’aide à traverser. Mlle Du compte et recompte notre troupe. La Muraille est en bien piteux état, il faut y croire, on dirait aussi bien des bouts de rocher. Julie se cache du soleil en drapant de manière magnifique son pull orange sur sa tête. Je passe de la crème solaire à Bernard et je me fais un tchador avec mon carré noir et jaune. Je mange une des petites bananes, un bout de pomme, une vague barre chocolatée tendue par je ne sais qui, et une excellent Coramine.
La gaîté du soleil et du lieu, austère pourtant, mais où nous sommes les seuls visiteurs, me traverse, le bonheur commence à monter, délicat d’abord, mais il n’arrêtera pas, montant et éclatant chaque jour davantage (quasi façon orgasme), je respire l’air de la Chine. Je suis chez moi, un chez moi étrange et étranger, chéri, tout comme la première fois où j’ai débarqué dans ce monde.
Passage à l’hôtel, très confortable, puis hop, à nouveau, je retrouve M. Ma, le car, départ vers un site des Monts Helan où des parois sont gravées de dessins, comme une petite Vallée des Merveilles.
Entre autres, je vois le Singe pèlerin, compagnon d’un moine parti chercher les sutras qui permettront de vivre et de penser la vie et la mort, le nirvâna. Je mange des jujubes offerts par M. Ma en les lavant dans les petits ruisseaux glacés qui descendent de la montagne pour se jeter dans une rivière. Pour retourner au car, un peu plus tard, alors que la nuit vient peu à peu et que les moucherons et les moustiques se mettent à danser par milliers, il nous faut traverser la rivière assez large, à nouveau sur des pierres plates et branlantes. J’ai peur ! D., gentil au-delà de l’expression, me prend par le bras et me guide soigneusement sur les pierres, en marchant lui-même carrément dans l’eau pour mieux être à ma hauteur, ce qui me touche vivement. Bernard aussi me touche par la façon attentive qu’il a de décoincer la fermeture éclair de mon blouson rouge, un acte délicat, comme si j’avais cinq ans et que je ne sache plus ouvrir mon blouson. Ces hommes inconnus jusqu’à hier sont à la fois prévenants et protecteurs.
Le retour se fait à travers un désert urbanisé, la nuit est tombée. Une grande partie de la ville de Yinchuan est comme un décor, une ville fantôme. Elle n’ « est » pas, elle « sera », soulignée par des rangées de réverbères, des immeubles encore vides, quelques rares personnes circulent à pied ou à vélo dans des contre-allées, sous une débauche de styles de réverbères et d’ampoules colorées, des arbres électriques contorsionnés, les Chinois, ici comme l’an dernier dans l’Anhui, ont le culte de la Fée Électricité à qui ils dédient et inventent des formes échevelées, géométriques, martiennes. Surréalistes. Les Hui et le Ningxia aussi veulent se développer et courent comme tout le monde, de cette manière un peu folle, accumulant les constructions. M. Ma insiste lourdement, d’ailleurs, sur la publicité qu’il espère que nous ferons en France à cette ville, que tous nos amis y viendront, nos familles, nos collègues, pour faire du shopping. Enrichissez-vous, a dit Deng Xiaoping, il a été entendu au-delà de l’espérance dans tout le pays.
Les Hui vivent au bord du lourd et violent Fleuve Jaune, sublime, empêtré dans ses monceaux de loess et de cailloux, engorgé, mortel parfois, nourricier aussi. Un pays de bout du monde qui serre les tripes. Dans la poussière, des champs réguliers, des marais parfois avec des roseaux et des cannes immenses et des « plumeaux » beige touffus. Dans les villages il y a les petites maisons de brique, aux cours closes, et de petits magasins à moitié ateliers sur le carrefour principal, ornés de réclames bariolées avec leurs beaux caractères, les paysans battent le riz sur des aires, comme il y a mille ans, et les motos roulent, avec des jeunes Chinois casqués penchés dessus dans le soir ou dans le jour, doublant les charrettes, doublés par les camions.
J’aime la Chine du Nord d’une manière amoureuse acceptant tout, beaux, laids ou braves, des crapauds et des princesses ratées qui se transforment enfin en contes de fées. Non loin de là, le film de Wang Chao (Jour et Nuit) déroulait ses malheurs intimes, ses impuissances, ses amours fugitives, ses achats de couvertures rouges pour la noce, le bac et le museau de l’âne regardant le Fleuve, son héroïsme quotidien tellement chinois.
Ce voyage prend ici son départ sous le signe d’un érotisme diffus. La Chine est réelle et surréelle, à la fois image d’Épinal et image de l’avenir, mutation, terre jaune et brune, moutons, lignes de peupliers qui me plient en deux par leur beauté, je ne résiste pas à une ligne de peupliers. Lampadaires ébouriffés d’une station de gaz où on s’arrête pour faire pipi et « to breathe the fresh air » comme dit M. Ma avec un humour involontaire.
Yinchuan - Zhongwei, jeudi 6 octobre 2005
Route, steppes, montagnes aux tons ocre ou gris, je poursuis mon esprit de bien- être, à la fois mou et conquérant, sur mon destrier imaginaire.
Retour sur des quantités de voyages, je comprends combien leur fonction est de se déjanter, de sortir de la contingence ordinaire, c’est ça qu’on part chercher, plus encore que de regarder ou plutôt, c’est par les regards sur l’ailleurs enfin présent qu’on parvient à se déjanter. J’ai dans la tête une phrase et une situation que je sais raciniennes : « Je suis venu vers vous sans avoir de dessein, Mon amour m’entraînait, et je venais peut-être Pour me chercher moi-même et pour me reconnaître » C’est dans quelle pièce cette citation ? Ça va me hanter pendant tout le voyage. Au retour, j‘ouvre ma chère Pléiade, c’est dans Bérénice, acte V, scène VI, lorsque Titus vient faire son « aveu véritable » à la reine.
Désir de perdre le nord. Le déjantage est cependant organisé, encadré par le groupe formé d’inconnus qui ne me connaissent pas, sauf ma forme particulière en Chine. Seule, sans doute serai-je avant tout paniquée, comme j’avais dû l’être en Inde sans même m’en rendre compte. Partir avec des amis serait une erreur profonde, on aurait une forme déjà caractérisée et héritée, en revanche, on peut s’en faire une temporaire, en ne leur livrant et en ne prenant d’eux que ce goût commun du déjantage.
Avant de prendre le chemin de Zhongwei, on visite un site étonnant près de Yinchuan : les tombeaux des Xia de l’Ouest, un peuple de « barbares » qui s’est heurté à la dynastie mongole (XIIIe siècle). Les chefs se sont fait faire, du temps de leur splendeur, des tombeaux immenses, en forme de meules, qui dominent la plaine, aux pieds des Monts Helan. Il y a un petit musée avec des objets de leur temps (+ ou moins 6e-13e siècles), poteries, et aussi, comme aiment les Chinois, des reconstitutions complètement kitsch, type musée Grévin, où on voir les Xia combattre les Mongols, les incendies de murailles de villes fortifiées, des chasseurs aussi, des femmes en costume avec des enfants.
J’achète au magasin du musée un joli petit bol en porcelaine très pâle, presque un céladon, dûment estampillé comme objet ancien (ce dont je doute fort, mais peu importe). Mlle Du qui a changé de chapeau (à présent, elle a une petite cloche brune) négocie l’achat, se procure le certificat de douane nécessaire à la sortie de Chine d’un objet du patrimoine, et me voilà avec mon bol Song, posé dans le sac à pharmacie de mon sac à dos rouge, il résistera à tout le reste du voyage.
On repasse par Yinchuan, pour déjeuner dans un restaurant musulman délicieux, je me gorge de thé musulman, comme en 2000 à Xiahe, avec les jolis fleurs et fruits secs qui flottent dedans, et les gros sucres candis. Après déjeuner, on se promène dans les jardins d’une pagode tout à fait ancienne, douce après-midi, on prend des photos, on commence à se connaître, à se reconnaître. Il semble que l’harmonie soit facile à faire régner dans ce groupe, sans effort.
Sur les trottoirs des villages, sur le chemin de Zhongwei, des tapis rouges de piments sèchent, alternant avec les tapis jaune d’or des grains de maïs. De temps en temps, de lieu en lieu, des grosses usines chimiques ou agricoles. Un arbre tout seul dans les collines de loess, des charretons de charbon se succèdent, avec la pelle posé dessus. On s’arrête dans un village, les paysans regardent ces gens sortis d’un car, et qui marchent dans le village, on voit sécher leur lessive réduite et fatiguée, usée au maximum. Dans les appentis, des cochons, quelques volatiles, les légumes (tomates, choux divers et salades) poussent dans les jardins des cours intérieures, et, autour du village, à perte de vue, les buissons bruns et roux, les peupliers avec leurs troncs blancs. Rencontre avec le Ningxia qui s’ouvre à peine aux étrangers, avec gentillesse, une gentille curiosité sans défiance ni déférence, des humains qui se voient et se parlent un peu par gestes, se montrent des grains (de l’œillette ?), se sourient.
A la nuit, on arrive à Zhongwei : la ville possède une Tour du tambour tellement retapée qu’elle en est presque neuve, comme en plastique, ornée de mille arcs électriques. Après dîner, on se promène avec Julie et quelques gens du groupe dans le quartier, où des petites tables sont installées, on peut y manger des brochettes, des patates douces, des châtaignes bouillies minuscules et très sucrées, et mille autres choses, on achète du thé musulman dans un supermarché en train de fermer (il est dix heures du soir). Au retour, non loin de l’hôtel, une grande statue de Mao veille sous sa casquette, sorte de réplique, me semble-t-il, de celle de Kashgar ou de Chengdu.
Zhongwei - Lanzhou, vendredi 7 octobre 2005
On démarre la journée dans une matinée brillante, tout semble fraîchement arrosé, notamment le grand cours où Mao se dresse, blanc, immense, avec, à ses pieds un grand cercle de pots de fleurs de toutes les couleurs. Hier soir, l’allée qui mène à lui était ornée d’énormes boules orange comme des citrouilles électriques suspendues. On avait préféré revenir le photographier de jour, rayonnant de blancheur dans le soleil levant. Anne, ancienne mao, y court avec dévotion. Mais non, Anne, nous ne sommes plus dans un pays communiste, c’est du grand capitalisme au service d’un parti unique. C’est du fric avec le désir d’en gagner encore plus, et d’avoir toujours à manger à sa faim, les famines du Grand Bond en avant ne sont pas si loin ; moins de 50 ans. Deux générations.
Je continue d’explorer le bien-être dans lequel j’ai commencé à m’enfoncer hier, écailles abolies, bouclier posé, voire dissous. Les buissons ont des couleurs grises et rousses. Dans les villages, sur les trottoirs en terre battue, les petites tables de billard sont sorties, décolorées et poussiéreuses, même dans les patelins les plus minuscules. Une bicyclette toute neuve est posée seule le long de la route. Les tas de maïs égrené (ce sera le signe permanent du voyage) sèchent, tout dorés sur le ciment des trottoirs ou des aires de battage. On s’arrête sur la route neuve au-dessus du coude du Fleuve Jaune, je le photographie. La ligne de chemin de fer surplombe la route, un train, deux trains, des trains, immensément longs, wagons de marchandise, roulent, se croisent, un assez fort trafic. On déjeune à Tongshua, non loin de l’aéroport de Lanzhou, un déjeuner dans un boui-boui routier, où nous mangeons, entre autre chose, de l’âne tout à fait excellent et des nouilles immenses.
Commence ensuite un paysage entièrement sculpté et remodelé par les Chinois : il y a cinq ans, on avait vu tout autour de Lanzhou, sur des kilomètres carrés, des collines de loess déplumées et jaunes : maintenant, il y a des kilomètres carrés de reboisement intensif, des milliers de petites terrasses ont été formées, avec des cuvettes à intervalles réguliers, où un pin a été planté. Les uns ont déjà repris et grandi, les autres sont plus maigrelets, le tout est arrosé par d’immenses jets artificiels. Les Grands Travaux. Le même sens de l’espace gigantesque que lors des travaux de la Grande Muraille ou du Grand Canal. Il y a de l’espace, il y a des hommes, il y a une vraie volonté, de l’argent, on fait des choses pharaoniques à la dimension supérieure de la Chine. La Chine se transforme en restant elle-même : chinoise.
En arrivant à Lanzhou, les tours sont encore plus hautes, la ville encore plus grande, encore plus dense qu’il y a cinq ans - et que dire d’il y a douze ans où elle courait le long du Fleuve qu’elle enserre maintenant agressivement, la non-ouverture du musée est confirmée. Ma relation avec lui est maudite : en 1993, l’accident de train nous avait pratiquement empêchés de le visiter, on avait couru sur la grande place de la gare, sous la chaleur plombante, pour devoir visiter au pas de course en dix minutes. En 2000, c’était le jour officiel de fermeture et l’hiver était glacial, on avait tout de même obtenu de visiter en grelottant quelques salles poussiéreuses et superbes.
Là, niet, nada, rien du tout, il est rénové mais pas encore ouvert au public. Le charmant M. Li, guide anglophone, remplace avantageusement M. Ma, il a une petite tête bien Han et des lunettes, intello chinois pur jus, il nous guide dans le petit musée municipal où il y a des vases charmants et un dieu vaguement hindouisé avec mille bras enlaçant sa petite parèdre. Mlle Du se multiplie pour m’expliquer quelques figures de terre cuite.
L’hôtel, le soir, est excellent, j’apprends à François comment on écrit France en chinois. Nous allons dîner à pied non loin, dans les rues éclairées et animées, et, pendant le dîner, éclate la conversation sur le referendum, où il se révèle que Bernard et Anne ont voté non, tout le monde leur rentre dans le chou, ils sont de « la bande à Bové », comme dit François. Mais étant donné l’admirable atmosphère, où chacun est décidé à être heureux (JP mis à part, victime de sa montre, de ses carcans personnels et de sa passion d’enserrer le présent et l’avenir dans des cartes, des horaires ou de la connaissance scientifique où rien de mou ne doit entrer), donc, chacun reste heureux !
Lanzhou – Linxia, samedi 8 octobre,2005
On se tape une promenade dans le jardin public, avec taiqi, massages, danses etc. ce qui excite toujours prodigieusement les Français, moi, ça m’assomme, quelle barbe, ces exercices en public. Je suis impropre aux choses publiques. Mais là, c’est différent, on est le long de toutes mes amours, le Fleuve Jaune. Je le regarde couler, je lui parle tout bas, beaucoup, je suis en demande, c’est de la communication pure. Je ne sais d’ailleurs pas du tout ce qu’il me dit, sauf de me distiller du bien-être et quelque chose comme de l’amour. Je me rappelle une histoire sur l’Iénisséi, on peut tomber amoureux d’un fleuve, certainement, ce sont des personnes, puissantes et belles. De gros bateaux sont à quai, tout colorés. De l’autre côté du Fleuve, la Pagode blanche.
En route pour Linxia. M. Li entame une passionnante histoire sur la secte des Falungong à laquelle il a appartenu il y a dix ans, qu’il a quittée ensuite en la voyant non seulement se politiser en force antigouvernementale mais se transformer vraiment en secte, avec une volonté de domination de la part des chefs, M. Li parle de son expérience avec simplicité, dans son joli anglais. Le car double de minuscules charrettes bourrées de matériaux de récupération, et je reconnais la sortie de Lanzhou, la saleté et la pauvreté des faubourgs en pente, un mouton ficelé sur le porte-bagages d’un vélo voyage sans doute bizarrement selon son goût, et puis brusquement, tout change, des travaux gigantesques ont transformé totalement les collines de loess, les ont découpées, retenues, lissées, transpercées de tunnels immenses, un cimetière subsiste sur la colline ; M. Li nous apprend que les arbres ont été plantés par des prisonniers politiques, c’est pour lui un très bon moyen de « rééduquer ».
Toute la région est remodelée, les communications changées, raccourcies, aplanies, le car (conduit par l’adorable M. Ban) roule vivement maintenant au niveau de la haute plaine qu’on avait eu tant de mal à atteindre il y a cinq ans et où nous étions arrêtés dans une école Hui. Comme la route est totalement différente, je mets très longtemps à comprendre que nous roulons quand même vers la musulmane Linxia, avec ses mosquées nombreuses et opulentes. Les hommes ont des calotte blanche, les femmes, des coiffes noires en velours et dentelle brodées d’une élégance extrême, d’une séduction incroyable. La rigueur triste et anti-sexe du voile est ici tournée ! L’hôtel qui nous avait chassés à midi quelques années auparavant se dresse toujours, précédé de palmiers en plastique, qui sont des lampadaires, verts, rouges, dorés, dont les noix de coco sont les ampoules. C’est d’ailleurs là que nous déjeunons et que nous coucherons. Dans la grande salle, ont lieu des banquets de mariages, comme en 2000. On déjeune dans une petite salle à manger à l’écart du tintamarre.
Et l’après-midi, en route pour le lac de barrage où nous devons embarquer pour visiter des grottes sculptées de Binglingsi. Les maïs font partout des toits d’or, on visite un atelier de moulage de statues et de briques, où s’entassent des cargaisons de lions de toutes tailles, les champs de maïs avec de très hautes tiges sont à perte de vue, c’est la grande céréale du coin. Et de toute la Chine, finalement. On monte, on monte, le car peine.
Le paysage devient surnaturel, d’immenses montagnes claires de loess totalement ravinées barrent l’horizon, on atteint un petit village minuscule, et le car crève. M. Ban et M. Li se multiplient et changent le pneu. Légers comme deux plumes, ils sautent à pieds joints sur la manivelle du cric. On en profite pour faire pipi face au paysage surnaturel et pratiquement sur la route très passante, juste quelques buissons providentiels. On traverse des villages, les paysans récoltent le maïs, des vaches et des moutons, des gens toujours occupés très exactement à ce qu’ils font, quoi qu’ils fassent, balayer, ramasser quelque chose devant chez eux, étendre le maïs, lancer les épis sur les toits pour qu’ils sèchent, vendre les légumes dans les petits marchés locaux, bref, tout ce qu’ils font a l’air exactement adapté et tranquille, dans toute l’intensité du présent : l’héroïsme apparent et quotidien des Chinois vient de cette adéquation. Les cheveux de M. Li se dressent sur sa tête comme une petite herbe, les chemisiers roses de Miss Du enjolivent le devant du car. JP grogne dans le fond, regarde sa montre, sa carte.
Le lac approche, nous descendons parmi les toits d’or des maisons couvertes de maïs, et à l’embarcadère, une minuscule vedette, avec juste 15 places, nous attend, embarquement périlleux, pour moi terrifiant, en se tenant à la minuscule barre de bastingage le long de l’étroite coursive où on a juste la place pour la largeur du pied, je m’écroule dedans à côté de D.
Photos des falaises extraordinaires qui surplombent le lac, coupé en deux par la couleur, bleu lorsqu’il est très profond, jaune, lorsqu’à l’entrée, en amont, il est le seul Fleuve Jaune non encore mélangé.
Le fond de la vallée est un mélange de la Chine actuelle, avec d’une part des travaux gigantesques avec grues, pelleteuses, vrilles hurlantes, qui préparent je ne sais quel aménagement, et d’autre part, hiératiques, le long des falaises, des bouddhas partout, dont un immense, genre Bâmyân, je repère deux Bouddhas charmants, dans un cartouche, Julie me dit qu’ils sont de mes chers Wei du Nord et qu’ils représentent le Bouddha historique (du Présent) et celui du Passé en conversation.
Des papillons volent. Le soir commence à descendre derrière les falaises. Le site a été occupé plus de mille cinq cents ans par des moines. C’est Mao et Zhou En Lai qui ont insisté pour que le lac ne noie pas le site. En haut des falaises, des bouquetins cavalcadent sans vertige.
Au retour, M. Ban stoppe devant un champ de maïs où il s’éclipse et revient tout vert : il est malade, la turista, un comble. Pendant que nous allons dîner, à Linxia, dans une ancienne demeure d’un général des Qing, un dîner excellent, raffiné, délicieux, et sur les ordres de M. Li, M. Ban va à l’hôpital.
Il en revient avec une perfusion de glucose, dans son car, suspendue au plafond au-dessus de son volant : l’héroïsme quotidien des Chinois ! Car demain, nous partons pour l’Amdo (nord du Tibet), la route sera longue et difficile.
Tout le monde va se coucher : dans la nuit, seule nuit où je l’entends en Chine, le muezzin chante trois appels à la prière. Je pense à l’absolue nécessité de savoir quoi faire de mes yeux, et de l’abandon programmé du plaisir de lire. Je dis bien plaisir de lire, pas lecture, j’arriverai bien à coup de divers appareils grossissants, à lire s’il le faut, mais retrouver le plaisir de prendre un bouquin ? En retrouver la tendresse et la sensualité ? Lecture /tendresse, lecture/sensualité, lecture/plaisir seraient-ils dans le même bateau ? Qui tombe à l’eau ? Qui remonte dans la barque ? Demain, on entame déjà la deuxième semaine.
Linxia – Xiahe, dimanche 9 octobre 2005
Le marche de Linxia au matin : les têtes de béliers jonchent le sol, les épluchures, le petit cours d’eau un peu puant, les ordures, les balais, les balayures.
Des mosquées tous azimut, des fabriques de briques et des champs de maïs encore. Le long de la route, les gens en arrêt sur image, saisis au vol par le regard, dans leurs occupations ou leur non-occupation, un balai levé, une main en visière, un enfant planté de guingois sur ses petits pieds, deux petits enfants qui agitent la main en direction du car, une petite vieille assise sur une chaise minuscule, une couverture bleue qui s’aère.
M. Ban conduit. Il n’a plus sa perfusion, son sourire est inaltérable dans son visage si gentil aux traits tirés. M. Li nous chante une chanson, d’une voix ravissante. De quoi mourir, toutes les bonnes femmes du car se pâment, moi la première.
On entre bientôt dans un autre monde, on quitte la Chine des Han et la Chine des Hui, on arrive dans l’aire tibétaine, dans l’Amdo, ce morceau du nord tibétain. Pipi dans les cosmos, face à la rivière Xia que nous allons suivre bien haut vers Xiahe (la ville est nommée Rivière Xia). Ici, de l’autre côté du pont, qui est une porte indiquée en deux langues, chinoise et tibétaine, ce sont les monastères qui viennent à notre rencontre. Tapis paresseusement dans la montagne, doré, jaune, ocre, blanc, avec leurs fenêtres soulignées d’un trapèze de couleur, ils veillent. Seuls pouvoirs depuis bien longtemps, le pouvoir politique royal ayant été aboli depuis plusieurs siècles, les troupes chinoises ont eu beau jeu et beau prétexte d’entrer en 1949 puis en 1958 pour établir la domination Han face à l’« obscurantisme féodal » des moines. Appuyée sur le bouquin de Rolf A. Stein, Julie nous expliquera ça un peu plus tard dans une vallée pleine de bouleaux et de peupliers jaunes d’or.
Bientôt, au milieu de travaux gigantesques qui défoncent l’ancienne route pour préparer une autoroute impeccable, qui sera droit comme un I dans la tortueuse vallée, le car s’embourbe. On descend. Les hommes (je m’aperçois ce jour-là qu’il y a 6 hommes et 9 femmes dans le groupe, en comptant Julie) essaient de faire des choses dérisoires. M. Li, plus efficace, secondé par Catherine et moi, arrête un gros camion, auquel M. Ban accroche son car avec un grand filin, en une minute nous voilà ressortis et repartis.
Sans que je reconnaisse le moins du monde le paysage déformé par les travaux, la route arrive enfin jusqu’à la partie neuve de Xiahe, où le « développement » se fait sentir, les immeubles ont doublé, avant d’entrer dans la partie de la ville qui dépend et vit du monastère, que je reconnais, elle, sans peine, toujours aussi désolée, laide, la moche architecture des années 90, les magasins du Nouvel An en moins, la saleté toujours présente, poussière, papiers sales, Tibétains vêtus « ethnique » de pleine nature et de plein droit, leurs manches de veste trop longues, longues veste fourrées, femmes aux nattes minces et beurrées, engoncées dans des jupes longues empilées, pèlerins crasseux marchant à toute pompe en marmonnant Om Mani Padme Om ou quelque autre formule répétitive, qui gagnent des points pour la réincarnation, le long des moulins à prière en cuivre tout ornés, sans même les faire tourner, juste en les effleurant.
Le monastère se carre toujours dans sa vallée, appuyé, à demi adossé, aux montagnes, le car double le lieu de l’hôtel où j’avais eu si froid en 2000 et arrive bientôt, un peu plus haut, à un hôtel du même genre, petites constructions faussement mongoles, petites maisons sous des verrières, autour d’une prairie centrale et proches d’un bâtiment en dur. Distribution des chambres. Je suis à côté de D., et de Catherine et Michel : une maison avec trois chambres sur un terrain en pente. La mienne est la plus basse, elle pue le chiotte qui refoule, les couettes épaisses ont l’air tout aussi froides en octobre qu’en février, j’ouvre désespérément la fenêtre pour aérer. Je maudis d’être pour deux jours dans ce trou, à 3 000 mètres, pour visiter ce monastère que je connais : c’était la partie du voyage qui m’assommait d’avance, eh bien j’y suis. Je retrouve Nicole, glacée, qui attend le car sur l’esplanade pour aller visiter l’imprimerie du monastère (que je ne connais pas), elle me dit « On n’a qu’une chose à faire pour cette nuit, on va se tirer les célibataires à la courte paille ». Ce serait assez bien, sauf à tomber sur le plus grognon des trois.
Dans l’imprimerie du monastère, des groupes de moinillons rigolards dans leur toge rouge travaillent par trois, l’un présente le papier de riz à celui qui encre et tient la planche où sont gravés les caractères, et lance la page imprimée à un troisième chargé de disposer la feuille sur le bon tas. Plus tard, quand ils auront fait autant de pages x ou y, ils les assembleront, et ils auront un livre. Artisanat et invention proche de sa source encore toute vivante et archaïque, ils travaillent près des fenêtres, pas de lumière inutile, nous, nous tâtonnons dans le noir et admirons les livres assemblés sur les étagères, couchés à plat. Les moines que j’avais vus à Lhassa imprimaient sur du tissu. Comme ils rient en nous regardant, je me demande s’ils ne se trompent pas de tas et si, plus tard, des moines désorientés ne liront pas des sutras dans le désordre.
Dans l’ensemble, les moines croisés dans les rues du monastère me paraissent très contents d’eux, assez suffisants, beaucoup ont leur portable collé à l’oreille.
Le soir, Julie propose un spectacle folklorique tibétain, elle pense que c’est à Xiahe, presque tout le monde accepte, sauf D. qui a le mal des montagnes et François qui hait le folklore, moi aussi, donc j’aurais dû l’imiter, mais la perspective de ma chambre glacée me fait courir la chance. Le car nous emmène dans la nuit brillante de lune, en direction inverse de Xiahe, plus haut, sur le plateau, on passe un pont de bois sur la Xia avec lenteur, le car beaucoup trop lourd, Julie est assez furieuse de cette mauvaise organisation, elle me le dira à la fin de la soirée.
On arrive au milieu de nulle part, sur un plateau herbeux, au moins à 3 300 mètres, où, au loin, brille une vague lumière : la salle de spectacle, chauffée paraît-il ? Non, ce n’est pas chauffé du tout, la « salle » est un hangar ouvert sur un grand côté. Au fond, nous sommes adossés vaguement au mur, sur des bancs, avec des vestes tibétaines fourrées sur les jambes, devant nous une table où des Tibétaines nous versent leur thé salé beurré, ainsi que du vrai thé que je bois et de l’alcool que je ne bois pas. Pourtant, on caille. Ils n’ont même pas de vrais instruments de musique, mais une sono hurlante. C’est le folklore actuel genre vaguement karaoké mais sur des airs anciens, si loin de tout, si démunis, nous et eux, chacun dans notre genre. Les mecs sont très grands, très beaux, très jeunes, en costume ethnique d’un temps incertain. Les filles grandes, un peu grosses, les joues toutes rouges.
J’analyse le spectacle, car je m’ennuie tellement qu’il va falloir que je lui trouve un sens. Les Tibétains figurent, en notre honneur, la propre idée mythologique qu’ils ont d’eux-mêmes, ils poussent quelques cris et chants martiaux, les garçons agitent de grands vieux fusils, les filles font mine de ramasser je ne sais quelle moisson.
Au dehors, le long du mur ouvert, les pieds dans l’herbe, une partie des habitants de ce plateau désert et loin de tout regardent le double spectacle qui leur est offert gratos : en première ligne pour eux, leur Tibet mythologique qui danse et en seconde ligne, des êtres surnaturels, aux cheveux rouges, blancs, gris ou blonds, sont massé comme dans un Olympe de poche réfrigéré et applaudissent avec chaleur : nous.
Le but de la fête est de faire sortir les dieux étrangers de ce hangar et de courir dans les prés noirs pour aller danser autour d’un feu. Tous acceptent de bonne grâce, Henriette, Jacqueline, JP. etc. partent joyeusement comme des mômes au jardin d’enfants, dans le noir, et bientôt on entend des pétards et on voit d’immenses flammes. Moi, je fais une grève totale. Je vomis Xiahe par tous les pores de ma peau. Je reste entortillée et maussade dans une doudoune de l’armée prêtée par un obligeant Tibétain, avec Julie qui remplit ses papiers pour son agence et n’a aucune envie de se joindre à la fête. M. Ban reste aussi, il a la même doudoune que moi et ressemble à Liu Shaoqi. Il semble guéri.
Au bout d’un moment, nous devons aller chercher les autres, il faut traverser le pré mouillé et glacé, Julie et moi manquons de tomber dans le ruisseau - moi, avec mes yeux défaillants, j’avais pris le ruisseau pour un chemin - on cherche le pont, heureusement Julie a une lampe électrique, Nous approchons de cette fête grotesque, les touristes et les Tibétains font la ronde autour du feu en poussant des cris primitifs, certains dansent par couples d’un air empoté, je n’en crois pas mes yeux ni mes oreilles, la bêtise humaine est-elle sans limite, je pense avec envie à François et à sa haine du folklore. La construction de ma lecture « mythologique » de la scène ne suffit pas à me rendre ma bonne humeur. On regagne le car et bientôt, nos chambres dégueulasses et glacées, je mets bonnet et chaussettes, et je passe la nuit à aller faire cinq fois pipi car j’ai avalé un diurétique contre le mal de tête des montagnes que, dans la colère de la fête j’ai ressenti, si caractéristique, me vriller dans l’arrière de la tête.
Xiahe, lundi 10 octobre 2005
Le lendemain matin, je n’ai pas dormi ou presque mais je n’ai plus mal à la tête, et, lorsque j’ouvre ma porte, D. m’apporte un edelweiss, le pré central tout raide de givre, est couvert de ces fleurs, variante tibétaine très haute sur tige, le soleil brille, voilà déjà une nuit de passée dans cet infect hôtel, encore une et on fout le camp, je redeviens de bonne humeur. Michel et Catherine sortent à leur tour de leur chambre, un rat leur a bouffé un pull en cachemire, et vraiment bien bouffé, le poignet et le coude.
On redescend en ville, au monastère. Le petit salon de thé tibétain où je passais mes journées avec Josette, il y a cinq ans, a disparu. La rue n’est toujours, pas belle, les Tibétains dévots et crasseux, les odeurs de pain, en revanche, sont bonnes, on achète quelques timbres, quelques fruits. Visite approfondie des nombreux bâtiments du monastères des Bonnets Jaunes, moines suffisants et gras, ou moinillons rigolards, M. Li donne mille explications sur les ornements et peintures. La visite au Temple des Bonnets Rouges, la branche qui n’a pas été réformée, est très sympa ; ils sont moins riches, moins puissants et leur façon d’être s’en ressent, ils sont beaucoup plus ouverts, plus accueillants. Ils font chauffer leur thé sans façon sur les capteurs solaires métalliques. Le vieux moine que je photographiais discrètement de dos, m’aperçoit, me fait face et se drape en souriant avec beaucoup de plaisir pour poser, de lui-même.
Visite enfin du couvent des Bonzesses, très simple, le plus haut perché dans la montagne, au-dessus des Bonnets Rouges ; au pied, s’étale l’orgueilleuse ville-temple de Bonnets Jaunes.
L’après midi, c’était soi-disant libre, mais que faire à Xiahe, surtout avec la disparition du petit café, aussi, nous sommes quelques-uns à accompagner M. Li chez un de ses un amis qui est moine ici. Il habite une petite cellule très jolie, environ douze mètre carrés, avec un lit étroit couvert d’une cotonnade à grands carreaux blanc et bleu, deux fauteuils, au mur, une petite étagère remplie de petits vases et bols très bien rangés, sur une petite table un ordinateur. Il y a dix ans qu’il est là, il était à la Fac comme M. Li, et tout d’un coup, le voilà décidé à devenir moine. Il est très pressé, il nous reçoit vingt secondes à peu près, et court ensuite à une cérémonie dans l’un des grands temples. La cellule ouvre sur une petite cour carrée, une autre cellule et un autre moine y loge, ce second moine est sur le toit, il range je ne sais quoi qu’on ne voit pas. Les Tibétains mettent beaucoup de choses sur les toits, y font sécher leur lessive, des genévriers (purificateurs) etc. et sans doute des légumes ou des céréales.
Temples, temples, temples, photos des panneaux de fleurs de beurre, ciel éclatant (or ce soir, il pleut, sans lendemain d’ailleurs, mais ça s’est radouci).
Le soir, avant dîner, Julie nous fait une conférence sur le bouddhisme, vivante et fort claire. Elle parle de l’extinction du désir. De la sortie de la roue du Dharma, de la sortie de la route de la beauté de la vie, ce qui se fait non pas en s’en éjectant, mais en s’y enfonçant, pour atteindre et se fondre dans le cœur du nirvâna. Je continue à réfléchir sur ma vie cet hiver, quoi « désirer », quoi « faire ». Sortir de la roue de la lecture ? C’est un vrai problème.
On entame la deuxième nuit, je change de tactique, je ne m’habille pas du tout, et je n’ai pas plus froid.
Je ne crois pas que je reviendrai pas déambuler à Xiahe.
Xiahe – Tongren, mardi 11 octobre 2005
En route pour Tongren. A travers la montagne.
Le car prend la route à gauche à la sortie de la ville, dans des montagnes extraordinaires, qui font pousser à D. et à moi des cris d’émerveillement, nous avons presque peur de la surprise et de la beauté à chaque tournant. Mes photos n’en rendent pas du tout compte. Peu importe, les rochers bruns et gris étaient magnifiques, déchiquetés, déchirés, brillant ou mat. La route était tortueuse et difficile, on se décrochait le cou pour apercevoir, dans le haut, les bouts du ciel bleu qui faisaient des angles aigus.
Au col, enfin on s’est arrêté, à peine un peu sur l’autre versant, déjà, c’était la route du Kumbum, mes héros l’avaient empruntée. On a stoppé, escaladé le talus et là, sous nos pieds, un tapis épais d’herbes vert de gris, jaunes, parsemées d’innombrables edelweiss, gentianes petites et uniques sur leur tiges, fausses gentianes en grappes sur une mince tige, fleurs d’automne de toutes sortes, rouges, grises, en coton, en duvet.
Le temps d’apercevoir loin à l’horizon une formidable barre rocheuse, sombre, au fond de la haute plaine d’herbe, et je me jette dans cette herbe, face au ciel bleu, c‘est un moment unique dans ma vie, le point de fusion où se rassemblent mes lectures d’enfant (Les voyages du Père Huc ou d’Alexandra David-Neel), mes voyages précédents, la Chine tout entière, tous mes désirs, l’harmonie de ce voyage et de mes compagnons, l’avenir incertain et transfiguré.
Je ne sais pas si je vivrai à nouveau un pareil moment, peu importe, il a été, il reste ce qui est comme un sens, brusquement donné à toute une vie, avec le bonheur en prime : un précipité, en somme, une essence, la mienne. Je ne suis pas sûre qu’il soit fréquemment donné de faire une pareille rencontre. Je mesure ma chance d’avoir conscience d’une sorte d’illumination, personnelle, sans divinité d’intervention, sans même la remplacer par la nature cependant présente et magnifique, juste un nœud éclatant de mon existence.
J‘en ai oublié d’écrire un bon moment, les couleurs, la légèreté de l’air presque coupant, les tourbières d’une beauté infinie, avec leurs tons divers, bruns, rouges, vert, fondues dans un tout sombre et humide, les petits villages tapis, fondus dans les tons de la plaine, les Tibétains qui, immobiles dans les villages ou marchant le long de la route, agitent des mains en direction du car, humanité qui se salue, les discussions à l’avant qui parviennent assourdies dans le fond du car. Être là. Mais pas sans attachement. Pas sans désir. Simplement, se muer dans l’imprécision de ces attachements et de ces désirs. C’est mon point de divergence avec le Bouddha, le détachement n’est pas la perte de l’attachement, c’est l’attachement infini et indéfini, une ouverture totale, une disponibilité totale.
Tongren est une ville assez petite, l’hôtel me paraît d’un confort inouï, il n’a pourtant ni ascenseur, ni chauffage, mais les couettes sont délicieuses et chaudes, une salle à manger avec un éclairage pauvre et glauque, vide, où nos deux tables se casent non loin de la porte. A gauche au fond, un petit salon où nous prendrons le petit déjeuner demain matin, est pleine à craquer de Chinois qui sortent en riant d’avoir bien mangé et sans doute bu.
Dans mon lit, je reprends la pensée sur l’extase du col, le monde, l’herbe et les fleurs se préparant à affronter l’hiver à 3 500 m. chargées de graines, d’akènes, de couleurs, les taches blanches des moutons dans les pâturages, en bas sur la plaine, les taches noires des zous et des yacks, l’expression des petits veaux , leurs petits visages un peu étonnés. Chevauchée vers le salut, l’attachement vers cette beauté et d’autres attachements et détachements, sans hâte ni peur. Offrande de cette beauté à toute ma vie qui m’a menée là.
La végétation des conifères a commencé au deuxième col. Une extravagante falaise rouge, comme dans les plus technicolor des westerns, va échapper totalement à mon appareil photo, j’aurais par moments voulu être toute seule et muette devant tant de beauté, un néant de plaisir. Nous sommes fous et saouls de bonheur (JP mis à part, qui regarde sa montre et soupire qu’on ne tient pas les horaires, que nous exagérons tout, que, non, ce n’est pas si extraordinaire, ni si beau, ni si rouge, que c’est normal dans la montagne, que la mentalité des touristes qui admirent tout est déplorable, etc.).
Le dernier temple visité en arrivant à Tongren était simple, beau, pas étouffant comme à Labrang, les moines étaient peu nombreux, occupés à faire bouillir leur eau sur les écrans solaires, à faire la vaisselle, bref, à vivre, et non pas à passer d’un air suffisant comme à Xiahe. Leurs visages sont à la fois astucieux et gentils. Plus humains, si l’on peut dire. On s’est arrêté pour acheter des objets chez un moine « artiste », qui a un petit commerce dans une maison du village et qui nous a fait de la retape au monastère, j’ai choisi pour Jacques un petit tangka qui finalement, déroulé à Paris, se révèlera très joli.
Tongren - Xining, mercredi 12 octobre 2005
L’hôtel de Tongren est sévère et de genre soviétique, mais plus avenant que celui de Xiahe. Plus propre, plus spacieux. Il y règne aussi le système de clés qui ne sont pas remises à chacun des occupants, on doit aller quémander aux dames d’étage pour qu’elles vous ouvrent votre chambre, en donnant le numéro.
En quittant Tongren, Mlle Du a quitté le devant du car, peut-être hier déjà, elle s’est rapatriée dans le fond à notre hauteur et se pelotonne d’abord dans un siège, derrière JP, puis s’assied à côté de D., qui pousse obligeamment son sac pour lui faire place. Bientôt, sous couleur d’être fatiguée et ensommeillée, elle somnole, elle roule sa tête, comme endormie, sur l’épaule de D. qui n’ose plus bouger, et quand elle se réveille, elle lui demande des éclaircissements sur des points de français. Elle écrit avec application en lettres capitales sur des bouts de son petit cahier et elle rit, sa main en paravent à quelques centimètres de sa bouche. De temps en temps, je suis mise à contribution pour éclairer quelque point. J’ai tout le loisir de me transformer en observatrice de l’attaque d’un touriste par une mignonne fleur chinoise.
Ce sera une offensive en règle qui n’échappe à personne. Elle le veut, elle l’aura. D. tombe dans le panneau avec une naïveté et une vitesse étonnantes. Anne dira plus tard, « elle l’a cueilli comme une marguerite ». En attendant, la marguerite s’effeuille, un peu, beaucoup, passionnément et n’est pas prêt à tomber sur pas du tout. Jour après jour, (jusqu’à Dunhuang) il va fondre. Dans le car, les conversations menues du groupe continuent, à un moment, j’entends le mot Golmud, un de ces noms magiques de lieux, qui me feraient faire n’importe quoi pour y aller, hélas, nous ne passerons pas à Golmud, du moins dans ce voyage-ci. Les Chinois construisent un train d’altitude, de Golmud à Lhassa, il sera prêt pour les J. O. avec des ouvrages d’art colossaux dont nul ne sait s’ils tiendront, à des altitudes pareilles (5 000 mètres) et avec des montagnes pareilles à transpercer.
En attendant, ici, le paysage est superbe, une fois encore, des montagnes mêlées par un géologue fou et passionné, de riches plaines fluviales, on repasse le Fleuve Jaune, en amont, il n’est pas encore jaune, justement, il est bleu (il est vrai que le Fleuve bleu est doré en amont, ils sont quitte). Les champs sont délimités par de petites levées de terre, bien carrés ou rectangulaires. Légumes, fruits, maïs, etc. Pommes de terre, aux feuilles et tiges très hautes. On va prendre des photos (ratées une fois encore) dans un champ, où un Chinois nous parle (Julie est là pour faire l’interprète) et nous indique des herbes aromatiques qui poussent de-ci de-là.
On est à nouveau en pays musulman (cette fois ce sont les Sala, pas les Hui, comme à Linxia, ni les Dongxian comme sur le chemin du barrage de Binglingsi). Toutes les maisons sont en pisé beige, leurs murs de clôture également, seuls, les portails sont soulignés d’une bordure en briques vernissées vertes, le vert musulman semble absolument de rigueur.
M. Li et Julie, à l’avant, donnent des indications, des altitudes, des noms, font leur métier de guide et d’accompagnateur, annoncent le plan de la demi-journée. Mlle Du dort à nouveau à côté de D., en roulant toujours sur son épaule, il prend moins de photos qu’auparavant de peur de la déranger. Et j’ai perdu un interlocuteur. Les moutons succèdent aux moutons. Au fond, vers le sud, de hautes montagnes blanches, qui sont les derniers plissements de l’Himalaya. Les torrents courent, tout gris dans les vallées étroites, des arbrisseaux et des arbres tout dorés s’élancent dans les pierrailles. Le lœss creusé et raviné succède aux rochers, les peupliers de l’Asie ont les pieds dans l’eau. Les cols succèdent aux cols, on aperçoit un grand lac de barrage, presque brun, bordé de maisons brunes, ton sur ton.
Dans les vallées, les paysans moissonnent, battent, on dirait un catalogue de travaux des champs comme dans les livres de leçon de choses d’autrefois, battage au fléau, ou en installant les moissons sur les routes adjacentes, ou en faisant tourner des animaux sur une aire. Partout, sont passés le Père Huc, le père Gabet et leur serviteur tibétain, ils allaient au Kumbum et nous y allons aussi. Ils seraient dépaysés par les grandes routes, souvent excellentes et récentes, par les motos, par les silhouettes d’usines chimiques ou agricoles ; mais pour le reste, ils trouveraient leur Tartarie et leur Tibet en bon état, riches, plus riches, certainement, les toits regorgent de gerbes et de récoltes en train de sécher au soleil, la saison est à l’engrangement, il y a une impression de bien-être qui se dégage et de paix avec les travaux des champs exécutés sous un soleil si beau, une température si douce.
Dans les villages, des bâtiments officiels rutilent, la mode n’est plus aux tristes carreaux de salle de bains comme il y a quelques années, on a maintenant du néo-classique, des colonnes doriques, peintes de couleurs tendres, vert turquoise, bleu tendre, rose, les chapiteaux soulignés de doré. Plus on va vers Xining, plus l’habitat villageois est beau, maisons de terre, cours closes de terre, une unité de ton, et, comme on est en car, on plonge dans les cours, où les lessives qui sèchent ne sont pas misérables comme au Ningxia. La région est très plaisante.
Observer les Chinois, minorités ou Han, est une occupation à plein temps, leurs attitudes semblent toujours juste celles qu’il fallait avoir. Parlant de cela avec Julie quelques jours plus tard, elle me confirme qu’elle a la même impression que moi, de leur originalité et de leur adéquation profonde à ce qu’ils vivent. La Chine est superbe, parfois tragique, toujours grande même dans la saleté et le dénuement, mais j’aime surtout les Chinois, cet immense tapis d’herbe d’un milliard et demi de brins, qui s‘adapte au temps, se relève après les coups de rouleau, ondule avec le vent dans le sens de l’avenir.
A l’un des cols, un énorme arbre à prières est dressé, avec ses kata déchirées et décolorées, devenues chiffons flottants, accompagnées de branches et de fagots, on dirait de l’arte povera à Beaubourg. Une jeune femme tibétaine vend des papiers de prière, on en achète par paquets, et on les lance en criant « Les dieux sont vainqueurs, les démons sont vaincus », ils se dispersent dans le vent, entre les deux vallées profondes. Mein Gott. Nous dominons un paysage grandiose et sombre, les nuages sont autour de nous, le vent très fort, avant de redescendre dans une vallée où les Chinois ont entamé, là encore, une immense autoroute, avec des contreforts babyloniens, qui mettra Xining en relation directe avec Lanzhou : deux grosses villes en plein développement.
Mais avant d’arriver à Xining, on va, enfin, au Kumbum.
Petit monastère, avec ses bâtiments comme miniatures par rapport au gros Labrang, mais des miniatures d’époque Ming, magnifiques de préciosité simple. Des arbres dans les cours des temples, des statues superbes, des fleurs de beurre dans une salle aux vitrines poussiéreuses interdites de photos, le Kumbum garde sa finesse, la perfection de cette architecture un peu archaïsante, composite, mélange de Ming et de Tibet, de Bouddhisme et de grâce, délicate, élégante dans la profusion bouddhique, des fleurs partout, cosmos, œillets d’Inde, bouleaux et peupliers jaunes d’or dans les cours et le long des allées.
Au détour des temples, nombreux, ouvragés, où se pressent pas mal de pèlerins et de visiteurs, encadrés par des moines qui interdisent toute photo, nous tombons sur l’Assemblée des moines, en robe rouge sombre, qui a lieu sous un auvent de bois aux poutres magnifiques. Ils récitent des sutras en psalmodiant puis brusquement à 6 heures du soir tapant, dans la lumière qui tombe, devenue bleue passée et grise, ils mettent tous leurs immenses bonnets jaunes sur leur tête, et s’élancent en rigolant dans la cour, où commence la séance d’arguments, où ils « disputent » à l’ancienne, comptant les points des arguments sur leur doigts, en agitant les bras et en criant. Dans l’ensemble ils sont très jeunes. C’est un moment très court, très intense, après quoi, ils ramassent des paniers de bouffe posés je ne sais par qui et je ne sais quand, et partent avec, je ne sais où car le temple ferme et nous sommes mis dehors. Je viens d’écrire trois fois que « je ne sais pas » et c’est vrai, le déroulement est à la fois mystérieux et ordonné, c’est leur vie de tous les jours, incompréhensible, figée depuis si longtemps, pour on ne sait (encore !) quel but, enfin, si, celui de faire tourner la roue du Dharma, en essayant d’y rentrer. En quittant ces « honteux attachements de la chair et du monde », comme dirait Polyeucte à qui je pense souvent. Ils n’ont pas l’air d’y penser Quelles sont les pratiques sexuelles des moines ? Je ne sais pas, une fois encore. Ils regardent beaucoup les femmes, je ne sais avec quoi dans les yeux, de l’étonnement, de l’incertitude, de l’intérêt ?
L’hôtel de Xining est excellent. Le restaurant, situé non loin de l’hôtel, également.
Xining - Zhangye, jeudi 13 octobre 2005
On quitte Xining sous la pluie, dans une haie d’immeubles rose indien, vert d’eau, bleu turquoise, bleu layette, tout neufs, de plus ou moins grand standing, mais la ville s’élance sur un plan quadrillé et monotone, juste illuminée par les couleurs « flashie », qui renvoient aux démolitions les vieux HLM marron du début des années 80 et ceux en faïence salle de bains des années 90.
Les kilomètres de route prédisposent à la réflexion, sur le Kumbum et sur moi dans le monde, je radoterais si je les retranscrivais, mais il est sûr que j’ai atteint un autre palier. Je roule, pompant, aspirant, tous les détails et les grandes lignes, dans un bien-être toujours vaguement érotisé, ce qui n’est pas le bon terme, mais ouvert, ouvert, tendre à l’égard de ce que je vois. Dans la campagne, beaucoup de maisons à moitié démolies, des murs de pisés écroulés, l’impermanence des bâtiments, seule l’écriture est respectée, les constructions, non, on les abat et on les refait. Ferrailles, bouts de charbon, moutons, plâtre, des gens qui travaillent à l’entretien de la route agitent la main. Froid, gris, bleu, chaud, nuages, éclaircies, se succèdent au fur et à mesure que l’on monte à nouveau, en quittant Xining e sa pollution industrielle, Chine d’automne où tout entre dans mes yeux encore bons à quelque chose, les champs et les gerbes, groupées selon les régions et les coutumes, sur les toits, par terre, dans les champs, du brun, du rose, des sols, des étendues spongieuses et tourbières, mousses rousses et brunes, herbe grise, des buissons à petites fleurs grises ou blanc mat. Couleur du Tibet et de la Chine du nord-ouest.
Nouveau col. On monte très haut, par une route rocheuse magnifique, longée de givre, puis de neige, les ruisseaux courent, les branches sont comme des cordes minces de lumière dans la montagne, buissons givrés. Après le col, on est descendu dans le brouillard, qui embrume le précipice immense sur la droite, à peine aperçu, puis la lumière revient, le soleil revient, il y a deux voies pour le bouddhisme, la voie graduelle (façon indienne) et la voie immédiate (façon chinoise et tibétaine avec l’illumination). Dispute sur ces deux voies, pendant le concile de Lhassa, je n’ai pas noté la date, c’est Julie qui a entrepris de nous donner un résumé de l’histoire du pouvoir au Tibet, maintenant qu’on le quitte à peu près et qu’on quitte aussi le brouillard et la neige pour redescendre dans la vallée au fleuve gris et aux bouleaux dorés. Elle parle d’un moine bouddhiste chinois assassiné par le roi du Tibet au cours d’un banquet (comme au Népal, récemment, le frère du roi qui a dessoudé toute la famille royale sauf lui et son fils). Représailles chinoises (sous quelle dynastie ou siècle, les Tang ou les Song ?? quel foutoir dans mes notes et dans ma tête). Toujours est-il que Gengis Khan arrive, ravage le Tibet, et voilà Koubilai Khan qui y établir le pouvoir de la dynastie mongole. Pendant ce temps, les peupliers et bouleaux dorés couvrent les pentes, me laissant mourir de beauté et de plaisir, les princesses chinoises ou tibétaines font les frais diplomatiques de cette histoire d’alliances et d’hostilité alternées jusqu’en 1904 où la Chine envahit une fois encore le Tibet et qu’on arrive sur un lac de barrage qui n’en finit pas, dans les tons vert et brun très mélancolique. Le Tibet se ferme volontairement à toute modernisation. Les moines font régner un archaïsme qui leur convient et qui convient aussi aux habitants, j’imagine, au moins parce qu’ils n’ont aucun point de comparaison.
Le long de la route, le lac de barrage devient carrément kaki, un ton en accord avec l’invasion de la Chine en 1949, où l’armée rouge « libère » le Tibet de « l’oppression des moines », je reste dubitative sur la relative partialité de Julie, que JP défend farouchement (il est visiblement très anti-tibétain). Mais dans ma position sur la roue du Dharma récemment repérée, j’ai acquis beaucoup de distance, et je laisse dire, sans en penser moins. Je me rappelle avoir vu un document filmé où le jeune Dalai Lama après 1949, va rendre visite à Mao, il a quitté Lhassa en char pour aller prendre l’avion puis le train, dans son ravissant costume de brocard brodé, déphasé comme une image du 16e siècle sortie du Potala, souriant aux huiles communistes dans le Palais du peuple.
C’est vrai que les moines ont sciemment entretenu l’archaïsme, mais je suis sûre que la « libération » n’a pas apporté la liberté. Les récentes rencontres entre Pékin et le Dalai Lama (c’est le même que le jeune homme en brocard, mais avec cinquante ans de plus) témoignent d’une double volonté de « lisser » les relations. D’aller vers une autonomie raisonnable. L’adoption des « sous-titres » tibétains est récente dans les indications topographiques, s’accompagne-t-elle vraiment de choix possible dans les apprentissages de l’école ? Les discours qu’on nous a dispensés (M. Ma, M. Li) sur les charmes des Universités pour minorités ne m’ont pas convaincue. Je le vois encore comme une ségrégation ou un affichage creux.
Le lac de retenue a fini en queue de poisson dans les arbres jaunes. Romantisme des paysages, avec un arrêt pipi sur un talus épouvantablement raide, mais d’où on domine la vallée et la route, et la rivière Da Tong et ses bosquets dorés. Les maisons aux toits plats et aux cours fermées ont repris l’avantage à mesure que la plaine s’élargit.
Grande plaine de montagne agréable, avec des monts adoucis, qui vont prendre du relief, de la consistance et de la hauteur, les Qilian face à nous, avec leurs multiples sommets enneigés à 5 et 6 000 mètres et près desquelles nous allons pique-niquer dans une pâture.
Les Qilian surplombent des steppes jaunes, avec des moutons, des zous et des vaches..
Au énième col, ensuite, à 3 900 mètres, on trouve de la neige, je cours dedans en brandissant un tibia trouvé sur le bord de la route, comme le singe de 2001 qui découvre l’outil, je cours en direction de ceux qui se lancent des boules de neige, bref, on est complètement saouls de beauté, une fois de plus toutes mes photos seront ratées par rapport à la réalité.
Redescente du col. A nouveau des pépinières et des champs, des récoltes, cela ne finira jamais, je les aurai toujours avec moi, ces journées pleines à éclater.
Le dernier arrêt est de trop : c’est au monastère du Sabot de cheval auquel on s’était arrêté autrefois, il a été rafistolé, rénové, touristisé, j’en ai marre, il fait froid, gris, la nuit va tomber, les sapins sont saupoudrés de neige, et j’ai trop vu de belles choses pour me plaire encore à grimper au pas de course, je traîne par derrière avec Henriette qui en a marre aussi. Il était vraiment de trop, ce monastère suspendu, assez joli, je dois dire, mais bon, trop c’est trop. Est-on obligé de bosser avec cette fureur stakhanoviste ?
On arrive enfin, à la nuit tombée à Zhangye, que je ne reconnais pas du tout, c’est là que j’avais rencontré Françoise Lorton il y a douze ans, la ville a terriblement grandi, à croire que c’en est une autre. Je ne vois même pas les collines que je croyais me rappeler, ni les murailles. En revanche, l’hôtel me réveille quelques souvenirs vagues, dans sa configuration, avec sa cour carrée, plantée d’arbres et ses escaliers qui mènent à la salle à manger, où Mlle Du regarde D avec amour et réciproquement, de leurs tables respectives. Ils sortent ensemble et vont sans doute flâner dans la ville.
Zhangye - Jiayuguan, vendredi 14 octobre 2005
On démarre avec la visite, dans le jardin près de l’hôtel à Zhangye, du Temple du Bouddha couché. Il est en plein dans les travaux, presque inaccessible, on doit coiffer des casques de chantier pour entrer et le voir, allongé paisiblement sur le cté droit, faisant bien ses trente mètres.
On traîne un peu devant les boutiques d’antiquités et D. m’entreprend sur l’amour que Mlle Du semble lui porter. Il est tout ému qu’elle soit fatiguée au point de s’endormir et que sa tête roule sur son épaule, elle veut l’inviter chez elle à Urumqi. Il a envie de la protéger, il lui semble qu’elle est amoureuse de lui et il n’en est pas sûr du tout, il est un peu gêné. Il me fait passer, en somme, du rôle de la bonne copine que j’étais, nous récriant ensemble sur la beauté du monde en cueillant des edelweiss, à celui de la confidente, et je me mets à écouter les vagues de l’amour battre les plages de l’imaginaire, la transformation de brimborions en sentiments, je m’entends dire les phrases plates des confidentes raciniennes, jamais tout à fait critiques, jamais tout à fait d’accord ni avec la passion ni avec son développement anarchique et mortel auquel elles assistent, inquiètes, mais envieuses. Je lui dis que tout cela est très bien et qu’il verra bien. Et je lui dis que je l’envie beaucoup. Ce qui est vrai, quelle chance il a. Ils n’ont pas couché ensemble, mais à mon avis, ce sera pour très bientôt. Dans les promenades, elle ne le quitte plus. La « guide nationale » qu’elle est, ne guide plus rien du tout que ses propres affaires.
On roule vers Jiayuguan, route pas passionnante, marquée seulement par quelques grandes usines, et la panne de car dont je parlerai un peu plus bas. On arrive à la fin de la Grande Muraille, la portion de l’extrême ouest, là où commençaient les Barbares, les Xiongnu (nos Huns), le fort lointain que j’avais vu il y a douze ans, avec Ahmed, Anne et Élisa en riant tellement, dans ces constructions assez neuves, refaites et repeintes clinquant, mais beaucoup moins aménagées que maintenant : c’est devenu un site genre Mont Saint-Michel, avec des prétentions. Il y a douze ans, on savait que c’était presque tout reconstitué avec le fric des compagnies de cinéma, pour tourner les péplums historiques chinois. Aujourd’hui, on essaie de nous faire croire que c’est du pur Ming, avec même la recette du ciment, je conteste vaguement : étant donné, qu’une partie de ce qu’on nous montre n’existait pas il y a douze ans, on peut difficilement croire que ces murailles ont réellement sept siècles. Peine perdue. Cela me met de mauvaise humeur, je trouve le site affreux, les Chinois sont en horde, c’est un jour où j’en ai marre de visiter, et trop de beauté hier a écrasé la journée d’aujourd’hui. Il y a maintenant un musée barbant et froid, avec des choses reconstituées style Musée Grévin et quelques photos assez belles, un magasin rasoir, bon, bref, c’est la mauvaise journée de la semaine, vivement ce soir qu’on ailler dormir, un voltarène ne sera pas de trop, les jambes me rentrent réellement dans le dos.
En fait, il est arrivé deux malheurs depuis hier, un grand et un petit.
1) Le grand malheur : M. Li nous a quittés cet après midi à Jiayuguan, après le déjeuner, c’est un drame pour les bonnes femmes du groupe, nous adorions M. Li, son joli anglais, ses lunettes d’intello, ses explications ravissantes sur le bouddhisme.
Il est reparti pour Lanzhou avec M. Ban, après que le car ait crevé une dernière fois (c‘était la 3e en quelques jours) dans un village rempli de sacs d’oignons roses où nous avions fait une halte forcée chez un réparateur de pneus. Car à force de crever, on n’avait plus de roue de secours, les quatre pneus étaient d’ailleurs plus lisses qu’un miroir. On s’était donc
arrêté dans un tout petit atelier, dans un village, où les propriétaires avaient installé une sorte de salon d’été sur le trottoir, avec un vieux bout de banquette déglinguée, dans un désordre effroyable, et, quand nous sommes arrivés, ils paressaient sur la banquette, en regardant passer les voitures. A notre arrivée, une très jolie fille hardie un peu le genre de Camille, la fille de Pékin, avait bondi, mince comme une anguille en pull rayé, une héroïne pour le nouveau cinéma chinois. Elle a pris la direction des travaux, exécutait ceux qui demandaient de l’intelligence et régnait sur un jeune homme qui faisait les travaux de force sous sa direction, le tout sous les regards d’une dame en pull violet qui devait être la mère de la fille et sans doute la propriétaire elle-même. Un film, vraiment. Ces gens, une fois de plus, étaient symboliques de la Chine, astucieuse, précise, là où il faut. En 10 minutes, ils avaient changé et réparé le pneu en le rembourrant avec je ne sais quoi, avec une efficacité toute chinoise, et puis ils s’étaient rassis sur leur banquette, paisiblement. François, Nicole et moi, pendant ce temps-là, on avait été faire pipi dans la cour du fond de l’atelier, entre des tas superbes de sacs d’oignons, en filet orange, avec leur peau rose translucide en dessous.
Il faisait beau, il faisait frais. Quelque chose comme le bonheur. Mais bon, bref, le malheur était arrivé tout de même : M. Li nous avait quittés peu après. J’aurais dû lui demander son mail, je lui aurais écrit en anglais cet hiver.
Le 2e malheur de la journée est petit et plutôt comique. Il a suivi la visite à la Muraille reconstituée et le musée barbant : notre nouveau car, conduit par M. Kong, a tout simplement oublié de venir nous rechercher. La nuit était tombée, il faisait froid, on était sur bord d’une grande route très passante, à une quinzaine de kilomètres de Jiayuguan, les excités du groupe parlaient déjà de revenir à pied ( !). Un quart d’heure, vingt minutes, une demi-heure se passent, où s’asseoir, nulle part, on commençait à cailler, je regrettais mon écharpe, Mlle Du et Jeanne (la remplaçante chinoise de M. Li) téléphonaient tous azimuts, mais le car avait bel et bien disparu, nous étions là, touristes égarés et ridicules. Crevés.
Miss Du et Jeanne organisent alors une chose étonnante pour la France, le stop pour les touristes. Et en quelques minutes, voilà cinq voitures arrêtées, et des particuliers bien disposés nous ramènent à l’hôtel, un bel hôtel neuf, dans une ville à nouveau méconnaissable par rapport à il y a douze ans, neuve, immenses réverbères et statues, œuvres d’art abstraites au milieu des ronds points. Je me réfugie momentanément dans les attachements de l’imaginaire et le regret du passé.
Dormir.
Jiayuguan - Anxi, samedi 15 octobre 2005
Adieu sans regret à Jiayuguan. Au début de la matinée, arrêt dans un magasin atelier de jade, D. achète des souvenirs pour sa famille et peut-être encore pour sa « copine » qui est en train de devenir une ex, et il est tout gêné, me dit-il, il n’ose plus acheter quoi que ce soit, car Mlle Du l’accompagne pour marchander et veut tout lui offrir.
On reprend la route, pleine de camions, de toutes les couleurs, des mauves, des violets, des roses. Il n’y a plus seulement les camions bleus de Chine, si caractéristiques. Julie propose de faire un pique-nique sur un des derniers forts de la Grande Muraille, un peu à l’ouest de Jiayuguan, après avoir visité les tombes des Qin et des Wei en plein désert, dans les environs de la Porte de jade. J’en ai visité, déjà, quelques-unes autrefois, je me rappelais des enfilades de salles souterraines, très basses, où il fallait ramper et où Lucie et moi avions eu une crise de claustrophobie. Ici, non : la tombe Wei (n°6) que nous visitons est petite et profonde, on y descend aussi par un escalier raide et on se faufile en rampant dans un boyau d’accès, mais il n’y a que deux ou trois pièces minuscules en enfilade, qu’on ne peut pas visiter tous ensemble, on tient environ 6 personnes par pièces. Elles sont décorées de peintures murales, extrêmement simples, représentant la vie quotidienne, les travaux de cuisine, les travaux des champs, ou la vie cérémonielle, les visites, les mariages, en ocre rouge, brun et noir sur fond clair. Elles sont magnifiques de sobriété et interdites de photos.
On s’en va ensuite pique-niquer vers l’ultime bout de la Grande Muraille, à l’évidence fraîchement retapé sinon construit, une pente et des escaliers mènent à deux fortins, en haut de la crête, les braves s’élancent vers les fortins avec détermination, les non braves dont je suis pique-niquent à mi course, sous le soleil, devant une plaine claire et poussiéreuse où les Xiongnu sont dissimulés. Henriette et Jacqueline s’apitoient sur Mlle Du, « elle a sûrement ses règles, prétendent-elles, la pauvre petite, elle a très mal, elle a l’air si fatiguée, il faudrait s’arrêter dans une pharmacie ». Innocence. La “pauvre petite” galope avec D. dans les hauteurs de la Muraille et des fortins. La Love Affair continue de plus belle, sous l’œil à demi réprobateur d’Anne qui aime beaucoup D. et craint la voracité de Mlle Du et sous l’œil froid de Julie qui doit trouver, avec raison qu’elle ne tient plus du tout son rôle de guide. Je remarque qu’elle n’a vraiment abattu ses cartes qu’hier, lorsque M. Li nous a quittés, elle devait craindre un rapport de lui à leur agence commune ?
Dans le désert, le long de la route droite et infinie, nous longeons, en allant vers Anxi, de suspectes constructions qui m’ont tout l’air d’un camp de travail : petites bicoques alignées face à face, dans le total désert, où nul mur d’enceinte n’est nécessaire. Les bicoques ne sont pas finies, Jeanne et Miss Du consultées nous expliquent que c’est un futur village pour d’enthousiastes pionniers, qui viendront des bords du Fleuve Jaune pour mettre en valeur ces terres désolées. J’émets quelques murmures sceptiques dans le fond de ma place, mais JP pense que j’ai tort, qu’à l’évidence, les paysans du Fleuve Jaune ont choisi de venir avec plaisir dans ce désert, il n’a pas l’air de croire que les lao gai existent, ni que les « déportations » aient couramment eu lieu en Chine depuis les temps historiques et lointains des Royaumes Combattants. D’autres partagent tout de même mon scepticisme et mon point de vue. Comme il y a en construction une immense autoroute et un chemin de fer sur ce plateau, on voit bien qui les construira.
Par moments, des plumets de genre de roseaux, tout clairs, ornent le fond du fossé, et captent la lumière tombante.
Je me retrouve face à mes pensées, à mes problèmes de vie et de lecture qui restent une énigme à déchiffrer. Mon endurance dans ce voyage me fait plaisir, me fait espérer d’autres grands voyages. Et pourtant, quoi faire en Chine après ce trajet, qui est, je le sais, parfaitement exceptionnel. Le Fujian, Canton et Macao ? Un autre monde, qui ne pourra que difficilement avoir la violence magnifique de ce voyage-ci. Au bout du compte, il semble bien que, autant que les paysages chinois, ce sont les Chinois que j’aime, leurs expressions ; M. Ban, ou les mecs à motos transportant leurs moutons, ou la réparatrice de pneus : leur air indiscutablement libre, comme celui que j’ai trouvé un jour à Vincent C., leur aisance avec eux-mêmes, leurs devoirs et leur vie. Ce soir, je suis arrivée à Anxi, une ville inconnue du monde qui a surgi pour nous avec une chambre chauffée (la première du voyage) et même trois lits dans ma chambre.
Dans la grande salle à manger, au dîner, à Anxi, pleine de Chinois touristes, Julie fait remarquer sur le mur du fond, un superbe idéogramme rouge géant composé d’une figure double sous l’élément du toit : elle se tourne, sarcastique, vers D., « Dans vos cours de chinois intensif, vous avez dû l’apprendre ? » D. ne dit rien. « C’est le bonheur conjugal » assène Julie.
Depuis hier, c’est comme le fantôme de D. qui est à table, une forme vide, muette, il ne répond pas, il encaisse. Son corps est là, mais il n’est plus du tout « avec » nous, présent-absent et muet, je vérifie combien l’amour isole. Il jette des yeux vers la table des guides, où Miss Du ne cesse de lui lancer aussi des regards et, sitôt le repas fini, ils sortent l’un après l’autre, avec un léger décalage, croient-ils noyer le poisson, nous croient-ils dupes de leur minuscule comédie, alors qu’il éclate aux yeux qu’ils vont se rejoindre, tout le groupe a compris, je pense encore qu’ils vont seulement pour se promener. Mais qui sait ? Le dénouement me semble proche. Ou même déjà joué ? Je ne le crois pas, ils ont l’air d’être sur le bord, en manque et assoiffés. D. doit se poser des problèmes métaphysiques. Mlle Du a le teint tout piqueté. À suivre.
Tout à l’heure, des Chinois vont monter dans les étages en vociférant, avec leur sans-gêne habituel et leur incroyable énergie.
Anxi - Dunhuang, dimanche 16 octobre 2005
J’ai merveilleusement dormi dans mon 3e lit, celui le plus près de la fenêtre, comme toujours. Le matin, en allant prendre le petit déjeuner dans la grande salle à manger et son « bonheur conjugal », je vois, dans le vestibule, le personnel féminin de l’hôtel, en tenue stricte, bien coiffé, chignon, tailleur impeccable, en une sorte d’escouade sur 4 rangs de 8 personnes, écoutant respectueusement les ordres d’une chef, encore plus stricte, austère, sévère. Personne n’a l’air de rigoler, la condition du personnel n’est pas la joie et la détente, c’est militaire.
Nous partons pour les grottes de Yulin. La route est agréable, au milieu des champs de coton tout roussis avec encore des fleurs blanches, on passe le long des villes étapes détruites, on s’égaille dans l’une d’elles, devenue un tas de pisé fondu et de ruines confuses, où poussent des tamaris et des petits buissons : c’était autrefois Pochengsi. Grosse étape entre Yulin et Dunhuang.
Yulin est installée dans une vallée, petite rivière claire sur cailloux gris, petites îles couvertes de peupliers jaunes, et les grottes, taillées à la surface de la falaise claire, s’ornent d’assez belles peintures, dans les bleu-vert et les ocres, assez passées, représentant des scènes de la vie de Bouddha, je me jure de me rappeler chacune, mais, en fait j’ai oublié.
Je commençais à être saoulée de Bouddha du présent, du passé, du futur, de gardiens farouches piétinant des têtes de mort et des monstres vaincus, saoulée d’apsaras, de boddhisattvas etc. On pique-nique au bord de la rivière, par petits groupes, je bavarde vaguement avec Nicole, les autres me fatiguent un peu, d’ailleurs, tout le monde a l’air un peu fatigué. Cela fait tout de même quinze jours qu’on roule. On a encore huit jours à tenir, pas de gaspillage, juste profiter du la douceur du beau temps, de la beauté du site, sauvage et culturel à la fois. Les chiottes valent le détour, une ou deux étoiles dans la rusticité et le charme malgré l’odeur, avec des oies qui poussent des cris derrière la cabane qui abrite le trou où on s’accroupit, dans le murmure de la rivière.
Départ dans le car de M. Kong, le chauffeur, qui ne nous oublie plus dans les sites, mais qui secoue de telle manière que je ne peux pratiquement plus rien noter de ce que je vois, et, si je note, je ne peux absolument pas me relire. Si bien que la route de Yulin à Dunhuang est passée à pertes et profits et vaguement qualifiée de « superbe » dans mon calepin, sans plus de détails. Elle est en travaux sur des kilomètres, M. Kong roule dans une véritable fondrière de poussière, Julie nous distribue des masques, puis, on regagne la route, avec ses gravillons frais qui sautent sous les roues.
En revanche, pour l’arrivée à Dunhuang, pas besoin de notes pour me rappeler le désastre de la promenade au lac du Croissant de Lune, qui était déjà nul, il y a douze ans et qui est devenu un attrape-touristes hideux, kitsch, grotesque même, à prendre un fusil et plusieurs bidons d’essence pour y mettre le feu. Au pied de la splendide dune de Dunhuang, au lieu des petites boutiques en plein vent où l’on vendait des petits livres rouges et des assiettes Mao autrefois, les Chinois ont créé une sorte de Luna Park, avec des promenades à chameau, dont la grosse tête dédaigneuse se multiplie par troupeau entier, un petit train genre train de Montmartre emmène les touristes fatigués, pour 10 yuans, non loin de la flaque herbeuse et boueuse du soi-disant lac, et son ridicule petit temple décoré sur un îlot. La dune elle-même est défigurée par un affreux système de remonte pente et de luges, sans compter les escaliers de bois qui permettent de monter. Un type est payé à remonter sur son dos les lourdes luges de bois sur lesquelles sont descendus les imbéciles de touristes (chinois et européens). Mlle Du et D. s’élancent ivres de bonheur d’être seuls sur cet escalier géant et montent en un temps record au dessus de la dune derrière laquelle ils disparaissent avant de réapparaître pour la redescente, en biais, dans les flots de sable. Fatiguée, Miss Du ?
Catherine et Michel s’offrent une partie de luge : tous les autres regardent, muets de tristesse de voir nos congénères aussi grotesques, furieux de ce temps passé dans le sable, les cris et la musique tonitruante d’une unique guinguette et la crotte de chameau, on ressort de l’enceinte de ce parc d’attraction pour attendre le car pendant près d’une heure. M. Kong réapparaît enfin à l’heure fixée par Julie. La mauvaise humeur est tamisée par nos bonnes éducations respectives, mais tout de même, il faut faire campagne contre ce point raté du voyage. Les amoureux redescendent illuminés par leur ascension.
Le soir, après le dîner, les autres se traînent au marché de nuit. François et moi, non, on déteste ça. François rentre avec moi, vérifie avec gentillesse que je sais mettre en route la clim, exercice visuel difficile surtout avec leur foutu climatiseur à zappeur (comme au Japon), ici, de toute façon, elle est murale et en panne.
Dunhuang (Mogao) - Liuyan (la gare), lundi 17 octobre 2005
C’est sans doute ici que les amours se sont consommées, car ce matin, D. arrive cinq minutes avant le départ, ayant raté le petit déjeuner. Il me susurre qu’il a été manger une soupe de nouilles avec Du dans le quartier. Ach mein Gott ! Quelle chance il a, ce D., de voir la Chine intimement. Je n’en sais pas plus. Mlle Du revient dormir dans le fond du car.
La journée sera paradisiaque, passée à visiter les grottes peintes de Mogao dont j’avais le plus mauvais souvenir, je n’en avais vu qu’une ou deux petites, étroites, dépeintes, inintéressantes. Cette année, c’est le grand jeu pour visiter les restes de ce monastère immense creusé dans la falaise, entre le 5e et le 13e siècle. Au fil des ans et des dynasties, les moines ont conservé ou ajouté les fresques, comme d’immenses broderies au petit point, les préservant à peu près des invasions musulmanes entre le 8e et le 19e siècle, qui n’ont pas ménagé les destructions, sur la représentation humaine, quand ils en ont eu l’occasion.
Entassés aussi ici, par un moine dont j’avais lu la vie romancée il y a quelques années, on a trouvé des livres en rouleaux, avec des manuscrits écrits par des moines nestoriens en sogdien, d’autres en hébreu, persan, mongol, mandchou, chinois et j’en passe : c’est la fameuse bibliothèque de Dunhuang achetée au poids par Aurel Stein puis Paul Pelliot et dont les manuscrits sont inestimables. Des statues de Grand Bouddha, du présent ou du futur, à plusieurs niveaux, me rappellent le choc produit par ceux de Datong, la même compréhension d’un monde qui entre dans un autre, à savoir le bouddhisme dans le monde chinois (et pour cause, puisque ce choc s’est précisément produit et diffusé par les Wei du Nord depuis Datong) : ils en jettent plein la vue. Comme celui de Binglingsi quelques jours auparavant, au Fleuve Jaune.
D’énormes travaux ont eu lieu depuis la dernière fois pour protéger le site de Mogao, pas toujours très jolis, mais efficaces, enserrant la falaise dans une sorte de HLM de béton avec marches d’accès et passerelles, qui donne un air très étrange au site, quand on arrive, faux et même carrément toc.
Mais chaque porte de bois peinte ouvre sur une merveille, pas un espace n’est laissé libre, le sens de l’organisation de l’espace de la grotte et celui des mondes représentés sur les parois et les plafonds est extraordinaire : on a la chance que Julie nous ait dégotté un guide francophone, M. Zhang, qui parle un français parfais, connaît tous les termes de peinture, d’architecture, de philosophie et nous gorge de merveilleuses explications. Même avec mes mauvais yeux et la faible lumière des lampes torches je comprends et je visualise les différentes perspectives utilisées de la grotte 172, en haut, celle qui est à point de fuite comme celle de la Renaissance italienne, née bien avant, ici, puis celle inversée (où le proche est plus petit que le lointain qui le surplombe) assez proprement chinoise, et enfin, en bas, la perspective cavalière ou vue comme en hélicoptère.
Il formule pour moi de façon fulgurante, que le Paradis est une notion mythologique et le nirvâna, une notion philosophique. Je suis tout oreille et j’en acquiers presque à nouveau des yeux précis, car il est vrai qu’il suffit de me montrer pour que je voie ce qui reste indistinct si on ne me montre pas. Nous visitons un grand nombre de ces espaces bourrés comme des mosaïques, farcies de « mille bouddhas » minuscules dans leurs petites niches peintes, où parfois les pigments ont « tourné », noircissant les visages passés au blanc de plomb.
Une grotte mêle des fresques des époques Sui, Tang et Song, dans une débauche de minutie et d’envolée, à la fois. Tout cela est indescriptiblement beau, comment ai-je pu passer à côté il y a douze ans.
En fin d’après-midi, nous visitons un musée avec les fac-similés des manuscrits et des mandalas qui sont tous dans des musées étrangers. Dont Guimet.
Le soir tombe sur une longue route dans le désert, brun beige, avec des chameaux, et peu à peu, le sol du désert devient couleur charbon, les montagnes aussi, et on descend dans la vallée de Liuyuan par une route aux talus noirs comme de la suie : Liuyuan est une laide ville qui ne vit que par le chemin de fer, qui va de Lanzhou à Urumqi puis à Kashgar, elle a 20.000 habitants qui travaillent presque tous au chemin de fer ou dans les entreprises qui en dépendent (transport, emballages etc.). On dîne au café de la gare, bruyant, laid, mal éclairé, dans un brouhaha indescriptible, les plats arrivent sur la table à grande vitesse, ce n’est pas un endroit pour rester, visiblement. Simone est prête à pleurer parce qu’elle a renversé de la bière sur Nicole. Fatigue.
Partage des couchettes, compartiments à 4 couchettes molles selon un principe de Julie, par sexe, qui sépare les couples, quelle bizarrerie, sauf pour Eric et Marie-Claude qui partagent leur compartiment avec Simone et Nicole ; puis les femmes : Jacqueline, Henriette, Catherine et Julie. Les hommes : JP, François, Bernard, et Michel. Théoriquement, nous devrions former quatre compartiments complets. Toutefois, il semble que non, car il y a deux couchettes qui restent dans un compartiment à partager avec deux Chinois. Je me propose, Anne aussi. Mlle Du et D. ont un compartiment à part, extorqué par Du, je le saurai plus tard par D., à Julie, mécontente. Le train est confortable et plutôt propre. Il n’a plus la gueule terrible des vieux trains à charbon du nord-ouest, une grosse Diesel le tracte. On parle tard dans la nuit, Anne, Julie et moi, nous communions toutes les deux dans l’amour total de la Chine et des Chinois. Elle a appris le chinois toute seule, une année, où elle était à Madagascar, avec un bouquin. Par la suite, elle a fait des vraies études, et maints séjours en Chine avant de devenir guide. Elle me plaît beaucoup. Elle a une tête intéressante, de l’énergie, de l’humour, du feu. Julie regagne son compartiment de femmes seules. Pour la nuit, je grimpe au-dessus, A. dessous, et à Hami, une des cinq ou six haltes que nous ferons dans la nuit, un Chinois mince se glisse sur la couchette du dessous, un peu plus loin, un gros Chinois se hisse sur celle du dessus.
Turfan, mardi 18 octobre 2005
Nous sommes réveillés à 4 heures et demie par la chef de wagon, très élégante dans son tailleur pantalon avec un chignon planté d’une épingle dorée, après une nuit plus que sommaire et courte, le Chinois du dessus a ronflé tout le temps, il a fait une chaleur épouvantable, et on descend fripé sur le quai de la gare qui dessert Turfan pour trouver un dernier équipage de car, confortable, Mlle Du tiendra lieu de guide locale, puisqu’elle est originaire de la région. De fait, elle repasse à l’avant du car, mais avec D., qui devient le porteur de thé, le porteur de sac à dos, le porteur de blouson, de Mlle Du. Esclave consentant : les ravages des attachements de la chair et du monde.
Merveille, miracle, le car, à 5 heures du matin, après un trajet d’une heure dans le désert, nous conduit à l’hôtel, où nous avons nos chambres, avec mission d’en redescendre à 7 heures et demie pour le petit-déjeuner, on se douche, on s’allonge, c’est la belle vie et on mange avec une faim terrible avant de partir à nouveau dans le car, faire une journée conséquente, qui devrait tuer une personne normalement constituée
En avant pour la mosquée d’Imin : sur l’esplanade, ayant réussi à échapper à Du qui doit faire la guide, D. me raconte le grand bouleversement de sa vie, la grande scène de l’acte V, le grand récit final à la confidente. Elle a 24 ans, lui 54, « tu te rends compte, j’ai trente ans de plus qu’elle, qu’est ce que vont penser mes enfants, etc. Je multiplie les « tu verras bien », « profites-en maintenant », « ne t’en fais pas etc »… Devrai-je dresser un catalogue de mise en garde ? Pourquoi ? Ce n’est ni mon fils, ni mon mari, ni mon frère, tout ça le regarde, et pour l’instant, il a de la chance, je l’envie et je le lui dis à nouveau.
Je ne lui dis pas, en revanche, que j’y ai perdu, car nous nous entendions très bien tous les deux, nous avons beaucoup ri, dans les huit premiers jours du voyage, où il m’apportait des edelweiss et des cailloux. Nous faisons une très longue marche, tous les deux, en parlant très bas, des choses de la vie et de l’amour qui tombe sans crier gare. Le ciel est tout pâle, comme ensablé. Nous suivons le groupe ou nous le précédons - écart propice aux confidences – nous tournons autour de la mosquée, nous entrons dans la grande salle de bois brun, nous montons sur la terrasse qui permet de voir de tout près, presque à le toucher, le minaret beige, que les Chinois ont récemment passé à M. Propre, et qui a perdu beaucoup du charme qu’il avait dans mon souvenir. Il y a douze ans, il m’était apparu tout poussiéreux et un peu râpé, mité, effrité, dans le désert, là il est corseté, stylé, lissé, avec un site aménagé - buissons, statues, escaliers monumentaux -, et envahi par la banlieue.
D. croit Mlle Du, elle lui dit qu’elle l’aime, qu’elle veut vivre sa vie avec lui et, au lieu de se contenter de se taper une mignonne chinoise pour le temps qui reste, il est sens dessus dessous, tout ému, il entreprend à sa suite une construction mythique d’un amour coup de foudre, elle lui a dit qu’elle l’avait aimé dès l’aéroport à Yinchuan. Je dis ce qu’il désire entendre, et ce qu’il veut c’est la confirmation de la version de Miss Du, cette passion dont la révélation le scie en deux, le rend tout faible, prêt à toutes les redditions, à tous les sacrifices de ses amours présentes en Occident. Je lui dis surtout, et je le pense, que c’est une belle histoire. Il voudrait qu’elle vienne en Occident, elle prétend qu’elle a peur. Je pense qu’elle a mis le grappin sur le type le moins vieux du groupe, qui allait peut-être pouvoir financer un départ en Occident ? Non ? Suis-je vieille et méfiante ? Est-ce si facile de pêcher un mec ? Sont-ils si bêtes ? Ou bien D. n’est-il qu’un cas particulier de gentillesse naïve, déséquilibré par l’exotisme de l’aventure ? Mystère des attachements de la chair et du monde…ou comment transformer un « coup » en « passion » ? En tout cas, il est dans sa poche.
Le soir dans les grottes de Bezeglik, il s’est détaché de Miss Du, trois secondes, pour venir rire avec B. et moi à propos d’un arbre représenté sur une fresque et qui avait l’air d’un champignon hallucinogène, elle l’a foudroyé d’un regard étonnamment dur dans un petit visage si rond, en lui intimant tacitement le devoir de ne pas la quitter.
Mais, après la mosquée d’Imin, et bien avant de visiter les grottes, on avait battu les records du tourisme rapide et bourratif, on s’était tapé les visites dans les karez, ces systèmes d’irrigation très sophistiqués qui ont fait la richesse de l’oasis, on a cheminé sous terre dans des boyaux sombres et humides, on a enjambé les petits canaux, et nous sommes ressortis parmi les treilles. Affamés, mais pas question de déjeuner. Le soleil s’est franchement levé, il fait chaud, le ciel est très bleu et nous sommes allés à la cité antique de Jiaohe, toute proche de Turfan, magnifique ensemble de ruines claires d’une grande ville de garnison, fondée au temps des Qin (2 siècles BC),
juchée sur un éperon rocheux entre deux rivières profondes, on déambule parmi les maisons fondues en tas de rocs et de sables, un gigantesque Pompéi, on visite la demeure du gouverneur militaire, le temple de Bouddha, on marche dans les rues pavées, ou ensablées, on s’écrase de beauté.
J’aime l’Asie, corps et esprit, terre et cœur
Nous avons été déjeuner chez des Ouïghours, étalés sous la tonnelle de vigne, sur des matelas et des tapis à fleurs autour de tables garnies de plats délicieux et de fruits. On a mangé du plov ouzbek (du riz au bœuf, raisins et carottes, exquis) et des brochettes de moutons au cumin, tellement bouffé que je ne pouvais même plus me pencher pour nouer mes chaussures après le déjeuner, pour repartir encore, touristes des Temps modernes. Acheté des raisins secs chez les Ouïghours.
Puis, on a abattu les soixante kilomètres pour aller visiter les grottes dans les paysages bouleversés des Montagnes de Feu aux rochers rouges (JP trouve qu’elles ont une réputation exagérée, que ce n’est pas si rouge que ça et que ça ne mérite à peine le détour !).
Et il allait falloir encore descendre dans les tombes sombres de la dynastie Wei de l’Ouest, en plein désert, tombes des Astanas, famille de gouverneurs de la région. Je n’y voyais plus rien, j’étais crevée, les pièces souterraines étaient minuscules, Mlle Du expliquait quelques banalités. François me disait que les fresques étaient très jolies, un général y avait fait représenter les vertus de la bonne gouvernance, avec des images délicates semées de roseaux et d’arbres. Je me rappelais que dans les tombes que j’avais visitées dans le désert, il y a douze ans, nous avions vu des momies saisissantes, et je me demandais si elles étaient dans les parages. J’en avais vu certaines dans les tombes même, d’autres dans le petit musée poussiéreux de Turfan (que cette fois-ci nous ne visiterions pas) et où il y avait aussi des statuettes Tang très belles derrière des vitrines dégoûtantes.
Je réfléchissais sur les changements survenus à Turfan, une si jolie petite ville blanche et basse autrefois, avec des treilles en travers des rues poussiéreuses, et qui était devenue une ville genre salle de bains, avec une immense rue de marbre recouverte d’une fausse treille en plastique entrelacée dans les réverbères.
Cette journée s’est terminée dans les ruines d’une autre cité caravanière, Gaochang, au soleil couchant, en prenant un apéritif acheté dans un petit magasin je ne sais plus où, une sorte de vin de melon, assez infect, mais c’était si surprenant, tout, la vie, l’amour, la beauté, le passé, le présent.
Tout cela s’est entassé derrière une nuit de train sans sommeil, dans les ronflements chinois, les tombes des généraux, les villes mortes, les raisins secs des Ouïghours, ce voyage était de plus en plus comme un rêve énorme.
Avant de m’endormir, j’écris longtemps. Sur moi. Sur ma relation avec la Chine. Bien sûr, j’y retournerai, c’est elle que j’aime. L’érotisation du voyage vient d’elle, souligné par le roman-photo de Miss Du et D. Les manières d’être de ses habitants, à la fois obstinés et brusques, capables de s’appliquer, de s’impliquer, d’être à la fois disponibles, patients et impatients, affairés et inactifs lorsque nulle affaire ne demande qu’on s’y implique. Je comprends bien François Jullien et l’esprit qu’il développe dans ses bouquins, sur la spontanéité des situations et l’art subtil (et naturel) de les exploiter. Les gens ont une spontanéité d’action et de gestes, que j’ai emmagasinés au coin des villages et des trottoirs des villes, des tas de légumes et de fruits des marchés, des motos ou des moutons, des chiottes à un demi yuan, multiplication et syncrétisme de Bouddha, Polyeucte, François Jullien, Sun Tzu, villes disparues, soleil beige de la mosquée d’Imin enlaidie, petits matins chinois dans l’air frais, la grande école que je vois de ma chambre d’hôtel, grise et blanche, avec les sons des chants des écoliers qui entrent en classe, je glisse dans les souvenirs de ma vie, l’année 1955, le café où j’écoutais Brassens en sortant du restau U, Une jolie vache déguisée en fleur, j’allais partir enseigner au Mexique, qu’est-ce que ça vient faire là, si ce n’est une similitude des amours lointaines de JPB et de moi, surgie de celles de Miss Du et D. ; je revois le curé de Jalapa, dans l’hiver mexicain qui a suivi, sceptique sur le récit de mon retour en France programmé pour épouser JPB, et qui m’avait sorti son proverbe « amour de loin, amour de lapin » : je n’avais pas voulu le croire, bien sûr, mais comme c’était vrai ! Quand j’étais revenue, j’étais un autre moi, car les voyages vous transforment assurément, autant l’espace que le temps, et lui, il était resté tout figé, ou, au fond, peut-être était-il autre, mais je n’avais plus aimé cet autre ou ce même, on ne coïncidait plus. Et la vie, toute une autre vie, s’était ouverte devant moi.
Le voyage est bientôt fini. C’est bien ainsi. Il ne va rester que moi, quelque peu décentrée et amplifiée. Déjantée. En rentrant en France, dans quelques jours, je vais essayer de me faire un nouveau style, une nouvelle vie, sans lecture, toujours le même problème, une vie qui serait centrée sur rien, rien qui puisse s’attraper, se garder. Pétales de rose de la mosquée d’Imin, à la Pierre Loti, Vers Ispahan, les lectures de Tante Paulette, une fois encore. Pèlerin retour vers l’Ouest. Mais décidé à retourner le plus longtemps possible encore en Chine, vers l’Est, vers ce qui est largement la moitié de mes origines, comme à tout européen
Turfan - Urumqi, mercredi 19 octobre 2005
La route pour Urumqi est neuve, on met trois heures au lieu de six, entre les deux villes, on ne passe plus dans les petits villages, on ne s’arrête plus comme autrefois pour y boire du thé, on roule, sur une autoroute le long de laquelle les montagnes s’activent, s’abaissent, se relèvent, les déserts se peuplent d’éoliennes, des militaires roulent ou stationnent dans les Petrochina où l’on prend de l’essence ou dans les péages. On est dans la région ouïghour, séparatiste et parfois agitée.
La ville d’Urumqi est encore plus grande qu’autrefois, encore plus semée d’immeubles genre Hong Kong, elle a trois millions d’habitants et nous déjeunons en arrivant dans un agréable petit restaurant devant lequel se tient un colossal Chinois, le frère de Miss Du !
Cap sur le musée, qui est fermé jusqu’à trois heures, et nous allons tuer le temps au marché, plaisant et riche, on prend des fruits, on marche dans les tas de légumes, les épices. J’achète du poivre. On remet le cap sur le musée. Il est entièrement refait, très somptueux, très agréable, silencieux malgré les gens qui y sont assez nombreux, l’hôtesse anglophone du musée est suffisamment instruite pour qu’on la suive et qu’on l’écoute, devant des poteries très belles, et puis, le clou du musée : la salle des momies. Dans des cercueils de verre, plusieurs corps sont allongés, je me demande si ce n’est pas ceux que j’ai vus il y a douze ans dans les tombes du désert de Turfan, ils sont conservés par la sécheresse et la composition naturelle du sol, très vivants, avec de très beaux visages, leurs mains intactes, leur visage bien dessinés, leurs cheveux intacts aussi, leurs vêtement en si bon état que je me demande si elles l’ont pas été rhabillées, après avoir été étudiées, passées au scanner etc. Ils viennent d’une race indo-européenne, qui devait séjourner dans la région, des siècles avant le Christ.
Où qu’ils soient, les êtres momifiés sont une source infinie de pensée sur la vie et la mort. Je n’y manque pas et je les regarde avec beaucoup d’affection en les priant de me pardonner de les regarder : elles ont été enterrées pour qu’on leur fiche la paix, pas pour qu’on les regarde sous les lampes cruelles des plafonds qu’elles ont dans les yeux pour l’éternité ; non, on doit les éteindre le soir, j’aspire, pour ces momies, à ce moment de repos nocturne. Des enfants des écoles, pas trop bruyants, saisis je pense à leur tour par la discrétion un peu triste des morts, défilent, apparemment sans dire de sottises. Nulle carte postale au musée.
Nous avons un très bel hôtel, un cinq étoiles avec des lits gigantesques et des canards en caoutchouc pour jouer dans nos baignoires. Le petit déjeuner du lendemain matin est excellent.
Urumqi - Yining, jeudi 20 octobre 2005
Encore une journée incroyable sur le plan des paysages, avec l’heure de vol entre Urumqi et son bel aéroport tout neuf et l’arrivée à Yining (aéroport encore traditionnel, tout petit où on descend sur le tarmac direct, dans un air bien vif, on est toujours pas très loin de 2 000 mètres) : le survol des monts Tian Shan, cette énorme chaîne, en longueur comme en épaisseur avec des tonnes de sommets qui sont à 5 000 et 6 000 et un point culminant à 7 700, est à hurler de bonheur dans l’avion. La montagne est à gauche de l’avion, et, à droite, elle plonge abruptement, dans le désert beige et rose, le long duquel sont posées les oasis. Les Alpes peuvent aller se rhabiller. Je prends des tas de photos, décevantes comme les autres, mais le paysage est dans ma tête. Julie et moi sommes au sommet du bonheur (JP, sur le siège devant, ronchonne en dépréciant, les Alpes sont mieux, ici, les sommets sont bas, etc..).
Yining : un bout du monde, le fin fond de la Chine, qui n’est déjà presque plus la Chine, tiraillée entre son histoire ouïghour, kazakh et russe, et pourtant, au milieu des mosquées aux couleur de dragées, les caractères hardis s’élancent partout, la couleur chinoise, rouge, triomphe. Un grand et jeune Kazakh, Murat, plutôt beau mec, nous accueille, il fait deux mètres, épaules en proportion ; très commode à repérer quand on se promène dans la foule du marché avec sa veste jaune et sa calotte blanche. Ce colosse a une petite tête ronde et gentille, avec des yeux assez petits, enfantins, et beaucoup de Kazakhs offrent ce même contraste entre une tête d’enfant et un corps de géant. Désormais, je regarderai les équipes kazakhs dans les Coupes du monde de foot.
Encore quelques heures de pur bonheur, devant la gentillesse des visages, la beauté des fruits en étalages, secs ou frais, les rues traversées en courant dans la foule des voitures toujours grâce à François (je lui dois la vie !), l’achat d’un nouveau chapeau, marron, l’achat d’une casquette pour Jacques, la déambulation dans Yining, un nom géographique qui m’a toujours fait rêver, où je pensais que je n’irais jamais, le fin fond, c’est vrai ; frontière avec l’Occident et tellement orientale, mais plus tout à fait chinoise, petit poste avancé de l’Asie centrale en Chine et de la Chine en Asie centrale. Yining, le point de jonction de cette route et de ces échanges sur lesquels nous roulons depuis bientôt trois semaines, à bout de bonheur, resté bien plus pur que Kashgar, où je suis contente que nous n’allions pas cette fois-ci. Heureusement que ça va s’arrêter, car je me demande ce qu’il resterait de mes neurones à force de se joindre, de se disjoindre et de fondre de beauté à tout instant.
Le déjeuner a lieu chez des Kazakhs chinois, dans une maison charmante, sur une route bordée de grands peupliers aux troncs passés au blanc, un petit jardin clos avec des piments et des fleurs, des dahlias, des cosmos, des plumets rouge foncé, on mange des brochettes de mouton au cumin, comme hier et avant-hier, des nouilles. C’est vrai que ce n’est plus la Chine des Han.
Commence la partie du programme que je craignais vaguement : une excursion au lac Salimu. Je craignais la luna-parkisation d’un site, avec des Kazakhs hilares sous des yourtes obligeant les touristes à biberonner leur alcool.
La route est merveilleuse, longue, on se tape encore 120 kms et autant au retour. D’abord on roule dans la plaine agricole, où les gens font sécher, le maïs doré en longues dorsales alignées le long des bas-côtés, on traverse des villages ornés de très nombreux restaurants sous des auvents, avec des chaises habillées de tissus de toutes les couleurs et des cuisines en plein air, très Asie centrale.
Puis on attaque encore des montagnes cinglées, un bout des Tian Shan, là où elles s’abaissent, offrant un col, une route à lacet dans les sapins, puis dans les rochers et les pâturages, c’est la grande route Urumqi - Almaty, pleines de camions lourds trimballant les marchandises sans nombre, avec des couleurs tendres, des remorques immenses, pour une fois leurs chauffeurs sont assez prudents. Le long de la route, il y a des petits magasins de miels de toutes les couleurs dans des bidons transparents.
Et au col, surgit le lac ou plutôt une sorte de mer, immense, sans fin pour nous, bleue comme la Méditerranée, irréelle dans des steppes vertes, avec, au bord, une minuscule petite bicoque genre Trouville 1910, et rien, ni personne. Les bergers kazakhs sont redescendus, la montagne est entièrement vide, nulle yourte, nul alcool, nulle exploitation de touristes improbables, nous sommes bien les seuls. Chacun part se promener au bord de l’eau, nous sommes éparpillés sans peine. Je vais au bord de l’eau avec Jacqueline, qui est une personne pleine de bon sens et d’humour. Mais pas longtemps, car le soleil tombe déjà derrière la montagne à l’Ouest, et la route de retour sera longue avant d’arriver à Yining pour dîner.
Dernier dîner en terre chinoise, tous ensemble, dans un grande pièce où nous sommes groupés pour une fois autour d’une immense table ronde pour nous quinze, décorée de rouge e de vert, région et restau musulmans obligent : c’est un méchoui, un mouton entier. Nous mangeons à peu près tout le foie du mouton entre François et moi, heureusement aidés par quelques dés à coudre d’alcool à 55°genre mao tai.
Adieux officiels des deux parties du groupe à Julie : ceux qui rentrent en France dimanche depuis Almaty et ceux qui vont continuer en Ouzbékistan à partir de demain. La nuit sera courte, il faut partir tôt pour le passage de la frontière, il y a soixante kms à faire, deux heures de décalage entre les deux pays, Kazakhstan et Chine, et les formalités sont paraît-il assez longues : nous avons rendez-vous à 11 heures kazakhes avec le car d’Almaty (soit 13 heures en Chine).
Yining - Almaty, vendredi 21 octobre 2005
On s’arrache à la Chine. Le village frontière est une toute petite agglomération, quelques boutiques, un chiotte à 1 yuan (tarif exorbitant, le double de l’ordinaire dans les chiottes organisés dans les villes), où l’on fait pipi dans une grande poche en plastique qui se replie en corolle, c’est très étrange. Des changeurs aux mines pour films louches tiennent des liasses de billets à la main, ils reprennent les yuans contre des dollars. Les yuans ne sortent pas de Chine. Mais le trafic doit être grand, ici, pas question de change officiel, pas question de demander les papiers de banque, les reçus, rien de tout ça.
Pendant que Julie se déploie dans les bureaux des visas, il nous faut gagner la queue des transits, en traînant nos valises, nos sacs à dos, sur la route, le tout sous un bon soleil de montagne, dans les cailloux et la poussière, longue file confuse avec des gens qui ont des ballots énormes, inimaginables, ce sont tous les commerçants kazakhs qui reviennent de faire des achats dans la riche et abondante Chine et revendre ensuite dans leur pays ou dans d’autres républiques ex soviétiques. Là encore, c’est une vraie atmosphère de film, file d’immigrants disparates, de trafiquants de toutes sortes, de touristes égarés dans ce monde d’un autre monde, les policiers chinois font avancer telle ou telle file, dans la confusion de la queue qui est assez générale, nous nous divertissons à prêter des vies à tous ces personnages, maquerelles, souteneurs, épiciers etc.
C’est très long, Julie et Murat travaillent à nous faire passer ensemble, visa collectif oblige, devant une petite guérite occupée par un fonctionnaire chinois, à casquette militaire, je crois, pour la sortie de Chine – tout comme nous avions fait pour l’entrée, d’ailleurs - nous passons protégés par notre visa collectif, en troupeau rangé par ordre de l’inscription au voyage, je suis derrière Nicole. Nous nous retrouvons de l’autre côté des bâtiments de transit, dans un no man’s land, sous un auvent, devant deux ou trois cars gigantesques, en ferraille, qui ont dû servir de transport des lao gai aux goulags, et destinés à faire passer « les entrants » de l’autre côté du bout de route, 50 mètres, qu’il est interdit, absolument interdit, de franchir à pied.
Passage à un autre monde, certes ici, il n’y a pas un pont physique, et pourtant « de l’autre côté du pont », les fantômes de l’URSS et, déjà, de l’Europe, viennent à notre rencontre. A nouveau, la queue et la bataille relative pour grimper dans le car de ferraille (long comme presque deux grands cars), les hommes de notre groupe y hissent nos valises pendant que les Kazakhs essaient de faire entrer leurs ballots géants emballés dans des fibres à carreaux bleus et rouges dans le fond de ce véhicule où l’on voyage debout. Dans la tourmente, Miss Du et D. ont dû se dire au revoir.
Tout s’ébranle avec bruit, pour faire cinquante mètres dans ce monde nul qui s’étend entre les deux empires, et ça y est, nous voilà déposés avec nos bagages à l’entrée de cet immense pays, cinq fois la France, tombé de l’URSS, il y a quatorze ans, gardé par deux colonnes géantes ornées de je ne sais quel trophée ailé je crois et devant une autre série de bâtiments officiels, kazakhs cette fois, pour le visa d’entrée. La frontière n’est pas ouverte, elle ouvrira un peu plus tard, et pour deux heures seulement, de 10 heures à midi. Je pense au trafic et à l’espionnage qui doit se jouer par là autour. Nul banc, on reste debout, et commence le même essai de resquillage, la même lutte sournoise pour pousser son paquet ou sa valise devant l’autre, essayer de se court-circuiter, lutte entre les quinze touristes européens et tous les autres, on grignote des gâteaux et des fruits, en se surveillant, enfin ça ouvre, il est dix heures au Kazakhstan, midi en Chine. Ici, nous avons des visas individuels, il ne s’agit pas de se faire griller au comptoir, coupés par les gens des autres nationalités, on reste collés au maximum, pour passer les uns derrière les autres, mais l’un après l’autre.
Ça y est, c’est à moi, station inquiète devant la guérite du fonctionnaire, qui examine mon passeport d’un œil qui ne semble pas décider à reconnaître dans la bonne femme debout devant lui celle qui figure sur la photo de cette pièce d’identité en caractères latins, j’enlève mes lunettes à tout hasard, il me regarde plusieurs fois, donne enfin un coup de tampon mal encré et hop, tout d’un coup, par ce coup de tampon, je suis transformée en crotte de bique, éjectée, priée de circuler en vitesse après avoir réussi à franchir le trou du cul du monde de la frontière sino kazakh, et je me dépêche comme si j’avais peur qu’on ne se ravise et qu’on me rappelle et que tout recommence.
Je me retrouve dans les coudes successifs d’un corridor gris désert, juste le temps de penser qu’il doit y avoir une trappe qui aurait avalé ceux du groupe qui sont déjà passés, car ils sont invisibles, mais au dernier coude du corridor gris, je sens la fraîcheur de l’air, je vois le jour et la lumière, et une dame blonde dans les 50 ans, Elvira, notre guide francophone pour le Kazakhstan me sourit en m’indiquant un car splendide où quelques-uns de mes petits camarades sont déjà installés.
Le chauffeur s‘appelle Vladimir, très grand, belle allure, Nous sommes ailleurs, c’est indéniable et pour l’instant, plus en Russie qu’ailleurs. Il est onze heures tapant, nous avons mis trois heures à passer la frontière.
La route se déroule dans un paysage kazakh pur jus, steppe, steppe, steppe, et, à gauche, les fidèles Tian Shan qui vont aller se fondre, plus bas, avec le Pamir. C’est vraiment le cœur de l’Eurasie, endroit mystérieux, creuset, par où les générations antérieures sont toutes passées, finalement, une fois ou l’autre, dans un sens ou dans l’autre, au gré des invasions et des conquêtes, traînant les langues, les idées, les animaux, les costumes, la soie, le bouddhisme, les nouilles, les raviolis, les espoirs, les désespoirs.
Des heures et des heures sur une route droite, bordée de petits villages absolument russes, aux volets bleus, anciens kolkhozes, anciens villages des déportés de toute l’Europe jetés là sur l’ordre de Staline. Elvira nous signale Malinovo, le village de milliers de déportés allemands, sur lequel j’avais vu un reportage à la télé dans l’hiver, certains étaient rentrés après la glasnost, d’autres restés ici, mariés depuis longtemps, coupés de l’Allemagne qui avait été passée à la moulinette deux fois entre la Pologne, l’Ukraine, la Poméranie que sais-je, il n’y avait plus rien là-bas pour eux, ici, ils avaient les champs de tabac, de maïs, les pommes. Souvenirs des films, l’instruction publique soviétique dispensée dans les montagnes par de vrais missionnaires du communisme et de la laïcité dans Le Premier maître, les moissonneuses-batteuses dans les plaines avec des paysannes à fichu qui chantaient l’Internationale. Les films récents du nouveau cinéma kazakh d’après l’indépendance, plutôt beaux, jouent sur les désirs et les désarrois des gens de la steppe pour la ville, le rêve de posséder une télé ou une moto, les déséquilibres d’une société pauvre qui pend un tournant trop vite, en versant les gens qui la composent.
Des arbres en double ou triple ou quadruple épaisseur ombragent le long de la route, nommés par Elvira, les ormes kazakhs – des arbres qui se tiennent comme silhouette et couleur entre l’olivier et le saule, très gros, très beaux, - les frênes, et toujours les peupliers, les verts, les gris et les dorés des feuilles, encore un village, impossible de prendre une photo, Vladimir roule comme s’il avait la mort aux trousses, on s’arrête deux minutes sur une rivière large aux arbres blonds, c’est la rivière Yili, vive, c’est celle qui coule à Yining pour descendre vers le lac Balkhash en longeant les montagnes qui sont au nord, verse l’Altaï.
D. dort, épuisé par ses jours passés et ses adieux à Mlle Du, JP reste seul à l’arrière, dominant le vulgum pecus qui s’est regroupé, resserré devant, même moi, dans l’attente de se séparer, le cœur un peu glacé, dans l’attente de la fin.
Arrêt dans un village qui n’a pas l’air russe, mais plutôt vaguement ouzbek, et sans doute, est-il kazakh, mais le restaurant est russe, on nous sert des concombres, de la kasha et des boulettes de viande, avec des couteaux et des fourchettes, les baguettes appartiennent à l’autre monde et le dessert est composé de petites bouchées de chocolat si vieux qu’il en est tout gris, oubliées peut-être par Trotski lorsqu’il a été déporté dans le coin.
Vers le soir, voilà l’aéroport d’Alma-Ata, devenue Almaty depuis 1998 : on abandonne nos six compagnons en partance pour Tachkent. Nous restons ensemble, à nous neuf, dont Julie, et Elvira pour nous réchauffer et nous rassurer, c’est comme une rentrée de classes, la nuit tombe, la ville pleine d’arbres magnifiques et de parcs est éclairée, mélange russe et soviétique, demain on verra la partie neuve, là, ce soir, nous gagnons l’hôtel, ma chambre a
deux lits rouges, des rideaux rouges, encombrée de meubles vieillots en bois noir et velours rouge, un balcon arrondi donne sur l’arrière de l’hôtel d’où montent des bruits de cuisine et de musique. Et la douche est délicieuse.
On se retrouve au restaurant. Dans la grande salle à côté de la nôtre, a lieu un mariage à la Fassbinder, avec des femmes empanachées juchées sur des talons suraigus et pointus, des enfants nippés comme de petits adultes, une musique tonitruante, des hommes à l’air assez bourré, des cris et des hourras, tout ce monde circule entre les toilettes et la salle du banquet et de danse. Nous, affalés, le groupuscule coupé en deux petites tables, une de 4 personnes, une de 5, nous mangeons des choses occidentales, toujours dans l’ambiance de rentrée des classes. Nous planifions un voyage Golmud - Lhassa pour 2008. Il faut rêver. C’est déjà bizarre de ne plus voir Bernard et Anne, Éric et Marie-Claude, Nicole et Simone. Ce sera encore plus bizarre de se retrouver chacun seul, après-demain.
Almaty, samedi 22 octobre 2005
Aujourd’hui, j’ai interviewé Elvira sur Trotski : j’ai demandé si sa maison était encore debout en ville, eh bien non, pour la bonne raison qu’il n’était pas exilé dans la ville mais dans un village, dans la direction que nous avons suivie hier, un de ces petits villages russes aux yeux bleus, qui est resté interdit de visite jusque dans les années 70, soit trente ans après le coup de piolet de Ramon Mercader. J’ai appris ça sous une yourte au-dessus de la ville, dans la montagne, où on déjeunait, en ayant essayé de boire du lait de jument fermenté (le kumis pas bon) et du lait de chamelle fermenté (moins mauvais, genre yaourt liquide). On a mangé kazakh, des raviolis de moutons très gros, du cheval et du mouton bouilli et rôti, selon les plats,, et je ne sais quoi encore, plein de coriandre.
On avait commencé la matinée par un tour à la cathédrale orthodoxe tout en bois peinte en jaune citron, décorée de carreaux de faïence de couleurs vives et de rinceaux blancs, elle se trouve dans le parc où des groupes de soldats de bronze s’avancent, menaçants, pour défendre le pays, non loin, le groupe dédiés aux victimes de la guerre d’Afghanistan, le club des officiers russes du temps des tsars.
Les rues de la ville paraissaient un décor pour Les Trois sœurs. Elvira, d’ailleurs, pourrait être l’une des Trois sœurs, un peu vieillie et tout à fait apaisée.
Sans compter la visite passionnante au musée, avec des trésors archéologiques de la civilisation d’Andrinovo (je crois ne pas me tromper) et les Scythes, leurs bijoux d’or que j’avais ratés au Grand Palais il y a un ou deux ans.
On était passé ensuite dans les extravagances architecturales de la nouvelle ville, énormes immeubles, places démesurées. Et enfin, pour arriver dans la montagne, on avait traversé le quartier résidentiel de la ville, où s’étalait, grande et gracieuse, la datcha – un petit palais - couleur turquoise à la fois simple et kitsch où Khrouchtchev passait autrefois une partie de ses vacances.
Soudain, le minibus avait patiné, le jeune chauffeur Nicolas avait cassé son embrayage, en pleine montée, au milieu de la vallée aux arbres toujours dorés et rouges. Les plus courageux sont partis à pied rejoindre la yourte, et les plus âgés, Henriette, François et moi, on a attendu le minibus de remplacement en devisant, refusant de faire 4 kms en montée sur une route raide, goudronnée et passante sous le soleil d’une heure de l’après-midi. Henriette nous a appris qu’elle était née en 1922, c’était incroyable ! Enfin, un nouveau minibus est arrivé, conduit par une sorte de décalque de Raspoutine, qui s’appelait lui aussi Wladimir, avec un W a précisé Elvira.
On ne quittait pas beaucoup la Russie en fait, et ce court séjour a été comme une sorte de sas de décompression, un monde intermédiaire entre la Chine et l’Europe, un espace composite qui nous était déjà familier tout en étant suffisamment étranger et exotique et où les peupliers assurent la liaison. Le Kazakhstan renforçait pour notre groupe l’idée de l’originalité profonde, énorme, hors norme du monde chinois, qui était encore à deux pas et déjà si loin.
On finit la journée au bazar, couvert, à deux étages, des monceaux de choses, très bien organisés, par quartiers spécialisés, comme dans tous les bazars du monde asiatique que je connais, j’achète du miel. Dernier dîner dans notre petite salle à manger d’hier soir, le mariage est fini, nul bruit, nulle musique, des Allemands dînent à côté de nous. L’Europe nous a rattrapés. Alma-Ata - j’ai beaucoup de mal à dire Almaty de manière spontanée - va s’enfoncer dans la nuit polluée.
Je regarde une minute la télévision, les morts du Cachemire sont de plus en plus nombreux, ce n’était pas si loin de nous, tout ce drame, et nous n’avons rien senti de cette plaque qui a bougé. Dans je ne sais plus quelle ville chinoise, j’avais vu à la télé Mme Mucharraf qui demandait de l’aide.
Demain matin, on va sortir de ce sas, il restera le vol, pour essayer un debriefing impossible, qui n’en finira pas. La fin des haricots, le voyage au bout de la nuit ? Non, mais je ne suis pas la même qu’au départ. Contrairement à Simone de Beauvoir, qui estimait qu’elle avait été « flouée » dans sa vie, par rapport à ses espérances, au contraire, moi, j’ai été amplement servie ; tantôt, ce sont les autres qui m’ont bien servie, tantôt c’est moi qu me suis servie et je viens de le faire, dans la coopération du voyage. Je ne m’aime pas quand je me ratatine comme je le faisais plus ou moins cet été, un peu pétrifiée par la perte de la lecture sur papier, incapable de penser que vivre en totale ouverture était bien la bonne solution : j’ai totalisé des expériences, grâce à dix voyages en Chine, je les ai ajoutées aux réflexions et aux lectures qu’ils ont provoqués, et compris qu’il s’agissait de ramer au mieux dans le courant, de prendre les tourbillons dans le sens et de ne pas se pencher en arrière. J’avais déjà cette tendance, acquise dans les années d’autrefois, elle est à présent amplifiée, construite, et tout à la fois rationalisée et « sensualisée ».
Almaty – Ekaterinbourg – Londres - Paris, dimanche23 octobre 2005
Bien. Bien calée près de mon hublot. Mutation réussie. J’entame mon réveil. L’avion est presque vide. Un des stewards est Français. Au déjeuner, on me sert une petite bouteille de vin du Pic Saint Loup ( Claudine considérait cette montagne comme sa propriété parce qu’elle la voyait de sa fenêtre, c’est une manière de la saluer car il n’y en a plus d’autre). Dans un décor beige foncé, bleu acier, blanc, le lac Balkhash et ses rives tachées de sel s’étendent à la verticale.
Se succèdent sous mes yeux l’Asie centrale, la Sibérie, la neige, le sable, le retour de la forêt, j’ai bien regardé les vieux Antonov rangés à l’aéroport d’Ekaterinbourg, là où les Russes ont traîné la famille impériale, si loin de Moscou, dans un paysage de taïga bien trop beau pour y mourir. Ici, les bouleaux ont tous perdu leurs feuilles d’or. Puis, les nuages tapissent le ciel, nous volons au-dessus d’eux, dans le soleil, des trous laissent voir la Baltique qui a l’air d’un tissu soyeux très tranquille.
A Heathrow, nous changeons d’avion, les trois jeunes Kazakhs qui étaient sur la même rangée que moi, de l’autre côté de l’allée, eux, descendent ici, ils doivent y être étudiants, nous partons en transit, il n’y a plus de Chinois depuis longtemps dans notre horizon, plus de caractères hardis, plus de lettres cyrilliques, tout est en anglais, balisé, clair, je suis sagement les autres sans me préoccuper de rien, la Manche est traversée en un clin d’œil, tout est tout petit, les champs bien dessinés, minuscules, petites villes, on atterrit brusquement dans la plaine de France, sans préavis, sans survoler Paris, comme en rase campagne.
Les valises sont tout de suite là, on les ramasse, nous avons tant aimé de choses ensemble, nous nous sommes sans doute tant aimés, chacun part vers son avion ou son car d’Air France, sa navette, son taxi, le périf, et devant moi, des mois, pour penser à la Chine.
Est-ce le retour du Singe pèlerin ?
Non, je ne suis pas un petit décalque inverse et occidental du Roi des Singes : mais j’aime ce personnage né d’une pierre, qui portait le titre de « Conscience du Vide » plein d’appétit et de joie de vivre, quelque peu vaniteux, haut dignitaire fantaisiste de l’administration céleste, et qui avait volé les pêches de l‘immortalité, moins pour leur pouvoir que pour leur saveur ; en expiation, il avait reçu pour mission d’accompagner le moine Xuan Zang (personnage historique du VIIe siècle), parti jusque dans l’Inde chercher les sutras bouddhiques, celles que les moinillons de Labrang impriment à la force du poignet. Le moine était pieux et plutôt naïf. Le Singe avait à le préserver, par sa ruse, son intelligence et ses pouvoirs magiques, des dangers monstrueux de la route et des fantasmes de la peur, qui surgissent au long de ce voyage initiatique et métaphorique.
Partie d’un échelon plus ordinaire et sans mission, je reviens sans texte sacré, sans doute parce qu’il n’y en a pas, prête à continuer, à repartir, pour constater encore une fois, de Yining à Kunming, du Fleuve Jaune au Fleuve Rouge, à travers des paysages, des couleurs et des visages différents, à travers des nouveautés, mais aussi à travers des échos et des profondeurs, des transparences et des opacités, cette découverte répétée : les Chinois sont totalement incrustés dans leur présent, hôtes du tapis roulant des « provisoirement possibles » et des « provisoirement non encore possibles ».
Dans leur monde, les contradictions, les paradoxes, tragiques ou comiques, les peurs et les hardiesses, se font jour, se cachent, se trament, s’organisent : plusieurs logiques y construisent cette coexistence de l’indifférence et de l’amour, de la brutalité et de la tendresse, de la rencontre et de l’abandon, de l’humour, des larmes et du sérieux implacable, de l’amour du fric et de la patience. J’ai compris grâce à eux que pour y résister, ou plutôt, pour s’y retrouver, il faut y opposer la capacité d’occuper sa place, au mieux, en s’adaptant ou en l’adaptant aux circonstances, au « terrain » aurait dit Sun Tzu, « au contexte », aurait dit la Chinoise de mes cours de langue, le temps que l’on pourra ou qu’il faudra.
De coup de foudre en coup de foudre, je demeure amoureuse de la Chine, c’est vrai, je l’ai dit vingt fois, mais pas tout à fait aveuglée par l’amour. La Chine n’est pas le paradis. Injustices, corruption, lao gai, dénonciations, mutations profondes, oui, tout ça existe, cohabitant avec les travaux pharaoniques, les succès individuels, la vente des légumes, les karaoké et les amours. Les films dont j’ai parlé plus haut présentent et éclairent les réactions des personnes dans les situations quotidiennes de crise : le document géant de Wang Bing tourné à Shenyang fourmille d’exemples de l’adaptabilité chinoise, du courage et surtout de l’appétit de vivre, qui est si sensible dans la rue, pour le touriste moyen. Appétit né sans aucun doute du cadre original modelé par la langue, la philosophie - ce qu’on nomme en Occident « la pensée chinoise » - l’histoire, le sens de l’espace, le sens du temps.
Dans la rue, dans les campagnes, dans la vie qui s’offre au regard des touristes, et avec une hardiesse qui ne se ressent pas en France actuellement emmitouflée de crainte, des Chinois témoignent à chaque instant de leur aptitude pour regarder, sentir et exploiter les possibles qu’ils actualisent à fond la caisse, s’ils le peuvent, dans leur sphère immédiate.
Avant un repas, on dit « mangez lentement », on n’a pas besoin de dire « bon appétit ». L’appétit, il est là, à la base, engendrant l’énergie, l’opiniâtreté, voire l’acharnement, pour explorer les virtualités, puis tirer profit au mieux de la situation, ce qui n’exclut en rien le goût pour le laisser-aller, le rire, l’humour ou la paresse, quand ils sont momentanément compatibles avec les choses et le temps de la vie.
Aux dernière nouvelles (2013), Miss Du et D. sont mariés et heureux, en Europe.