Télé pour mémoire ?

Anniversaires et commémorations sur le petit écran

La tyrannie de la mémoire n’aura duré qu’un temps,
mais c’était le nôtre

Pierre Nora [1]

Ruptures et fondations

La télévision est-elle un bon espace pour présenter les souvenirs à nos yeux et à notre mémoire ? Qu’il s’agisse de documentaires, de fictions ou de magazines historiques réguliers (du type Dossiers de l’Histoire sur France 3, Mercredis de l’Histoire ou Histoire parallèle. sur Arte), du simple flash inséré dans les journaux télévisés à propos d’un anniversaire, de la retransmission d’une cérémonie commémorative du type 11 novembre ou 8 mai, ou du grand film - Paris brûle-t-il  ? est assez régulièrement programmé autour de chaque 25 août pour honorer la Libération de Paris - , la passion inflationniste d’évocations du passé sur le petit écran n’échappe à personne.

Je ne m’arrêterai pas, dans les limites de cet article, sur les émissions tournées vers le propre passé de la télévision, espaces auto-célébrants, auto-référencés : elles ont cependant aussi leur part dans la pensée plus ou moins narcissique d’un passé supposé commun. Je serai surtout attentive aux pièces de construction d’une mémoire sociale que sont les anniversaires et les commémorations : anniversaire, étymologiquement « ce qui revient au tournant de l’année » ; commémoration, « se souvenir ensemble », marquage du temps à tonalité publique, souvent directement politique. Ces révérences ostensibles faites au temps collectif, en reposant sur l’existence du groupe et de la communauté dont elles constituent une partie du patrimoine, viennent irriguer les fonctions de la transmission et de l’intégration, et les coulent dans des styles télévisuels.

À ce fleuve de fragments et de souvenirs résolument honorés, on trouve quelques explications. Déjà, il contient le lot habituel des grandes commémorations dans les domaines de la culture et de l’Histoire, les centenaires, bicentenaires, occasions de visiter ou revisiter une œuvre, qui, période de crises ou non, nous font partager l’anniversaire de la mort de Mozart, celui de la naissance de Delacroix ou de Schubert. L’incertitude du monde présent, avec ses ruptures dans notre manière de penser et de vivre le travail, par exemple, ou dans la submersion des informations par les nouveaux moyens de communication, alimente à son tour la recherche de points de repère, le récit d’autres temps d’incertitude qui engendrent les belles légendes des fondations : l’approche de la fin d’un siècle coïncidant avec celle d’un millénaire explique une partie des dizaines de bilans, de mises au point, de stèles plus ou moins réussies, de collages, de coups de peigne donnés à des souvenirs jugés trop échevelés pour entrer en désordre au musée du souvenir, derniers mouchoirs agités en direction de tout ce qui fut notre vécu, notre vie, celle des amis ou des inconnus, celles de groupes intimes ou celles des nations, des continents, de la planète tout entière.

Mais sans doute la source la plus importante de ce flot de regards sur le passé se trouve-t-elle moins dans l’agitation médiatique autour de la fin d’un siècle et l’excitation de passer dans un millénaire tout neuf, que dans le fait que ce siècle et ce millénaire coïncident avec les anniversaires de deux périodes de ruptures - et donc de fondations - majeures : il y a deux cents ans, la Révolution française, et il y a cinquante ans, la Deuxième guerre mondiale. Carrière de souvenirs encombrée, désordonnée par les passions et les conflits, jonchée de morts mal enterrés et de survivants qui avaient des souvenirs, la Deuxième guerre, son avant-garde et ses suites, sont constamment convoquées sur les écrans de télévision. À côté des ruptures, les souvenirs des fondations et espoirs nouveaux, viennent nourrir le flot commémoratif de la fin du XVIIIe siècle et du lendemain de la Deuxième guerre. Dans le désordre, rappelons la création du Museum, du Louvre et des Arts et Métiers, la prise de la Bastille, la Libération de Paris, le 150e anniversaire de la Seconde République, la libération des camps nazis, la création de l’ONU, la fondation d’Israël, l’indépendance de l’Inde etc.. qui ont fabriqué notre univers politique et culturel.

Un peu de géographie télévisuelle

On peut construire cette géographie à partir d’un exemple, le programme des commémorations du Cinquantenaire d’Hiroshima-Nagasaki - ouverture brutale de l’ère nucléaire - avec sa répartition des éléments entre les chaînes et les types d’émissions (sans entrer dans l’étude du contenu qui entraînerait très loin).

12 juillet 1995, 20.45, France 3 La Marche du siècle, de J.-M. Cavada (discussions + 2 reportages).

Ier août, Arte, 20.35, Soirée Thema conçue et dirigée par Peter Wien :

 Les enfants jouent, dessin animé japonais sur le bombardement du 6 août, 5 minutes

 Die Bombe tickt noch, reportage allemand en deux volets de 15 minutes chacun : Hiroshima, le poids du passé, (R. Hetkaempfer, 1995) et De Hiroshima à Washington (T. Larish).

 Débat (32 minutes) entre Claude Cheysson, ancien ministre des affaires étrangères, et Egon Bahr, directeur de l’Institut de la paix de Hambourg, sur la nécessité de poursuivre les essais nucléaires français. Le débat incluait deux reportages, l’un de 2 minutes sur les activités militaires atomiques à Mururoa, et l’autre (8 minutes) relatait l’historique du site de Mururoa et les protestations internationales à l’égard de la politique nucléaire de la France.

 21.15, Enola Gay, les ailes de la mort, Klaus H. Hein, 1995, film de reconstitution sur les activités scientifiques et militaires du projet Manhattan.

 22.25, Pluie Noire, Shohei Imamura, 1989, Japon, v.o.stf.

 0.25, Hollywood geht nach Hiroshima. Bilder des japanischen Holocaust 1945 (Filmer Hiroshima, Images de l’holocauste japonais) Gehrardt Vogel (NDR en coopération avec ARTE, 1995). Montage allemand de fragments des archives de Daniel McGovern et Herbert Sussan, opérateurs américains envoyés à Hiroshima et Nagasaki peu après les bombardements de 1945 et interviewés en 1984.

2 août, M6, 22.25, Hiroshima, Les cendres de l’enfer, Peter Werner, USA, 1990, téléfilm de reconstitution sur le bombardement du 6 août.

5 août, Arte, 21.30, Half Life, les cobayes de l’ère nucléaire, Dennis O’Rourke, Australie, sur les expériences nucléaires américaines à Bikini et Castle Bravo, 1985, 1 h. 20’ (tourné au moment du 40e anniversaire pour la télévision australienne)

5 août, La Chaîne Info (LCI), interview de Béatrice Faillès, auteur d’un ouvrage sur Hiroshima oubliée, Paris, Editions n°1, 1995 ( interview + documentaire, 20’)

6 août, CNN : reportage Live sur les cérémonies à Hiroshima, de 1 h. à 3 h. (heure française, soit 8 heures -10 heures au Japon). Cérémonie extrêmement protocolaire, tous les participants en noir et blanc, appel des morts de l’année, discours officiels.

6 août, France 2 : Agapè, émission-débat consacrée à Hiroshima, suivie d’une messe en souvenir des victimes tournée en direct au Carmel de Mazille (sermon de Mgr Lustiger).

6 août, La Cinquième, 17.30, Hiroshima, l’ombre de 10.000 soleils in Le Monde en guerre, (documentaire avec témoins + archives), Béatrice Limare, France, 1995, 52 ‘

7 août, Arte, 20.40, Hiroshima, mon amour, film franco-japonais d’Alain Resnais, 1959, 1 h. 25

9 août, France 2, 22.30, Nagasaki, Serge Viallet, documentaire (interviews de témoins + archives), 52 minutes, 1995

10 août, France 3, 23.30, Les dossiers de l’histoire, Hiroshima, de Jeremy Bennett, (film documentaire avec témoins + archives), BBC et TV Asahi Japon, 1995, 1 h 16

14 septembre, Arte, soirée Thema intitulée ’ A quoi sert la bombe ?’. Pour quelques grammes de plutonium, Thierry Derouet et Thibaut d’Oiron 50’. La bombe : l’Atome et le tabou, de Guy Brousmiche, 1 h 40.

Cette liste montre qu’un événement peut être évoqué soit par des émissions « sérieuses », débats, documentaires, talk shows ; soit par les retransmissions des cérémonies publiques qui lui sont consacrées ; soit par une programmation de fiction et même, ici, un dessin animé ; enfin, sans figurer sur la liste ci-dessus pour ne pas la surcharger, tous les journaux télévisés, sans exception, au jour J (ici les 6 et 9 août 1995) y font allusion.

Entre les chaînes, il se dessine un partage des tâches établi par une coutume tacite.

Les chaînes privées généralistes ne semblent pas avoir une politique suivie à l’égard des commémorations. En août 1995, dans le cas d’Hiroshima, ni Canal+, ni TF1 n’ont réagi. C’était loin ? C’était l’été ? C’est un anniversaire embarrassant ? En tous cas, ni explication, ni trace, juste quelques flashes dans les journaux télévisés. TF1 réagit à l’actualité quand celle-ci se traduit dans une grande cérémonie publique ce qui n’est pas le cas en France pour Hiroshima. Elle célèbre les gros anniversaires carillonnés, bourrés de chefs d’État comme le cinquantenaire du 8 mai 1945, ou routinière et familière comme le 14 juillet ou le 11 novembre, dont les commémorations publiques sont alors retransmises. Les chaînes généralistes picorent indistinctement dans les événements qui leur paraissent devoir séduire cette entité qu’est l’audimat. Si, craignant pour leur audimat, elles négligent assez souvent la transmission d’œuvres sérieuses, elles contournent la solennité par des formes plus légères : ainsi, TF1 avait confectionné, pour le 25e anniversaire de la mort du général de Gaulle, un « De Gaulle de A à Z », où 26 petits extraits d’archives, de moins d’une minute chacun, retraçaient la vie du Général. Les chaînes généralistes ou à dominante cinématographique (Canal+, Ciné Cinémas, Ciné Cinéfil etc.) servent souvent le passé sous forme d’œuvres de fiction mettant en scène des héros, fictifs ou réels, qui sont par ailleurs objet de commémorations. Ces œuvres sont alors détachées de toute référence historique et chronologique officielle. Elles ne s’en trouvent pas moins en résonance avec les émissions dites sérieuses, mais le travail de réseau n’est en rien assuré par les chaînes, il est à faire par le téléspectateur. J’y reviendrai.

Deuxième famille : les chaînes tout info, généralement actives dans la couverture des cérémonies publiques, orchestrées par les pouvoirs publics ; CNN, LCI (filiale de TF1), Euronews, incluent dans leur programme, souvent in extenso, le rappel du passé dans le sens où ce dernier « fait » l’actualité : ainsi les journées des cérémonies des 8 et 9 mai 1945 ont été retransmises sur LCI, ou, sur CNN, les cérémonies du 50e anniversaire du bombardement d’Hiroshima, dans cette ville même, cérémonie très empesée, où l’événement monstrueux est emmailloté dans un réseau de rites figés.

Dans cette géographie pointilliste, le troisième cas, celui des chaînes publiques, demeure exemplaire. D’une manière générale, Arte, La Cinquième, France 2, France 3, relayées souvent par les documentaires des chaînes thématiques telles que Planète ou la récente Histoire, honorent leur mission éducative et assurent le côté « pédagogie de l’espace public » de la télévision subventionnée. Elles s’attachent à évoquer les dates qui résonnent dans la communauté nationale ou internationale. À côté des nombreuses émissions d’histoire, les émissions culturelles du type Un siècle d’écrivains sur France 3, ou sur France 2 quelques Bouillon de culture, sont parfois branchées sur l’actualité commémorative (affaire Dreyfus, de Gaulle, Bicentenaire de la Révolution, Clovis, etc. ). C’est Arte la mieux organisée, la plus active : la chaîne dresse un véritable programme, au moins une soirée par semaine, ou davantage selon l’actualité commémorative, et rappelle les facettes d’une date ou d’un événement (Mort de Franco, procès Slansky, invasion de Budapest par les chars russes etc. ). Ses ensembles télévisés incluent tous les genres, les entretiens ou talk-shows, les documentaires, les fictions. Elle se démarque souvent de la tonalité générale : alors que l’ensemble de la télévision célébrait la victoire des Alliés les 8 et 9 mai 1945, et après y avoir elle-même participé, elle a diffusé le 10 mai 1995, un documentaire de Mehdi Lallaoui et Bernard Langlois [2] , rappelant que cette date, en Algérie, était date fondatrice des manifestations qui devaient aboutir à l’indépendance de ce pays alors colonie française. Dans le silence assourdissant des autres chaînes sur les massacres de Sétif, Arte a joué un véritable rôle critique, avec ce film qui met en scène les rares documents et les souvenirs des survivants des événements survenus dans cette ville, lors du défilé de la victoire le 8 mai 1945 [3]. De même Arte a marqué originalement le dixième anniversaire de Tchernobyl. Alors que La Cinquième consacrait ses matinées de la semaine du 12 avril 1996 à des « Preuves par Cinq »(Les écrans du savoir) composées de documentaires - intéressants mais au discours attendu - sur les dangers nucléaires dans les pays de l’Est, et que France 3 travaillait dans la même gamme (émission Nimbus du 12 avril 1996), Arte a ouvert sa soirée Thema, le 26 avril 1996, avec un document biélorusse sur la vie dans la zone interdite [4] : les entretiens filmés avec les habitants, paysans locaux ou réfugiés, entrecoupés par le commentaire semi-onirique du réalisateur sur les paysages, donnaient une version radicalement opposée aux discours des experts sur les centrales nucléaires : on prenait connaissance du point de vue purement terre-à-terre, quotidien, rural et marginal sur la zone, qui était, notamment pour les réfugiés d’Arménie et de Tchétchénie, une « oasis » comparativement aux pays en guerre qu’ils avaient quittés.

Devant ce canevas télévisuel à la fois troué et surchargé, sans distribuer des bons et des mauvais points, il faut mettre en relief l’inégalité, ou l’aléatoire, dans l’apparition des événements à la surface des écrans bavards ou amnésiques selon les chaînes, les dates et les faits. Cette inégalité confère au spectateur un rôle important dans l’activité de la pensée du temps historique : il la détermine par ses choix, il l’évite ou la cultive, et le monde de « la télé », composé de dizaines de programmes sans lien, lui en offre le loisir, il est le chef d’orchestre de ces instruments variés. Comment sont donc faits ces instruments ? Voyons quelques-unes des pratiques qui courent dans le monde télévisuel à propos de l’organisation des émissions sur le passé.

Le monde contradictoire des pratiques

Soucieuses de donner à percevoir le cadre historique et culturel, ou juste désireuses d’être dans la mode du temps, les chaînes sont tributaires de leurs rites et de leurs pratiques de langage.

Certaines contraintes (généralement d’ordre financier) nuisent aux problèmes de mémoire et de temps. La plus forte d’entre elles, c’est la vitesse, inspirée par la crainte de perdre le public (et donc les annonceurs). Elle joue dans divers domaines, façons de parler, grilles de programmes, habitudes de tournage, construction de documents, rythme des entretiens. Il faut parler vite, enchaîner rapidement, ne pas traîner sur un sujet, fuir les temps morts, changer d’angle, pour tenir captif, par la rapidité même du déroulement du spectacle, le téléspectateur toujours prompt à zapper. Le langage léger de la télévision, sorte de mousse de l’actualité, se sent plus à l’aise dans le traitement des crises que dans la réflexion sur le temps ou la solennité des fêtes commémoratives. Dans son souci de coller à ce qui se passe, à ce qui se voit, la télévision peut jouer comme une sorte de poison pour ses propres productions, agissant comme une marée montante et descendante quotidienne, qui ferait le ménage trop vite : les écrans amènent des événements et les effacent avec d’autres, le zapping ne se pratique pas que dans l’espace télévisuel et par le seul téléspectateur, il se joue aussi dans le temps propre de la télévision : des 90 ans de Bécassine à la naissance de l’ère nucléaire, des soixante ans de Mickey ou du cinéma Le Grand Rex à l’anniversaire de la catastrophe aérienne de Lockerby ou au 25e anniversaire de la mort du général de Gaulle, on dévale ou remonte le toboggan du temps. À peine indiqué comme mémorable, un événement est remplacé par un autre, sans hiérarchie.

L’effervescence du langage télévisé, où les secondes constituent l’unité de temps, influence la retransmission des fêtes commémoratives : les caméras travaillent à rompre le rythme des solennités, varier les angles de vue, capturer des détails susceptibles de distraire. Lors de la cérémonie du cinquantenaire du 8 mai 1945, sur la Place de l’Étoile, la caméra de France 2 visiblement s’ennuyait à devoir filmer les troupes qui tournaient en rond autour de l’Arc de Triomphe à une lenteur insupportable sur un écran. Elle était à l’affût du détail ; elle l’a trouvé dans le geste de Jacques Chirac ramassant l’écharpe jaune de Mme Mitterrand, geste exploité, valorisé au point qu’il reste le souvenir télévisuel de cette cérémonie.

La peur d’ennuyer devient si grande qu’elle modifie la pensée des organisateurs de spectacles commémoratifs, qui doivent faire des fêtes pour le point de vue du téléspectateur et le distraire prioritairement au dépens des participants réels. Dans les fêtes de la Libération de Paris en 1995, sur les Champs-Élysées, on a voulu illustrer une parole du Général de Gaulle, qu’il avait prononcée à propos de la foule du défilé du 26 août 1945 : « On dirait la mer ». Du trottoir des Champs-Élysées le 26 août 1995, serrée dans la foule et le bruit, je comprenais assez mal pourquoi les rangées d’enfants qui descendaient l’avenue tenaient à bout de bras des grandes banderoles en les agitant apparemment sans ordre : l’ordre et le sens ne venaient que pour les caméras situées dans les hélicoptères. En effet, retour chez moi, j’ai vu, dans une transmission différée, un écran où les tissus figuraient bien les vagues de la mer. Même jeu pour le 25e anniversaire de la mort du Général de Gaulle, où la cérémonie nocturne de l’esplanade des Invalides ne prenait sens et esthétique qu’en plan d’ensemble et en plongée. Il y a parfois, à ces pratiques courantes, des exceptions de taille. On peut citer la retransmission du cinquantième anniversaire de l’ONU par CNN : quinze heures de discours des représentants des pays membres, à la suite, chacun ayant 5 minutes pour parler de la création et de l’évolution réelle ou souhaitée de cet organisme. La caméra allait chercher le représentant dans son banc, l’accompagnait à la tribune, l’y cadrait le temps du discours et le raccompagnait à sa place. C’était une archive parfaite et un spectacle d’une monotonie extraordinaire, anti-télévisuel à souhait, que seules les ponctuations des flashes d’information et les séquences publicitaires venaient animer.

Parmi les types d’émissions, le documentaire domine : largement influencé par le même souci d’aller vite, de ne pas traîner sur la composition d’une émission où le montage serait partie prenante du discours, il s’y est instauré, tacitement, une recette. Beaucoup d’émissions sont faites d’un collage alternant les éléments visuels ou audiovisuels de l’époque en cause (images fixes ou animées) avec des entretiens menés auprès d’experts du temps considéré ou auprès des témoins, s’il en reste (cas des cinquantenaires ou d’anniversaires plus petits). L’abus de cette pratique archives/témoins engendre la monotonie dans la structure, qui finit par se transformer en moule à gaufres uniformisant. Pour peu que le commentaire trop directif survole les images comme de simples illustrations, elles-mêmes souvent lissées par leur origine institutionnelle (anciennes actualités, J. T. ), et qu’il se substitue aux experts ou aux témoins pour indiquer une ligne de sens simplifiée à l’excès, les événements sont effacés par la structure passe-partout. Ce type d’émissions utilise souvent un cadrage fixe et court pour présenter experts ou témoins ce qui donne à ceux-ci l’air d’être déjà calés au musée : il suffit de quelques mouvements de caméras, d’un agrandissement de cadre, d’une profondeur de champ qui montre, par exemple, leur intérieur actuel ou des souvenirs sauvegardés par eux, pour sauver les personnes de l’anesthésie de la présentation et leur éviter une entrée momifiée dans le monde du souvenir.

La monotonie des émissions archives/témoins peut être rompue par le réalisateur qui utilise les sources pour créer une discordance, proposer un heurt. Il ne s’agit plus de prélever quelques illustrations dans des documents fragmentaires de l’époque, mais d’un véritable remploi de mise en scène : un exemple suffira pour pouvoir repérer cette pratique lorsqu’elle est à l’oeuvre. Lors du cinquantenaire des essais de Bikini (1er juillet 1946), plusieurs films ont été diffusés, notamment Radio-Bikini, R. Stone, 1987, et Les apprentis sorciers, R. Gazut et B. Rossigneux, 1996) : les réalisateurs ont puisé dans le stock ancien de documents tournés à des fins de démonstration triomphante, qu’il s’agisse de cinéma ou reportages radio laudatifs créés par l’armée au moment même des essais (1946 pour Bikini, 1961 pour Reggane). Le choix des extraits conserve l’unité de ton triomphaliste et vient se heurter avec les interviews actuels des survivants brisés par l’expérience, anciens marins américains ou soldats français atteints de leucémie ou de cancers, îliens en exil. Dans l’espace discordant ouvert par le contraste entre les documents institutionnels du temps des essais et la réalité individuelle filmée de 1996, s’engouffre une possibilité de critique, dérision dans le cas français et amère condamnation dans le cas américain : ni la dérision ni l’amertume ne sont dits, elles naissent du montage. On assiste au détournement d’une mise en scène par une autre, une sorte de capture des images anciennes par les nouvelles, comme en géographie la capture d’un fleuve par un autre.

Certains réalisateurs cherchent des archives rares : ainsi S. Viallet, à propos de la ligne de chemin de fer Thaïlande-Birmanie construite par les prisonniers alliés pendant la Deuxième guerre, a réalisé un documentaire (Kwaï, un an de tournage, 1991) à base de vues et d’interviews actuels, alternant avec des documents américains et japonais peu exploités, et plus rares encore, des photos et dessins personnels de certains survivants : ouvert par une allusion sonore au célèbre film Le Pont de la rivière Kwaï [5], le document défait entièrement la version mythique que cette fiction avait construite.

Les plus intéressantes réalisations naissent de la confrontation des témoins entre eux et du soin apporté à les suivre dans l’intervalle de temps écoulé : plusieurs très beaux documents y travaillent. Un exemple : Ravensbrück, Mémoires de femmes, réalisé par Léon Desclozeaux, diffusé aux Dossiers de l’Histoire, France 3, 17 août 1995. Élément d’un très grand ensemble sur la libération des camps nazis, ce film réunit dans plusieurs espaces différents et à plusieurs reprises 4 anciennes déportées, Germaine Tillion, Jeanne Ferres, Geneviève de Gaulle Anthonioz et Jacqueline Péry d’Alincourt, il les suit dans leurs échanges de souvenirs et les montre - images anciennes ou présentes - dans les engagements respectifs qu’elles sont assumés depuis leur retour de déportation [6]. Construite sur l’écho en ondes du passé et son prolongement jusque dans le présent, ce type d’œuvre évite tout effet de muséification ; le montage et l’intelligence des interviews font vibrer la ligne du temps.

Les reportages insérés dans les débats et talk-shows sont souvent d’un style enlevé - la rapidité y est ici heureuse - pour venir animer et rompre la mise en scène monocorde, en champ/contre-champ, des différents interlocuteurs. Et d’autre part, comme ils ont pour fonction de lancer ou relancer un débat, ils ont souvent un côté un peu provocateur, dans leur discours ou dans leur mise en scène : ainsi les débats sur Mururoa dans la soirée Thema d’Arte du Ier août 1995 (cf plus haut). Ou bien le reportage sur les survivants irradiés d’Hiroshima, dans la Marche du Siècle, interposait la brutalité des corps brûlés au milieu des discours lénifiants des historiens français, qui, en contradiction avec les récents travaux des historiens américains, relayaient la version de Truman, pleine de bonne conscience, à propos du bombardement des deux villes japonaises.

Enfin, en août 1995, 4 films et téléfilms, de valeur inégale, rappelaient les bombardements nucléaires. Ce n’était pas une exception. Les fictions sont apparues tout au long de ces années, sur la Résistance en France, sur les camps nazis, sur mille épisodes de la Deuxième guerre, sur la conquête de l’Amérique etc. Elles font partie de l’insertion du monde du passé dans notre pensée : structurellement, elles appartiennent au monde filmique, mais figurant dans l’espace des grilles et de l’écran, elles apportent la valeur irremplaçable du récit sur l’Histoire, sous forme d’histoires inventées qui plongent leurs racines dans le monde, le reconstruisent sur le mode narratif - avec ses possibles, ses erreurs, sa valeur affective certaine - et s’y réinjectent avec leur capacité modificatrice, par le biais de notre imaginaire ou de nos actes [7].

Big Brother n’existe pas

Pour penser le temps passé collectif, les miettes d’histoire proposées par les émissions sérieuses ou les fictions apparaissent avec ou sans ordre, car il n’y a pas, heureusement, de Big Brother télévisuel : le medium est devenu un si vaste espace (au minimum 5 chaînes, et plusieurs dizaines grâce au câble et aux satellites) que son bavardage même organise ou désorganise des résonances, fait surgir ou étouffe des connexions. Le langage télévisuel, bourré de routines et de recettes toutes faites elles-mêmes contrées par des tentatives originales selon les chaînes et les individus, contient à la fois les poisons de la vitesse et de la monotonie, et leur propre antidote.
Le rythme de passage des émissions a de quoi anesthésier le passé et de quoi le réveiller, en tous cas de le rendre sensible. Il peut soit coller le souvenir aux dates carillonnées des commémorations et anniversaires, soit ouvrir une possibilité plus brouillonne d’apparition de chaînes à chaînes, de fiction à documents, de jours en jours. Ce jeu aléatoire, à son tour, peut ouvrir des espaces de réflexion ou faire de simples clins d’œil. Il peut déraper dans la répétition, nourrir des mythologies ou les appauvrir, tisser des liens entre les événements et les choses ou les recouvrir, enrichir la mémoire ou sauter de spectacle en spectacle posés sans profondeur sur des dates qui passent à la trappe.

En diffusant les cérémonies, la télévision a fragmenté le public des commémorations : il y a sans doute une déperdition du sentiment collectif, lorsque, confortablement isolé devant sa télé pour jouir d’un spectacle lié au passé commun, on ne fait plus partie physiquement des commémorants. Rendu à sa solitude, le spectateur y trouve une liberté, qu’il peut mettre à profit dans l’abondance et la richesse d’occasions où il lui appartient de circuler. À chacun d’organiser et de suivre son chemin dans le libre-service télévisé de la mémoire collective. Pourquoi le téléspectateur serait-il à la fois boulimique et abruti ? Des censeurs chagrins appliquaient autrefois cette image au spectateur de cinéma : il était, disaient-ils, incapable de penser, il avalait les programmes comme du pop-corn, n’exerçant ni critique ni la moindre activité de connexion entre le monde de l’œuvre et son propre monde de référence (sauf, curieusement, pour ce que l’œuvre contiendrait de négatif). Ce discours rétrograde niait notamment la part de l’activité narrative dans la construction du temps et de l’identité sociale : il a glissé, clos et catastrophiste, du cinéma à la télévision. Il faut s’en débarrasser et, simplement, pratiquer la télé, en la prenant pour ce qu’elle est, un grand magasin, plein d’histoires à la mode - et la mémoire est à la mode. À chacun de lier ces histoires entre elles, et, lorsque les émissions faites trop vite et sans soin ne le font pas, de les lier avec le présent, avec la vie. À chacun de parcourir les rayons de la mémoire à la télé, il sont d’accès libre, il faut goûter les marchandises. Car elles restent des marchandises, comme tous les spectacles de notre temps, Guy Debord l’a dit bien avant moi [8].

Hélène Puiseux
EPHE Paris
Janvier 1998

Voir en ligne : http://www.passages-adapes.fr/

Notes

[1Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1993, vol. IV, p. 1012

[2Les massacres de Sétif, Mehdi Lallaoui et Bernard Langlois, La Sept Arte, Mémoires vives Production et Point du Jour, 1995.

[3On se souvient que des indépendantistes y avaient manifesté, déployant des drapeaux algériens au milieu des drapeaux alliés ; à la suite de coups de feu tirés sur la foule, une vingtaine d’Européens et une centaine d’ « indigènes » ont été tués, entraînant une série de massacres et une répression sanglante et longue sur plusieurs semaines, faite par l’armée française dans toute la région du Constantinois.

[4L’Oasis, Jurij Chaschtschewatskij, 1995.

[5Le Pont de la rivière Kwaï, David Lean, GB, 1958.

[6Entre autres, action contre la torture au moment de la Guerre d’Algérie pour G. Tillion, visiteuses de prison pour G. Tillion et J. Péry d’Alincourt, action sociale auprès des enfants maltraités pour J. Ferres, travail auprès des exclus pour G. de Gaulle Anthonioz fondatrice d’ATD Quart monde.

[7Cf Paul Ricœur, Temps et récit, T. I, II, III, Paris, Seuil, 1983-1985

[8Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967