De l’illustration télévisuelle quotidienne à la construction des imaginaires

De l’illustration télévisuelle quotidienne à la construction des imaginaires à partir de deux exemples : la guerre du Golfe (1990-1991) et le conflit déclenché par les attentats du 11 septembre 2001.

Texte de la commication présentée au Colloque International Between War and Media, Tokyo, Maison Franco-Japonaise et Université de Tokyo, 25-27 mars 2002

Préambule

Le colloque est voué aux rapports des médias et de la guerre, vaste terrain s’il en est. Je voudrais d’abord dire pourquoi, parmi tant de formes d’expression dédiées à la guerre, j’ai choisi la télévision.

• La télévision, un libre-service d’images de guerre

La télévision est de loin, parmi les medias, la plus grand pourvoyeuse d’images de guerre, dont elle fait coexister plusieurs formes : films et téléfilms de fiction ; reportages et films de montage ; éparpillement quotidien des journaux télévisés des chaînes généralistes et enfin chaînes purement vouées à l’information (p. ex. CNN, LCI, Euronews) qui, en présentant des images de conflits pratiquement sans délai, étirent démesurément notre regard entre l’accoutumance et l’indignation ponctuelle. La conquête de l’espace privé par l’image de guerre, amorcée par la photo familiale ou la photo de presse, est hypertrophiée par la télévision. Celle-ci est devenue une source mondiale d’images et de discours, car il n’est guère de lieu, si déshérité soit-il, qui ne la reçoive, parfois mue par de vieilles batteries dans le fin fond des montagnes les plus reculées. Dans ce « libre-service » de l’image, le spectateur n’arrive pas seul, il a une familiarité avec la guerre, une mémoire et des histoires, une expérience personnelle etc. bref, tout ce qui constitue l’imaginaire.

Soucieuse de garder son public - rentabilité oblige - chaque chaîne doit trouver un ton et construire des schémas de présentation pour mobiliser l’intérêt et le garder éveillé, dans un désir de voir la suite, et pour maintenir un appétit excité par le plaisir des retrouvailles.

La rhétorique de crise

La guerre et la télévision s’entendent bien : une guerre est une promesse de situations tendues, de suspenses, d’émotions et d’un retour à la paix, à l’ordre, en un mot, elle est promesse de crise, crise que les dictionnaires définissent comme une séquence (montée, acmé, retombée), un trouble, qui se manifeste en ordre et qui prélude au retour d’un ordre. A tout mettre en scène selon cette séquence, faits divers, sport, politique, catastrophes naturelles, etc., la télévision en est venue à fabriquer une rhétorique particulière qui joue toutes les partitions sur l’air de la dernière chance, de l’exception, du bord du gouffre, bref, de l’exaltation ou de l’inquiétude : le temps ultra - court est son maître. S’agissant de la guerre, soit celle-ci est directement servie par la rapidité des événements et la précipitation des situations, soit les chaînes tentent d’organiser les éléments du conflit dans un style de crise pour le mener à son terme. Cette rhétorique hachée des journaux télévisés des chaînes généralistes a pour revers de priver le spectateur du temps nécessaire pour lier les images et leur donner un sens : les chaînes infos, en revanche, travaillent ce hachis d’images par divers procédés de présentation, pour y introduire un sens, un ordre, sous peine d’une trop grande déstabilisation du spectateur. Elles créent une rhétorique de crise, qui on le verra plus bas, n’évite pas forcément aux images de flotter dans l’absurde.

C’est ce travail des chaînes à l’égard de leurs images de guerre que je voudrais montrer aujourd’hui, à partir de deux exemples :

 le premier est la guerre du Golfe (1990 - 1991), vue par la chaîne câblée américaine CNN(Cable News Network) est un modèle d’école, simple et efficace : une sorte de pièce classique héritière de notre système d’images de guerre mis en place au XIXe et XXe siècles, habilement mêlée à quelques recettes des séries américaines télévisées.

 Mon second exemple sera pris dans la guerre née des attentats du 11 septembre 2001, vue par la chaîne française d’informations privée LCI (La Chaîne Info, filiale de TF1, créée en 1994). En raison des conditions inédites de tournage et de la complexité du conflit, LCI a tourné des images originales et les a laissées s’émanciper partiellement, présentant de nouvelles configurations en décentrant de vieilles recettes éprouvées.

I. La guerre du Golfe par CNN ou la mythologie de la Guerre juste

Un monopole CNN sous censure militaire

Le 2 août 1990, à l’aube, l’Irak envahit son petit voisin le Koweit, dans le Golfe persique dont on sait la richesse en pétrole. L’ONU immédiatement réuni donne le feu vert pour remettre les choses en ordre et rendre l’indépendance au Koweit : la salle du Conseil de Sécurité passera souvent à l’antenne, image du droit, qui justifie la guerre. Les États-Unis, avec leur puissance militaire et leurs intérêts considérables dans la région du Golfe, prennent la tête d’une coalition de pays occidentaux et arabes. Après une longue mise en place, le conflit armé éclate en janvier et prend fin en avril. En somme, une guerre rapide. Au cours des événements, un front annexe surgit : Israël est attaqué par les armes aériennes de longue portée irakiennes, les fameux Scud. Du 2 août 1990 au mois d’avril 1991, j’ai travaillé sur la chaîne américaine CNN, dans sa version internationale destinée à l’Europe et reçue en France.

CNN n’avait pas de bureau à Koweit City. En revanche, elle était à Bagdad, en Arabie saoudite et en Israël, et, bien sûr, elle couvrait tous les espaces américains et occidentaux, (Maison Blanche, ONU, ports militaires de Virginie, capitales étrangères etc.). Elle a de fait le quasi monopole de l’information, sous censure militaire évidemment, et elle vend ses images au reste du monde. L’instauration d’une censure, établie dès le 2 août, ne sera annoncée très officiellement, en surimpression à l’écran, que le 22 janvier, quelques jours après les premiers bombardements sur Bagdad.

Les déplacements de journalistes sont opérés sous surveillance en groupe, à des endroits précis, et les images rapportées étaient celles que l’armée américaine voulait donner d’elle-même, précision des tirs, bon moral des troupes. Les images et les discours restaient très discrets sur les dégâts occasionnés par les bombardements alliés, en revanche on voyait sans retenue les dégâts matériels et humains faits par les Irakiens avec leurs Scuds tombés en Israël ou en Arabie saoudite, à Riyad ou à Dhahran.

Les images au fil des jours

Du 2 août au 18 janvier, on voyait très souvent, dans un studio, et suivant la technique du talk-show, des messieurs graves en train de discuter. Les images tournées au Proche-Orient, qui excluaient pratiquement les reportages dans la population, apportaient la note exotique et ravivaient les imaginaires : les costumes des émirs, les couleurs du sable, les effets de couchers soleil sur le désert, les tremblements de la chaleur autour des avions gros-porteurs américains, renvoyaient à la mythologie propre à l’Orient ou aux films de fiction.

Les images de cette montée des événements mêlaient le rappel du bon droit, le familier, l’exotique et l’attente du tragique, pour lequel, aux États-Unis et dans le Golfe, on priait, on chantait et on s’impatientait. Dans les reportages tournés aux États-Unis, les figures allégoriques peuplaient les discours et les interviews ; sur les quais d’embarquement des armées, les enfants disaient que leurs papas partaient défendre la liberté du monde ; les puissances divines étaient convoquées : dans les églises, on priait pour l’armée, et, dans les écoles américaines, on dessinait le diable, c’est-à-dire Saddam Hussein. Les images étaient centrées sur les lieux de pouvoir - les conférences de presse du président George Bush dans sa maison du Maine ou à la Maison Blanche, les va-et-vient diplomatiques. Les séances du conseil de Sécurité de l’ONU apparaissaient régulièrement, - rappel du droit et du devoir à faire la guerre - alternant avec celles de la péninsule arabique où le droit se matérialisait sous sa forme militaire avec le débarquement des soldats et des matériels dans le sable esthétique du désert. Les personnages dominants et familiers étaient les reporters de la chaîne à Bagdad qui, revenant régulièrement au cours de la journée, nous parlaient en semblant nous regarder dans les yeux.

La chaîne, jouant sur le suspense des ultimatums et le sort des otages, a réussi à tenir le souffle pendant les mois d’attente. Les mises en scène fabriquées par Saddam Hussein y participaient complaisamment, avec ses discours multi - hebdomadaires, voilés dans de longues attentes. Cette technique d’apparition/disparition sera portée à sa quintessence par Ben Laden dans le conflit d’Afghanistan.

Lorsque l’ultimatum du 15 janvier a expiré, on avait été conditionné à attendre une autre catégorie d’images - les images de guerre proprement dites. Elles sont d’abord venues sous forme de guerre aérienne, dans sa distanciation et son aspect désincarné, un aspect un peu décevant finalement pour les amateurs de films de guerre. L’action militaire s’est coulée dans le langage de crise, avec le danger des missiles et des bombes, les ruines, les masques à gaz, les traits brillants des Scuds et les fusées Patriots qui se combattaient dans les nuits de Dhahran comme dans un jeu électronique. L’ouverture du front israélien a gonflé le lot d’inquiétudes et d’injustices faites au seul côté occidental. Et au fur et à mesure que le temps passait, le pétrole apparaissait victime de grands holocaustes, incendies provoqués par des actes de sabotage attribués aux Irakiens.

En avril, la décélération est venue, foudroyante, sans aucune retenue, avec les images de l’autoroute de Koweit City et le carnage qui s’y était déroulé sans plus tenir compte de la moindre discrétion à propos des victimes : chars brûlés, soldats irakiens carbonisés, voitures civiles incendiées, poupées et ours en peluche démembrés témoignant au nom des familles bombardées. La guerre a fini aussi brusquement qu’une saison de série télévisée lâche son téléspectateur en cours d’année.

La machine formelle de CNN

Pour donner un sens de circulation et de réception à ce lot d’images quotidiennes et fidéliser le spectateur sans le désorienter, deux procédés stylistiques sont mis conjointement en place, empruntés à d’autres genres.

Imposer un sens : le rôle des cartons et titres

Le premier est emprunté aux recettes de l’épopée et passe par les cartons qui annoncent les reportages des dizaines de fois par jour en encadrant les images montées : ils ponctuent les différentes phases du conflit, le découpant à la manière des actes des tragédies classiques ou des chants des épopées, ils classent les images, ils assurent une mise en ordre. Voici leur succession :

 Le 2 août 1990, l’invasion du Koweït a été traitée dans la rubrique The Big Story consacrée alors à l’actualité forte, avec son graphisme d’affiche de cinéma, et sa musique de films d’aventure, du style de La Guerre des étoiles. De ce fait, les événements ont pris une dimension majestueuse et fictionnée, sans image du pays agressé, et pour cause, la chaîne n’avait pas de bureau à Koweït City, mais à Bagdad, en plein coeur du territoire agresseur et donc ennemi. Ce sera la situation inverse pour le début de la guerre d’Afghanistan.

 Au fur et à mesure de l’automne, The Big Story a été remplacée par Desert Schild, « Bouclier du désert » : on a eu droit aux mouvements des troupes, leurs départs depuis les bases américaines, les reportages dans les familles des soldats et l’activité des diplomates qui s’affairaient autour de l’ultimatum.

 En janvier, l’ultimatum se rapprochant et Saddam Hussein restant inébranlable, le vent de la guerre s’est levé grâce au carton Desert Storm, remplacé à partir du 18 janvier, après les premiers bombardements, par War in the Gulf : la Guerre, jusque là en coulisses, recevait sa carte de visite et son statut de personnage principal de la Belle Histoire. Les cartons ont abandonné le graphisme d’affiche de fiction, au profit d’un style plus dépouillé et plus énergique, aux couleurs violentes, orange, noir et rouge, avec un fond sonore inspiré du gong de la BBC dans les années 1940-1944.

 Après le carnage de l’autoroute de Koweit City, War in the Gulf a été remplacé par un nouveau carton, Toward the Peace in the Gulf, bleu clair et abricot, puis Peace in the Gulf, bleu clair, après que George Bush eut annoncé la libération du Koweit, et pris la décision d’interrompre les opérations, décision motivée par des plans à moyen terme sans la région, qui apparaissent mieux au fil du temps.

Fidéliser le spectateur : la guerre comme série ou feuilleton

En même temps que l’héroïsation renvoyait aux films de guerre, voire à la peinture de bataille, un procédé de familiarisation rapprochait la crise d’une autre forme visuelle de fiction : la guerre est traitée comme une série (le feuilleton), les journalistes de CNN, John Holliman, Peter Arnett, Bernard Shaw ou Christiane Amanpour étant les héros récurrents au service de la Guerre et du téléspectateur.

Comme dans les séries, le temps et l’espace étaient traités en séquences très courtes réparties sur un très petit nombre de lieux : les bureaux de la chaîne, les espaces gouvernementaux des États-Unis et plus rarement de l’Irak, l’ONU, quelques terrains d’aviation et quelques lieux de combat sans précision, les écrans des aviateurs avec leur gros plan illisible aux communs des mortels. Et comme dans les séries, où les héros entrent deux minutes maximum pour faire une visite, les personnages interviewés ou les reporters restaient peu de temps à l’image, juste le temps d’une déclaration illustrée.

Un travail idéologique, la guerre comme personnage

Cette manière de construire la guerre constitue un vrai travail idéologique. Espaces raréfiés et sans vraies surprises, temps fléché, personnages récurrents, la dramaturgie de la guerre du Golfe par CNN installe dans l’imaginaire des spectateurs une composition distrayante au service du droit et de l’ordre : le vrai personnage de cet ensemble d’images, c’est celui de la Guerre, et en résonance avec les commentaires politiques, celui de la Guerre juste, valeur ancienne et discutable reprise par les Américains en ce moment [1] . On a donc affaire à un travail idéologique dans les deux premiers sens du terme que définit Paul Ricœur [2] : le premier sens désigne la capacité à définir et intégrer des valeurs communes, incarnées dans des personnages aux contours simplifiés : les cartons, la musique, les couleurs ne laissent flotter ni le sens ni le temps de la guerre, nommé, limité, orienté, héroïsé. Mais l’idéologie n’est pas qu’un ciment et un sens commun, on voit ici en pleine lumière sa fonction seconde et contestable qui consiste à osciller entre la dissimulation et la distorsion, qui vont de l’omission d’éléments - absence des morts civils ennemis, à l’image et dans les commentaires, importance décisive du contrôle du pétrole pour l’ensemble des belligérants - à la transfiguration pompeuse ou bon enfant des convictions des auteurs du discours, présentées sous la forme attrayante de récits bien construits.

Faute de chaînes spécialisées d’informations en 1990-91, et faute de moyens financiers suffisants pour couvrir la guerre constamment, TF1, Antenne 2 et France 3, chaînes généralistes, se sont laissées guider la main par CNN. Envoyés sur place pour de brèves périodes, les journalistes français ont copié, avec de moindres moyens, leurs confrères américains. Les images puisées le plus souvent dans le stock de CNN - fragmentées pour les besoins des horaires - passaient dans le cadre étroit des J. T. qui n’ont pas réussi à construire pour la guerre du Golfe un château mythologique de touche française : ils n’ont transmis que les miettes désarticulées de celui de CNN, or les miettes ne conviennent pas pour loger les mythes.

II. Le 11 septembre et après

Un scoop sidérant.

Mardi 11 septembre 2001, 8 h 48 [3], un Boeing 767 percute la tour Nord du World Trade Center, qui s’embrase aussitôt ; les caméras automatiques de CNN situées sur Manhattan filment l’inimaginable, et, à 9 h 06, enregistrent le choc d’un second Boeing contre la tour Sud. D’autres networks se sont joints ensuite à CNN, des particuliers professionnels ou amateurs aussi. On a à présent une énorme collection d’images, videos, films montés et photographies. Toutes les télés du monde interrompent leurs programmes pour des flashes spéciaux, qui vont alimenter les écrans pendant des heures. L’image de 9h 06 est celle qui domine sur les chaînes françaises, avec la première tour en feu, le deuxième Boeing passant par derrière, devenant invisible et frappant le haut de la tour Sud. L’agression, sur le mode esthétique et spectaculaire, donne l’une des plus belles images qui soit, dans toute son horreur, et n’est pas sans rappeler les sidérants champignons atomiques. Les téléspectateurs se préviennent en chaîne avec l’impression d’assister à un film de fiction et à la réelle fin d’un monde. Les Twin Towers disparues dans cet immense brasier sont devenues emblèmes du monde occidental triomphant, d’autant que les medias et les autorités les ont valorisées par rapport à l’écrasement des autres avions. La planète tout entière assiste en direct, collée aux écrans, et garde ces images dans les yeux, dans la tête. Toute la journée du 11, en image d’ouverture ou décor de la plupart des émissions télévisées qui ont suivi, les collisions, l’incendie gigantesque et une demi heure après, l’effondrement successif des deux géantes bourrées de monde, remplissent l’écran au point d’avoir l’air d’en sortir, pour envahir l’espace autour de lui, perdant toute échelle. LCI a gardé des mois, pour illustrer sa rubrique Un jour en guerre, le plan de 9 h 06, le 2e avion percutant la 2e tour, le matin radieux du 11 septembre, le plan est devenu totem, image pieuse, fondation d’ère ou fin d’un monde. On ne s’y habituait pas, on n’y est pas encore habitué.

Sur le terme même de « guerre », les gouvernements, les juristes, la presse et les télés discutent dès le 11 septembre : est-ce bien « acte de guerre » qu’il convient de réserver à cette forme absolument nouvelle d’agression ? L’image princeps sert-elle inconsciemment de preuve de l’acte de guerre ? Oui, si l’on veut y répliquer par une guerre militaire (ce qui explique la référence à Pearl Harbor). L’ONU consultée délivre la résolution 1368 reconnaissant « le droit à la légitime défense individuelle ou collective », ce qui est peu précis. L’énormité des faits, le retentissement mondial des attentats, ouvrent une série d’événements et de situations inédites, pleines de contradictions, de paradoxes, de menaces.

Le conflit en cours se déroule à l’aveugle avec ses objectifs mal définis et un ennemi, le terrorisme, notion nébuleuse et élastique dont participent Ben Laden et son réseau terroriste Al-Qaida. Ce milliardaire saoudien en rupture de ban est rapidement désigné par les Etats-Unis comme suspect n°1 en raison des antécédents d’attentats qu’il avait organisés contre les intérêts américains en Afrique de l’Est, en 1998 et 2000. Le fait qu’il soit réfugié depuis 1996 en Afghanistan où se trouvent les camps d’entraînement d’Al-Qaida, à la faveur du régime taliban, désigne ce pays comme le théâtre des opérations, qui commencent le 7 octobre.

De ces images en train de se faire, j’ai pris le parti de borner l’étude :

 Dans le temps : 11 septembre - 22 décembre 2001 (mise en place du nouveau gouvernement afghan après les accords de Bonn-Petersberg, du 6 décembre ).

 Dans l’espace télévisuel : étant donné les conditions particulières de tournage en Afghanistan préjudiciables à l’image et à l’information, CNN ayant perdu de fait son monopole, les télévisions occidentales ont pu jouer à leur manière et à leur propre place : j’étudie donc le travail d’une chaîne française, LCI (La Chaîne Info), chaîne toute info. Je la présente rapidement : LCI , filiale de TF1, comporte généralement un journal de 7 à 8 minutes toutes les demi-heures, des débats entre les informations et des reportages spéciaux insérés entre les J. T. Après le 11 septembre, elle a complètement bouleversé sa grille et le format de ses journaux, pour se consacrer à peu près uniquement à cet événement et à ceux qui en dérivaient, cela jusque fin décembre.

Sale temps pour les images : interdits et concurrences

Dès le 11 septembre, une série de problèmes nouveaux se pose pour l’ensemble des télés et des journalistes. « La guerre sera longue », a répété maintes fois George W. Bush depuis le 12 septembre, faisant miroiter à l’image de guerre une longue carrière, mais portant un mauvais coup aux perspectives de rhétorique de crise de la télévision, à qui la longueur ne sied guère, surtout dans un conflit compliqué à l’excès. Ouverte sous l’oeil de la télé, cette guerre était mal adaptée pour être traitée par elle, car elle se meut dans la diplomatie secrète, les services spéciaux, les services de renseignements. La presse écrite s’y est trouvée plus à l’aise avec ses longues possibilités d’analyse : j’y ai eu beaucoup recours. Ayant atteint les sommets où le réel, la représentation et la fiction se sidèrent en s’annulant et en se démultipliant, le medium télévision redescend dans les conditions difficiles qui s’établissent sur et autour du théâtre des opérations, Afghanistan et ses coulisses, Pakistan, Ouzbékistan. Comment s’insérer dans les mailles d’une censure féroce ? Comment faire face à la possible poursuite des attentats qui frappent l’espace aérien comme l’espace terrestre et aquatique, empoisonnements chimiques, nucléaires, biologiques ?

Pour les journalistes, la liste des dangers est presque infinie, situations politiques et juridiques inédites et confuses, peur de déraper dans un conflit religieux ou un conflit de civilisation, peur aggravée par les mauvaises formules (croisade, le combat de la civilisation, le Bien et le Mal), réactions inconnues des islamistes sympathisants des talibans ou de Ben Laden dans tous les pays musulmans, interdits de type nouveau et concurrence nouvelle.

Les interdits américains civils et militaires, ont été immédiatement portés à leur paroxysme, allant jusqu’à la création d’un Office d’influence stratégique à Washington chargé de la désinformation (supprimé officiellement fin février 2002, mais sans doute pérennisé sous un autre nom). Du territoire national, les autorités laissent filtrer le courage et la dignité, pas question d’insister sur les scènes macabres. Seules étaient passées, dans la brève désorganisation générale qui a suivi les attentats, les tragiques silhouettes des personnes se jetant par les fenêtres des tours. Comme toujours en cas de guerre, se pose la question de la présence des morts à l’image. Des gens en réclament. Pour moi, cette affaire de voir les morts est un faux problème : qu’il y ait censure, bien sûr, elle est certes une forme de travestissement par omission, mais plus que lorsqu’elle est traduite par l’absence de cadavres, la censure me paraît beaucoup plus inquiétante, lorsqu’elle s’exerce moins sur les images de guerre qu’elle ne dérive de la situation et s’incarne dans les contraintes sécuritaires, les atteintes aux libertés individuelles, les arrestations, les déplacements surveillés etc.

Sur le terrain des opérations, la censure est totale, quelques images furtives de soldats des services spéciaux apparaissent sans lieu ni date, quelques écrans radars, les premiers jours. Dans l’ensemble, rien n’est autorisé, rien ne filtre. Un ou deux plans autorisés rappellent le style épique : les silhouettes de cinq ou six soldats à cheval en contrejour sur une montagne afghane, des services spéciaux dans une sorte de souterrain verdâtre, autant dire rien. On ne voit rien et on ne sait rien. C’est bien la grande misère des images, après la splendeur du 11 septembre.

Les interdits talibans
Sur le terrain afghan pèsent les interdits religieux des talibans hostiles à toute représentation de la personne humaine, dont les burqas sont une frappante manifestation. A la fermeture des studios de télévision à Kaboul dès leur prise de pouvoir en 1996, s’ajoutait l’interdiction de posséder et recevoir la télévision. Fin septembre, le gouvernement taliban prend une mesure politique supplémentaire contre l’image et l’information : les journalistes étrangers sont expulsés et se réfugient dans le très petit territoire contrôlé par l’Alliance du Nord, dans les pays limitrophes alliés, le Pakistan et l’Ouzbékistan, le Tadjikistan dans une moindre mesure.

Les monopoles bousculés

Les talibans font une exception : quand ils ont besoin de la télé, ils l’utilisent en arme psychologique, ainsi, ils avaient fait filmer la destruction des Bouddhas de Bamyan pour narguer l’Occident. Aussi, favorisent-ils Al-Jazeera, chaîne de langue arabe, propriété privée de l’émir du Qatar, domiciliée à Doha, qui est autorisée à conserver deux bureaux, l’un à Kaboul, l’autre, à Kandahar : au nom de la défense des intérêts religieux, les talibans font une entorse à leurs principes, ils vont contrôler l’image et l’utiliser en arme de propagande contre les Américains. Le journaliste de Kaboul, Taysir Alwani, fait des reportages, sous direction talibane. Acteur de la guerre psychologique, il filme les destructions américaines, Kaboul et Kandahar sous les bombes, les bavures, les mosquées en miettes, les bus détruits, les réfugiés pilonnés, les pauvres ruines de pisé dans les villes ou les villages, les morts et les blessés avec beaucoup de plans serrés sur les visages, la prédilection pour les plans d’enfants et de parents en larmes, les volontaires pakistanais attendant de pouvoir entrer en Afghanistan. CNN s’était assuré un contrat prioritaire sur des images d’Al-Jazeera, visionnées et contrôlées avant le passage aux Etats-Unis. On utilisait donc à LCI des morceaux des images arabes trois fois passés par des contrôles, taliban, qatari, américain. La fiabilité de leurs témoignages, étaient, après ces divers laminoirs, voisines de zéro.

Au fur et à mesure que l’Alliance du Nord, aidée par les bombardements américains, progresse en Afghanistan, Al-Jazeera perd du terrain. Bombardé le 12 novembre, pendant la prise de la ville par l’Alliance du Nord, le bureau de Kaboul ferme le 13. Les Occidentaux reprennent la main dans la zone autrefois talibane, la BBC arrive le 9 novembre, CNN et les autres journalistes, le 13. La chaîne qatarie a renforcé son bureau de Jérusalem et mis l’accent sur le conflit Israël/Palestine (qui interfère de plus en plus à l’image avec la guerre d’Afghanistan). Elle conserve des accords avec CNN : le demi monopole n’est qu’inversé par le nouveau rapport de force. Télé Kaboul rouvre symboliquement ; avec une présentatrice, le 22 novembre. Les kaboulis ressortent leurs vieilles télés. L’image revient en Afghanistan, elle y circule, elle en sort.

Et pourtant il y a des images...

De ces conditions nouvelles, les images ont tiré une certaine originalité.

Un air de famille : l’imprégnation du religieux dans les images
D’abord, elles offrent, des deux côtés, un air de famille qui vient de l’imprégnation religieuse de leur contenu.

De tout temps, dans les images de guerre, on a eu droit à quelques vues religieuses : la bénédiction des armes, un enterrement solennel, une messe dans un camp militaire.

Ici, il s’agit d’autre chose. Les images de la guerre née le 11 septembre sont si imprégnées de personnages, d’espaces, d’occupations issues du monde religieux, qu’elles imbriquent intimement ce dernier à la guerre. La constante présence visuelle et sonore des activités d’un monde religieux, en adéquation avec les discours manichéens que j’évoquerai plus bas, donne aux images une résonance interne commune : celle-ci n’est donc pas le fait d’une mise en forme imposée par la télévision, d’une application de recettes empruntées à la rhétorique de crise, elle sourd des images en provenance des deux espaces filmés, théâtre de l’agression et théâtre des opérations, États-Unis et Afghanistan, par-delà les spécificités culturelles chrétiennes et musulmanes.

Côté américain. Un véritable culte s’est instauré autour des ruines du World Trade Center. Une sanctification permanente de l’espace s’est incarnée en processions aux bougies, suspensions d’ex-voto, et s’est accompagnée de cérémonies dans les grandes églises de New-York, offices religieux, cérémonies aux pompiers héroïques, visite de Bush dans une mosquée - pour effacer sa fâcheuse allusion à la croisade. Au Ground 0 (le 0 comme symbole apocalyptique de l’origine et de la disparition ?) les cultes s’organisent, espace martyr, métaphore de la blessure américaine et justification affective des malheurs qui peuvent survenir aux gens ordinaires d’Afghanistan. Dans cette guerre, je me demande si le Ground 0 ne joue pas le rôle des images de l’ONU dans la mise en place de la guerre du Golfe, peut-être est-il donné comme figure du droit, et donc, à terme, de la guerre juste, guerre que Bush définit dès le 12 septembre comme un « combat monumental du Bien contre le Mal ».

Côté musulman. Sur le terrain des opérations et dans les coulisses pakistanaises, résonnent les constantes références à Allah, non seulement chez les ambassadeurs talibans à Peshawar et Islamabad ou dans les mosquées et écoles coraniques, mais aussi dans les moindres paroles de chaque personnage interviewé, des combattants aux réfugiés, marchands, conducteurs de camions, etc. sans excepter le personnel politique du nouveau gouvernement. Les gestes de prières, les burqas, les appels des muezzins, interviennent en tous lieux, sortent de leur simple rôle de décor exotique, pour participer aux images activement par leur symbolique. C’est aussi le temps des dévotions aux personnages : lorsque Kaboul est reprise par l’Alliance du Nord le 13 novembre, les camions des soldats s’ornent d’immenses panneaux du portrait de Massoud devenu davantage saint protecteur que héros malheureux dont on peut rappeler qu’il a été assassiné par une caméra et des faux journalistes. Les images à son effigie fleurissent dans la rue de Kaboul libérée des talibans, contrepoint aux tee-shirts de Ben Laden dans d’autres lieux musulmans de la planète.

Construction d’un mythe : Image et images de Ben Laden.

Toutefois, le comble de l’imprégnation du religieux et de la guerre à travers l’image est sans doute à mettre au crédit d’Oussama Ben Laden. Avant le 11 septembre, Ben Laden a une double histoire : celle d’un milliardaire saoudien formé au monde contemporain et celle d’un terroriste islamiste, fondateur en 1988 du réseau Al-Qaida. Il a aussi une légende et une image qui contredisent son histoire réelle. Son mode de vie austère fait de lui une figure religieuse composite. Sa vie d’homme riche, quittant sa famille pour une vie ascétique animée par le refus de son temps et vouée à une cause qu’il déclare être celle des pauvres et des opprimés, peut évoquer le Vieux de la Montagne, François d’Assise ou Siddharta. Sa haute silhouette, sa longue barbe, ses vêtements blancs sont autant de signes qui le mettent en résonance avec la simplicité des premiers âges, avec la figuration religieuse des anachorètes, servie par la symbolique des lieux rocheux et des grottes où il est censé vivre. Utilisateur familier de la video et du mystère, il dispose de deux atouts : sa grande prestance et sa photogénie indiscutables, le simplisme et la répétitivité de ses discours.

A cet imaginaire affectif et à la terreur répandue le 11 septembre, Ben Laden a répondu par l’envoi de cassettes austères, reproduisant, dans le hasard de leur arrivée, la surprise qui est la marque de son mode d’action, l’attentat. Il a utilisé les images au sens matériel du terme, sous la forme de cassettes video autant pour laisser planer sa présence occulte dans ce monde et pour répéter son discours, que pour renforcer sa propre image, à la fois mystique et menaçante : les trois mois sont ponctués de 4 cassettes de lui et une interview accordée au journaliste pakistanais Hamid Mir, réalisée le 7 novembre, enregistrement sonore accompagné de deux photos, + un reportage sur ses enfants dans la région de Ghazni (Al-Jazeera le même 7 novembre). Aucun de ces documents n’a été passé dans sa totalité par LCI qui n’en a servi que des extraits sous-titrés.

Le rythme aléatoire des documents, joint à leur rareté et à leur cheminement mystérieux sur lequel insistent les medias, fait partie des armes idéologiques de Ben Laden, dans une logique de l’apparition/disparition qui fait de chaque cassette un événement.

Chacune des cassettes a son histoire et son agencement particulier des éléments d’un discours répétitif. La première, audiovisuelle, passe sur Al-Jazeera le 7 octobre, elle aurait été reçue le 5 à Kaboul : son passage coïncide avec la fin dramatique de l’après-midi du 7 octobre, date des premiers bombardements sur Kaboul, depuis les navires de l’Océan Indien. Elle a été enregistrée après le 11 septembre dont elle fait état. La seconde, sonore, est transmise sur Al-Jazeera le 3 novembre. La troisième, audiovisuelle, enregistrée vers le 9-15 novembre (Ben Laden dit parler deux mois après les attentats et un mois après le début de la guerre en Afghanistan) est diffusée aux États-Unis le 13 décembre. La quatrième, diffusée le 27 décembre par Al-Jazeera, est arrivée à Doha quelques jours avant : les conditions de tournage n’auraient pas été les mêmes, le format aurait été démodé et aurait nécessité un transfert sur un format moderne. Le tout, au conditionnel, est nappé de mystère.

Ni lieu ni date de tournage, ni périodicité fixe, ni messager attitré : les cartes sont brouillées par Ben Laden, avec l’aide des censures d’Al-Jazeera et des services américains. Les cassettes du 7 octobre et du 27 décembre, arrivées d’abord dans les mains d’Al-Jazeera, sont tournées de jour avec une mise en scène figée, le ou les personnages assis devant des fond rocheux différents mais passe-partout, le cameraman reste invisible (on ne voit que le micro). Les kalachnikov sont posées dans un coin pour donner l’ambiance de guerre, la lampe à pétrole dans un autre signale le dénuement. Les discours sont des monologues, amalgame religieux, guerrier et dénonciateur de l’oppression américaine et des armées occidentales athées, la seconde insistant sur « ce criminel Kofi Annan » et les « mécréants arabes membres de l’ONU ». Il n’y a dialogue que dans la troisième cassette du 13 décembre, trouvée dans une maison de Jalalabad abandonnée par le réseau Al-Qaida, son décor et son atmosphère sont passablement différents. Tournée dans une grande salle (ce serait à Kandahar) vers le 9-15 novembre, elle est diffusée par les Etats-Unis le 13 décembre. Seuls des fragments en sont repris par LCI : Ben Laden souriant ou grave, toujours majestueux, prend le thé et devise avec des hôtes, dont un cheikh saoudien. Outre les considérations politiques et religieuses, les malédictions adressées à l’Occident et la joie procurée par les événements du 11 septembre, le surnaturel fait son entrée sous la forme des rêves prémonitoires qu’auraient faits certaines personnes de leur connaissance. Ces dormeurs arabes ont vu en rêve, comme sur un écran télé, avant le 11 septembre, des avions s’écrasant sur un gratte-ciel. L’onirique est mis au service de la propagande.

Les cassettes de Ben Laden sont comme une leçon de méthode : elles montrent comment créer et entretenir un mythe - au sens où Roland Barthes l’entendait - à coup d’images visuellement pauvres et à peu près nulles sur le plan informatif. C’est l’aura où elles s’inscrivent et leur apparition qui sont l’événement, pas leur contenu. Depuis le 27 décembre, rien. Ben Laden est enfoncé dans le silence et dans l’invisibilité.

L’esprit du feuilleton modifié

Déboussolées comme tout le monde, grisées par le scoop du 11 septembre, mais moulées dans leurs habitudes, LCI et les chaînes françaises avaient d’abord réagi au mot guerre comme le chien de Pavlov à la sonnette : les premiers jours, elles diffusaient le même type d’images que CNN au début de la guerre du Golfe. On a eu droit aux stéréotypes de la puissance militaire se mettant en branle, d’autant qu’on repart dans la même direction, porte-avions, soldats embrassant les enfants, images de guerre sans surprise. Elles avaient aussi assuré la mise en place du cadre géographique en présentant le magnifique décor afghan à coup de clichés intitulés « archives ».

Toutefois, cette piste ne collait pas avec la guerre mal définie et ses conditions incertaines. L’ensemble des medias, sur le pied de guerre, a compris la nécessité d’oeuvrer différemment, « d’éviter toute manipulation », « d’éviter de mettre de l’huile sur le feu » [4]. Personne ne tenait à renouveler les erreurs simplistes de la guerre du Golfe, ni de s’inféoder aux grands networks, ni donner dans le piège de la guerre de civilisation que des politiques, des intellectuels ou des religieux avançaient imprudemment. Evitant d’en rajouter à l’anxiété individuelle et à l’angoisse générale devant une situation explosive tout en restant un minimum informatif, LCI et les chaînes françaises ont été prudentes sur un terrain glissant.

LCI a repris pour présenter ces images cueillies dans la difficulté, liées entre elles par leur tonalité religieuse, la recette de la série télé - ou du feuilleton - qui demeure indispensable pour qu’on suive l’histoire.

Sur le territoire américain proprement dit, on a vu s’organiser la série de l’anthrax, celle des ruines du Ground 0 (visites officielles, processions etc.) et celle des conférences de presse, où les déclarations du personnel gouvernemental occupent largement les écrans. Les lieux de culte et d’inquiétude - lieux de courage - suppléent au manque de charisme des lieux de pouvoir et des lieux officiels.

Il en va tout autrement à l’extérieur des États-Unis, où l’optique est modifiée et le sujet décentré par les circonstances particulières de tournage. D’abord dans les pays frontaliers (le Pakistan, plus accessoirement l’Ouzbékistan et le Tadjikistan) puis en Afghanistan, suivant la progression des armées afghanes à qui les bombardements américains ouvraient la route de Kaboul puis le reste du pays, les journalistes ont travaillé sans relâche, neuf d’entre eux y ont laissé leur peau. Ils ont accumulé de l’image, tantôt dans les allées des chancelleries avec les visiteurs étrangers du général Moucharraf, tantôt dans les écoles coraniques tenues par des islamistes, dans les petits bazars, dans les rues de Peshawar où les extrémistes échouaient à rassembler de grandes foules, dans des camps de réfugiés qui avaient fui depuis des années le régime taliban, ou ceux qui fuyaient les bombardements américains venant de l’Afghanistan en camions, charrettes, bus bondés etc. Une grande mosaïque s’est mise en place, série de l’humanitaire (le blé arrivera-t-il avant l’hiver ?), série militaire de l’Alliance du Nord, ponctuée de cartes d’occupation du terrain qui se modifiait à vue d’oeil, autour de la question « Les chefs afghans s’entendront-il ? », série des réfugiés, série pakistanaise (le Général Moucharraf tiendra-t-il bon face aux islamistes menaçants ?), feuilleton diplomatique, feuilleton romain chez Zaher Chah, série de l’effondrement taliban, de la traque du mollah Omar et de Ben Laden, feuilleton de la conférence de Bonn-Petersberg où Hamid Kharzaï devenait héros bénéficiaire et se taillait à son tour une image et des images.

La représentation de l’état de guerre [5]

Marquées d’émotion, d’inquiétude, de sympathie, d’admiration, de dégoût, bref, de sentiments et d’affects, les images des feuilletons ont très bien fait saisir au jour le jour ce qu’est un état de guerre : une pulvérisation de l’ordre, une menace qui n’offre pas de prise à l’individu. C’est ainsi qu’il faut lire les routes défoncées, les réfugiés, le désoeuvrement de soldats de fortune sur des monticules, les chemins pavés de mines, les estropiés, les enfants déscolarisés et mal vêtus, la mutinerie du Fort de Mazar-e-Charif, avec les morts éparpillés sur le sol, les prisonniers aux yeux brillants effrayés ou vides, le cadavre du jeune français, Hervé Djamel Loiseau, mort de faim dans les montagnes après les bombardements de Tora Bora, les batailles autour de la distribution de sacs de blé dans un village, les morts talibans qu’on bourre de coups de bottes, dans les rues de Kaboul, le matin de la chute de la ville, les burqas persistantes. A part la musique et les cerfs volants qui reviennent en ville, les images de la guerre montrent avant tout l’absurdité et le désarroi.

Au contraire des images de la guerre du Golfe, où CNN, on se souvient, a fait de la Guerre le personnage et faisait croire à l’ordre des événements, on assiste avec l’Afghanistan, à la reprise et à l’extension du phénomène mis en place pendant les guerres des Balkans [6] et du Kosovo : la valeur informative descend au niveau de l’individu. Les images ouvrent et décentrent le point de vue du spectateur. Le degré d’engagement national et la volonté politique de la chaîne par rapport au conflit [7], les conditions particulières des tournages, engendrent cet accent mis sur l’individu et permettent, non de déjouer la censure - ne rêvons pas - mais, malgré celle-ci, de faire sentir le désordre qu’elle veut masquer.

Si les images participent à l’équivalence entre la guerre et le désordre, les paroles de Bush et de Ben Laden, insistant l’un et l’autre sur la nécessité d’aller au bout de la guerre, y contribuent puissamment. Leurs discours instaurent un désordre permanent, une terreur, dans lesquels est suspendue la planète, destinée à voir se succéder des opérations de police occidentales, des opérations terroristes saintes menées au nom du djihad. Il est significatif que l’émission dirigée par Vincent Hervouët sur LCI, qui présentait en fin de journée une sélection d’images des événements, sous le titre de Un jour en guerre, ait changé de nom courant janvier, Un jour en guerre est devenu Un jour dans le monde, de nom mais non de contenu : il s’agit toujours de conflits aux quatre coins du monde. LCI a intégré l’extension de la guerre dans l’espace et le temps, comme si « le monde » devenait l’équivalent de « la guerre ». Le 11 septembre semble avoir ouvert une ère de guerre sans fin : si la lutte entre deux états ou deux coalitions contient en elle le chemin de la paix, seule issue de la crise, la lutte entre les puissances manichéennes absolues que sont le Bien et le Mal, revendiquée par les États-Unis comme par Ben Laden, est sans fin, ouverte jusqu’à la disparition de celui d’en face, martyrs chez les uns, justiciers chez les autres. On sent combien ces termes absolus et tous les discours qui les propagent, en amalgamant la morale et le religieux, sont dangereux : ils évacuent du discours et des actes les finalités politiques de la guerre, auxquelles, chez G. W. Bush comme chez Ben Laden, ils servent de paravent. L’idéologie est poussée jusqu’à sa fonction extrême, en ajoutant, à la dissimulation et à la distorsion qui la caractérisent, l’appel à l’élimination de ceux qui ne la partagent pas.

Au jour où je parle, les combats continuent en Afghanistan, et la version Bush Jr de la guerre du Golfe se profile. Je ne fais donc pas de conclusion, juste une remarque qui redonne la main au spectateur : pour résister à l’idéologie, pour qu’elle n’englue pas nos imaginaires, il faut la démonter, c’est donc à lui, spectateur, d’être attentif à ce qu’il regarde.

Hélène Puiseux
EPHE, Paris
26 mars 2002

Notes

[1Cf la déclaration récente des soixante universitaires américains, Le Monde, 15 février 2002 pp. 16 à 18.

[2Cf Paul Ricœur, « L’idéologie et l’utopie, deux expressions de l’imaginaire social » in Du texte à l’action, Essais d’Herméneutique II, Seuil, coll. Points essais, 1998.

[3Le minutage n’est pas toujours le même selon les journaux, entre 8 h 46 ou 8 h 48. De même, pour 9 h 06, parfois donné en 9 h 03. J’ai retenu les chiffres du journal Le Monde, dans la semaine du 13 au 20/9.

[4Cf notamment les déclarations de Catherine Jentile, grand reporter à TF1 et d’Olivier Ravanello, journaliste à LCI, cités par Bénédicte Mathieu, Le Monde, 6 octobre 2001, p. 19.

[5Cf David Lescot, Dramaturgies de la guerre, Circé, 2001. L‘auteur utilise cette notion pour montrer que le théâtre, dans son écriture et sa mise en scène au cours des XIXe et XXe siècles, passe de la dynamique de l’action de guerre de quelques personnalités à l’effritement de l’état de guerre et à son raccord avec le socio-économique incarné par le peuple.

[6Cf Hélène Puiseux, Les figures de la guerre, représentations et sensibilités, 1839-1996, Gallimard, coll. Le Temps des Images, 1997. Je développe dans le dernier chapitre de cet ouvrage la capacité de la télévision (CNN comprise) à filmer le désordre dans les années de guerre de l’ex-Yougoslavie (1991-1996).

[7Cf note 5, article cité de B. Mathieu.