Sándor Márai : une relecture troublante et passionnante

L’effondrement d’un monde

Il y a environ deux ans, j’ai lu, pour la première fois, les Mémoires de Hongrie, de Sándor Márai (1900-1989) : l’ouvrage était sorti en 1972, mais cet auteur capital m’avait alors échappé ; je ne l’ai lu que récemment à l’occasion d’une réédition [1].

Largement adulte (la quarantaine) pendant la Deuxième guerre mondiale, après avoir vécu, enfant puis adolescent, la destruction de l’Empire austro-hongrois, cet écrivain et journaliste hongrois voit et vit deux choses énormes, l’emprise nazie ( le régime fasciste des Croix Fléchées règne en Hongrie) et l’installation du communisme dans les états-tampons de l’URSS selon les accords de Yalta ; il vit dans la pratique au quotidien et successivement ces deux idéologies dévoreuses, tueuses, chargées de mythes et de mensonges, sur l’ordre du monde et leur manière d’écraser l’individu.
Pourtant passionnément attaché à la Hongrie, il y étouffe sous le communisme et choisit finalement de s’exiler aux États-Unis en 1948. Il se suicide en 1989, après avoir perdu sa femme et son fils adoptif, et avant de devenir dépendant physiquement. Il ne verra donc pas la chute du Mur de Berlin.

J’avais beaucoup apprécié l’ouvrage. Sándor Márai y dégage, avec un mélange de finesse et d’obstination, l’opposition entre Est et Ouest, Orient et Occident, Slave et Européen de l’Ouest : une série d’oppositions selon lui parfaitement irréductibles qu’il analyse sur de très nombreuses pages et qui concernent la place de l’individu dans la société, selon la part personnelle qui lui est ou non dévolue. Ces deux mondes sont et restent incompatibles.

Aujourd’hui, en pleine guerre imposée par Poutine en Ukraine, dans le droit fil de cette opposition, j’ai eu envie de le relire, et l’ouvrage a pris alors un relief saisissant par son actualité : on lit au jour le jour une description de l’Armée rouge en 1944/45 qui semble valoir toujours entièrement en 2022, sa composition hétéroclite de soldats issus de l’empire soviétique, à la fois naïve, brutale et apeurée, avec ses armes matérielles et son arme psychologique : susciter la peur, on pille, on rase, on viole, on avance, vite ou lentement, tout droit ou en contournant, comme l’eau qui monte, tirs incessants sur les villes transformées en tas de cailloux et en trous, où errent des gens apeurés et déboussolés, appétit féroce de terres et de bords de mer, rouleau destructeur pour récupérer de l’espace vital, sans limite.

Sándor Márai est une personne extrêmement complexe, étrange, et se sentant étrange et décalé. On aimerait pouvoir discuter avec lui. J’aime beaucoup sa manière de penser et d’écrire, son style à la fois ferme et distancié, son humour ou mieux son ironie, sa sensibilité, son sentiment d’"exil intérieur" qui ne le lâche jamais.

Outre son actualité étonnante, l’ouvrage donne envie au lecteur de travailler comme le fait Sándor Márai sur ses propres évolutions intérieures, sur ses propres constantes, sur les non-dits (les non-dicibles) de chacun et les grands systèmes qui portent l’humanité.

Dans ce livre, dans ces « Mémoires », il n’y a pas une once de nostalgie : mais une subtilité, une liberté, une énergie, la puissance d’une méditation sur le spectacle d’un monde.

Mémoires de Hongrie
Photo H.P.

Notes