Un pique-nique sentimental

Au Père-Lachaise
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J’ai lu récemment Le dernier bain de Flaubert, de Régis Jauffret (Seuil, 2021), un gros pavé, deux fois trop long, où l’auteur imagine, en trois parties inégales, la dernière matinée de la vie de Flaubert à Croisset, d’abord mijotant dans son bain, puis rêvassant dans son bureau, avant de mourir d’une hémorragie cérébrale.
Dire « Je » à la place de Flaubert est un pari hardi, assez réussi dans la première partie, où Jauffret se coltine la difficulté d’écrire à la première personne pour explorer les cadres matériels, physiques et psychologiques, de la jeunesse de Flaubert ; dans la deuxième partie, Jauffret prend le parti de parler de Gustave à la troisième personne, il l’imagine en quelque sorte pris à partie par ses personnages, qui l’assaillent de reproches, souvent assez répétitifs et mélangés à sa propre vie, ce qui recroise sous un autre angle, les éléments de la vie sentimentale et sexuelle de la première partie ; la répétition commence à s’installer pour le lecteur qui (moi en tout cas) commence à se dire, « oui, oui, j’ai compris ».

La troisième partie est des plus discutables : intitulée "Chutier", elle se présente comme une reprise des deux précédentes, encore des variations, elle incorpore des éléments de l’opinion de Jauffret dont l’avis se glisse en écho à son tour, et le tout se termine par une longue diatribe contre Dominique Strauss-Kahn et le viol de Nafissatou Diallo au Sofitel de New York (le dernier bain de DSK ?), si bien que ce chutier est un mélange prétentieux d’éléments de la vie de Jauffret et de ressassement de celle de Flaubert et de ses personnages. Bref, en finissant le bouquin, j’en avais marre, et j’ai surtout eu une envie très vive de relire du vrai Flaubert, du Flaubert sans intermédiaire.

L’Éducation sentimentale, ouvrage paru en 1869, est pour moi l’un des plus beaux romans du XIXe siècle, sans doute l’un des plus pénétrants, riche en éléments autobiographiques, et je ne suis pas loin de penser que c’est peut-être l’un des plus beaux romans du monde. C’est la quatrième fois que je le lis en entier, d’affilée. Il déroule la vie de son héros, Frédéric Moreau, à partir de sa rencontre à 18 ans, à l’embarcadère du bateau qui remonte la Seine de Paris à Montereau, avec le grand amour de sa vie, Madame Arnoux [1]. On découvre le cadre familial de Frédéric, provincial de Nogent-sur-Seine, ses études à Sens, puis à Paris,ses amitiés, ses amours, ses espoirs et les réalités, les cadres politiques successifs, (Monarchie de Juillet, Deuxième République, Coup d’Etat, Seconde Empire), les milieux sociaux croisés, la vie brillante ou pauvre à Paris, formant un document d’Histoire unique de richesse, de beauté formelle qui se construit dans la rigueur, l’humour, l’amertume et la tendresse. Un éblouissement de personnages principaux ou secondaires, de décors divers, les salons et les chambres à coucher, les bureaux, les ateliers, les rues, la nuit, les cafés et les restaurants, les guinguettes de Fontainebleau, les soirées de Nogent, les histoires d’héritage, les mariages, les amours, la folle énergie de Jacques Arnoux, les rêves politiques, et le temps qui file dans les doigts.

Au Père-Lachaise
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Je fais durer autant que je peux la lecture.

Mais j’arrive vers la fin, et hier, j’ai lu la mort et l’enterrement de M. Dambreuse, banquier d’affaires, cérémonie à la Madeleine et inhumation au Père-Lachaise. Et ce matin, j’ai eu une envie extraordinaire d’aller moi aussi une fois encore au Père-Lachaise, cet ensemble architectural où « les allées sont pavées comme les rues d’une ville », où les souvenirs soufflent avec le vent et les nuages dans les grands arbres, qui ombragent les chapelles gothiques, les pyramides, les obélisques, les statues en pleurs, ou les étroites maisonnettes, les petits ou grands châteaux, les autels aux petits vitraux de couleur, les dalles, les grilles, les banquettes de mousse des tombes abandonnées.

Une allée du Père-Lachaise
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J’avais emporté deux sandwiches au jambon, un paquet de biscuits Paille d’or -que je mange empilés quatre par quatre pour qu’ils aient plus de goût de framboise, comme le faisait, paraît-il, le mari de Tante Paulette, lui qui a été gazé à la Guerre de Quatorze -, une mandarine et une petite bouteille d’eau. Le trajet du 64 a été charmant comme d’habitude, avec la traversée de la Seine et les cheminées d’Ivry dans le soleil ; les fleuristes de la rue qui conduit de la Place Gambetta au cimetière étaient garnis de gros pots de marguerites blanches, de roses et de pivoines en boutons, de petites plantes grasses robustes, mates ou brillantes, les cafés étaient tristement fermés, hélas, pour pandémie, et dans le cimetière, les gros pavés attendaient sans surprise mes bottines, les pétales des fleurs de marronniers tombaient en voletant comme de la neige de printemps.

Au Père-Lachaise
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Combien de promenades au Père Lachaise se déroulent, se défont, se mélangent dans ma tête. Les grandes, d’abord, les célèbres, bien sûr, Rastignac et son « À nous deux » sur quoi se finit Le Père Goriot [2] , Frédéric Moreau et Mme Dambreuse, Jules tout seul (Jules et Jim, Truffaut, 1962), et puis les vraies, les miennes, l’enterrement de Claude Lallemand et l’exhumation de son père la même année en avril 1967, les cérémonies pour tant d’amis, le matin, l’après- midi, soleil, pluie, ou neige ; le cimetière monté par en bas depuis le Boulevard, ou descendu à partir de son entrée de la place Gambetta, les grands enterrements politiques, l’immense cortège des morts de la station Charonne en 1962 qui a duré toute la journée montant depuis la République derrière les chars qui diffusaient l’andante magnifique de la Troisième symphonie de Beethoven - quelle tristesse, quel froid -, les cérémonies du centenaire de la Commune en mai 1971 au Mur des Fédérés, sans compter les « Premier mai » ouvriers où certains allaient y déposait des fleurs, et les rituels anniversaires de la Semaine Sanglante dans la nostalgie des discours un peu mécaniques, c’est toute une immense courbure de ma vie, sous ces grands arbres, et les rendez-vous sous les cheminées du crematorium.

« Jules et Jim » : Jules redescend après la crémation de Jim et Catherine
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Aujourd’hui, j’ai marché au hasard, je me suis assise sur une tombe moussue au milieu d’un carré qui commençait à prendre la pente, et j’ai mangé mes provisions, le vent était délicieux, les nuages couraient, et je pouvais ne penser à rien ou à tout, à un tout précis comme une construction, ou fondu comme une sauce, évitant les sens, tombant par hasard sur la tombe d’Oscar Wilde que je n’avais jamais vue, et apprenant, en ressortant du cimetière, sur le siège retrouvé du 64, qu’au même moment ou presque, avait lieu la cérémonie pour Marc Ferro dans un crematorium de grande banlieue.

Grâce soit rendue à Flaubert. Ce fut un pique-nique réussi, littéraire et sentimental.

Tombeau d’Oscar Wilde, Père-Lachaise, Paris
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Au Père-Lachaise
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Notes

[1On sait que c’est la démarque de la rencontre de Flaubert avec Elisa Schlésinger sur la plage de Trouville.

[2« À nous deux maintenant ! » est la célèbre phrase prononcée par Rastignac à la fin du Père Goriot depuis les hauteurs du Père-Lachaise lorsqu’il décide de conquérir Paris.