Musique en temps de pandémie Beethoven à la Roque d’Anthéron, 2020

Je suis restée perplexe après avoir entendu hier soir la retransmission des concertos pour piano 3 et 4 de Beethoven depuis la Roque d’Anthéron, qui fêtait en cette année calamiteuse pour les spectacles musicaux à la fois son 40e anniversaire, et le 250e anniversaire de la naissance de Beethoven. Les organisateurs des concerts de la Roque d’Anthéron ont maintenu le festival malgré tout : ils profitent de ce que les concerts ont lieu traditionnellement en plein air. Mais les deux lieux habituels - le grand auditorium du Parc et le petit « espace Florans » - ont vu leurs sièges réduits aux deux tiers pour respecter la distanciation physique, 1 siège sur 3 y est occupé, avec obligation du masque, la restauration y est supprimée et la musique ... adaptée. La musique de chambre y a été privilégiée, trios, quatuors etc.

À la retransmission sur France-Musique, les 32 sonates pour piano avaient eu lieu sans grande surprise les jours précédents ; un piano, un pianiste, la distanciation des interprètes n’est pas une question qui se pose. J’ai écouté chaque interprète avec ses défauts et qualités, j’ai déploré comme toujours l’acoustique du plein air, qui se prête à l’adjonction intempestive d’autres sons extérieurs et surtout à la dilution du son et donc des nuances et celle de l’attention. Une grande partie de l’aspect à la fois très abstrait et émotionnel de la musique s’y fait partiellement dissoudre ou émietter ou les deux. Les possibilités de l’harmonique des résonances [1] s’y trouvent dispersées quand elles ne sont pas tuées.

Comme toujours avec le plein air, il a manqué à ces sonates de la Roque d’Anthéron leur intériorité, on ne joue pas dehors sans y perdre. Mais bon, c’est une question de goût, Des gens aiment la sensation de la nature, du ciel immense et des arbres autour d’eux. Moi, honnêtement, non. Cela me distrait inutilement. Je fuis le plein air.

Hier soir 11 août, (j’étais sans image, avec la radio), en face du soliste devant son piano, il y avait un gros problème, il manquait l’orchestre, distanciation oblige... Les organisateurs avaient opté pour son remplacement par un quintette à cordes (2 violons, 1 alto, 1 violoncelle et 1 contrebasse).
France-Musique a expliqué qu’on jouait parfois ainsi, en petit comité, les concertos dans cette version réduite, dans les salons viennois, du temps de Beethoven. Il n’empêche : quand Beethoven a voulu écrire un quintette avec piano, il l’a fait, c’est l’opus 16, pour piano et vents, hautbois, cor, basson, clarinette. Pas pour cordes.

Quand Beethoven a écrit ses 5 concertos, il a choisi ce mariage du piano avec un orchestre complet, dont la relative ampleur et la richesse de sons convient si bien à son génie romantique et révolutionnaire - Beethoven image vivante du tournant du 18e/19e siècle, allant à folle allure, bruissant d’impasses bouleversées et résolues -, l’orchestre avec les cordes, certes, mais aussi avec les vents, les bois, les cuivres, peut-on imaginer Beethoven sans les cors brillants ou profonds ou mélancoliques, sans les percussions, sans les hautbois, sans les bassons, l’un de ses instruments chéris, au souffle rond ?

Aussi dans ce dialogue déséquilibré de piano et de cordes, un peu rugueux, un peu aride, pour moi, les choses se sont gâtées. Le 4e concerto, ça allait encore, on en percevait bien la beauté et la relative mélancolie, mais pour le 3e, je me suis à peu près ennuyée, ce qui est un comble : Beethoven est alors en pleine recherche, son écriture est très complexe, presque plus que ne le sera celle du 4e, plus interrogative musicalement parlant, et il en a pâti davantage.
Il m’a paru comme mal fagoté, décousu, non cohérent, avec un déséquilibre induit à la fois par la présence des seuls 5 instruments à cordes, et sans doute aussi par l’enregistrement qui tantôt semblait trop l’accentuer, tantôt trop corriger sa force : même si je ne raffole pas de la métaphore, le rapport humain, presque métaphysique, du soliste face à l’orchestre (contre et avec) avait disparu, les cordes manquaient du moelleux qu’elles acquièrent en nombre, la contrebasse émiettait des sons ronds mais secs, un peu constipés, manquant de nuance, que le piano écrasait alors sans finesse, comme s’il jouait ailleurs et sans s’occuper des cordes.

J’ai relu la très bonne notice de Wikipedia sur le 3e concerto, qui cite la première exécution en public, Beethoven lui-même au piano, son manuscrit pas fini, Ignaz von Seyfried, son tourneur de pages épouvanté ( à propos y avait-il un touneur de page hier, distanciation oblige ??), car il tournait sans savoir quand [2], sans comprendre des pages partiellement écrites, ou blanches avec des gribouillis sommaires, que seul l’auteur comprenait, et la musique sortait sous ses doigts avec l’alternance de force, voire de fougue, de réflexion, de tentatives successives pour faire réapparaître les thèmes mélodiques, de douceur parfois déchirante de tristesse, mais jamais longtemps, toute cette science des écarts, le retour à la gaîté, à la fougue qu’il faut bien retrouver si on veut finir de traverser la route de la composition, image de la vie.

Voilà, c’était toujours mieux que rien, c’était le direct de la Roque d’Anthéron 2020 : j’espère seulement qu’on ne vas devoir désormais écouter de la musique dans des conditions aménagées, en se disant, c’est toujours mieux que rien.

Ce matin, j’ai écouté l’enregistrement que je possède, Andreas Schiff et la Staatskapelle de Dresde dirigée par Bernard Haïtink (CD de 1997, Teldec). C’était parfait. Il y avait sur le plateau tout le monde très enthousiasmant qu’il fallait. Mais il n’y avait que moi dans mon fauteuil, sans le côté du bonheur vivant, hasardeux et génial des concerts auxquels on allait avant ce maudit virus.

Notes

[1Il faut écouter les passionnantes émissions de Michaël Levinas sur Beethoven https://www.francemusique.fr/emissions/j-ecris-pour-l-avenir-beethoven-par-michael-levinas/j-ecris-pour-l-avenir-beethoven-par-michael-levinas-2-4-85859 ce même mois d’août 2020 sur France Musique pour mieux saisir ce problème du pouvoir créateur de l’acoustique et les horizons liés et littéralement transportants de l’espace et la musique.

[2« Beethoven m′invita à lui tourner les pages, mais ciel ! C′était plus facile à dire qu′à faire. Je ne voyais guère que des pages blanches, tout au plus par-ci par-là quelques hiéroglyphes totalement incompréhensibles pour moi ; il jouait la partie principale presque entièrement de mémoire car il n′avait pas eu le temps comme cela lui arrivait souvent, de l’écrire complètement », Ignaz von Seyfried, cité in art. de Wikipedia.