Marc Ferro Souvenirs en contre-champ

Marc Ferro vient de nous quitter : la radio a annoncé qu’il était mort dans la nuit qui vient de s’écouler, du 21 au 22 avril.

Il a été mon directeur de thèse, et, en tant que tel, il a joué un rôle important dans ma vie. Je l’ai connu en plein mois de mai 1968, dans les effervescences délicieuses de la Sorbonne que nous occupions, nous autres personnels de l’École pratique des Hautes Études : nous alternions les manifs et les séances de travail où nous faisions, avec sérieux, des projets de statuts pour rénover l’esprit et l’organisation de notre École, dans ce qui s’appelait alors la « Petite salle » de la Ve section de cette honorable institution.

C’est là que je l’ai vu pour la première fois, c’était un chercheur CNRS puis un directeur d’études très peu conformiste, avec ses grosses lunettes, son air joyeux, ses rires, sa vivacité, l’atmosphère de Mai 68 lui convenait à merveille, avec la chute des barrières, le tutoiement, cette incroyable familiarité confiante avec tout le monde, tellement éloignée des lois du Covid (ses masques, ses méfiances, ses distanciations et ses gestes-barrières).

Ferro a été très peu présent à ces réunions un peu trop sérieuses, il faut dire, car il papillonnait un peu partout, il était si curieux des mouvements de l’histoire au quotidien. Ou ne l’ai-je vu que dans la cour de la Sorbonne ? Entons cas, c’est en mai que je l’ai rencontré. Lorsque Juin 68 est arrivé, tout le monde s’est dispersé, et je ne l’ai revu que des mois plus tard, alors que tout était retombé : les projets de révolution - chimériques - étaient devenus du passé, on se berçait d’illusions en rêvant avec un aveuglement stupéfiant à l’Union soviétique, dont Ferro était spécialiste, il finissait alors sa propre thèse d’État. Oui, un moment, à l’automne 68, nous avons cru que nous faisions un trajet parallèle avec la Révolution russe manquée de 1905, on espérait ne pas devoir attendre douze ans pour réaliser l’équivalent de 1917, qui se situerait alors pour nous à l’horizon 1980... qui était le bout du monde, on se disait, mais non, ce n’était pas possible, on n’attendrait pas douze ans.
Je doute que Ferro ait jamais cru cela. Il haïssait le sérieux, les dogmes, et riait souvent de ce qu’il appelait « la certitude du militant », c’est-à-dire l’aveuglement fréquent chez ce type de personnes.

Il développait depuis quelques années une idée personnelle, complètement originale, il considérait que le cinéma était bien sûr un auxiliaire de l’histoire en fournissant ses enregistrements, qu’il voulait hisser au niveau de sources aussi respectables que les papiers des archives. Or la grande majorité des historiens considérait à cette époque l’image comme une source peu fiable, floue, sujette, plus que l’écrit, aux interprétations non fondées, une source qui charriait des émotions, voire - horrible visu - du plaisir. Ferro a donc beaucoup bataillé pour imposer sa conception du Cinéma, non seulement comme auxiliaire, mais surtout comme témoin actif, influant sur le cours même des évènements. J’allais bientôt suivre son séminaire sur la Révolution russe dans les locaux que « la Sixième » (la future EHESS) occupait alors rue de Varenne.

Marc était un enseignant tellement amusant, tellement vivant, mimant mencheviks et bolcheviks, mimant les coups de fil que Lénine passait, mimant les mouvements sur les places ou la Gare de Finlande à lui tout seul, passant des films sur des appareils crachotants. Il créait aussi des documentaires (films de montage) de son côté et animait une importante émission de télévision sur les actualités cinématographiques. Nous (Isabelle Giannatasio, Christian Delage, Henri Hudrisier etc.) étions tous captivés. Et je ne suis sans doute pas la seule à penser aujourd’hui à ce temps "Ferro".

En même temps, fraîchement élu directeur d’études à « la Sixième », il avait obtenu des crédits du CNRS pour son séminaire de Cinéma et Histoire, qui après la rue de Varenne s’est tenu rue de Tournon, on s’entassait dans une salle étroite autour de l’appareil crachotant, il apportait des tombereaux de cerises au printemps, qu’on mangeait en regardant les films. Je revois encore une séance sur le procès de Nuremberg dont l’apparence banale et sérieuse masquait mal les horreurs de ces officiels nazis.

Au début des années Soixante-Dix, il écumait dans ses connaissances les gens qu’il avait rencontrés les années précédentes, et qui lui avaient paru intéressés par son propre projet de recherche ; c’était mon cas : il m’a donc invitée un beau jour à déjeuner aux Ministères, un bon restaurant vieux style, un peu province, qui était près de chez Gallimard, il m’a dit qu’il lui fallait envoyer des chercheurs dans les différents fonds d’archives cinématographiques européennes pour en faire l’inventaire : est-ce que je voulais en faire partie ? Est-ce que je voulais me charger de cataloguer les archives allemandes ? Aller à Coblence et à Berlin ? Faire une thèse ?

Évidemment j’ai dit oui, sachant qu’il fallait que rapidement je me remette à l’allemand, bien rouillé depuis vingt ans (le lycée !), que j’obtienne des jours de recherche disponibles auprès de l’administration de la Section des Sciences religieuse, oui, tout cela était un peu hardi, voire casse-cou, mais j’ai foncé, et j’ai bien fait, tout s’est enclenché, « la Cinquième » a tout à fait accepté que je passe une partie de mon temps à travailler pour « la Sixième ». Ces deux institutions étaient alors encore sœurs - elles sont restées liées jusque 1974-. Je travaillais comme une perdue, avec mes journées pour l’une et mes soirées pour l’autre, je rencontrais Ferro en coup de vent dans l’ascenseur de l’immeuble du 54 Bd Raspail qui, entre temps, s’était construit, pour lui rendre compte de mes recherches, on déjeunait ensemble de temps en temps, j’assistais toujours aux séminaires du samedi matin, et, au bout de cinq ans, oui, voilà, j’ai apporté à Marc Ferro les 6 volumes de mon boulot descriptif et analytique sur des kilomètres d’actualités allemandes (1918-1933) que j’avais visionnées en Allemagne pendant mes vacances.

Merci à lui de m’avoir mise sur les rails, d’une manière si détendue, si aisée, il a vraiment fait mon bonheur en me proposant de faire cette thèse qui a décidé ensuite de toute ma vie professionnelle. La suite appartient aux enseignants de la Cinquième Section, qui m’ont fait une place, avec mes bizarreries cinématographiques, dans le cadre des Sciences religieuses basées sur les textes et l’archéologie, et qui avaient déjà accueilli Jean Rouch, évènements que j’ai racontés en long et en large ailleurs sur ce site dans la partie Recherche.

En souvenir des actualités allemandes, je te souhaite un Glückliche Reise, Marc Ferro, avec toute ma reconnaissance encore amusée de nos relations cinquante ans après ! Encore merci pour l’idée de la thèse, pour le colloque à Alger avec ta femme, Vony, une fanatique de théâtre, merci pour la rencontre éblouissante chez toi avec Hans-Jürgen Syberberg qui préparait Hitler, un film d’Allemagne (1977). Ce fut un heureux temps.