Comment je n’ai pas appris le chinois

Coup de blues

Distractions de l’été 2020

Pas grand-chose à se mettre sous la dent, dans ces temps de pandémie au long cours. Et ce n’est pas Mulholland Drive de David Lynch, vu hier soir sur Arte, qui est propre à donner un aspect riant au monde, une implacable satire d’Hollywood faite au long d’un film prétentieux, ennuyeux, et même souvent désagréable. J’avais beaucoup aimé, en son temps, la série Twin Peaks, avec le merveilleux Kyle McLachlan mais finalement, je crois que je n’aime pas ce cinéaste. Pas même le tragique Elephant Man, que je n’ai jamais eu envie de revoir. Il se drape dans une obscurité très construite, à l’allure très spécifique « énigmatico-intellectuelle » des années Soixante-Dix ou Quatre-Vingt, pour dépeindre un monde violent et artificiellement mystérieux. Les acteurs sauvent son œuvre par leur talent personnel et assurent une cohérence, film par film. Ainsi Sailor et Lula (1990), avec Nicolas Cage. Mais bon, je ne donnerais pas beaucoup de mon temps à regarder les constructions trop savamment énigmatiques de Lynch.

En cet été 2020, avec la télé relativement décevante, les mythes ressassés de Marilyn Monroe ou de Harry et Meghan, hors les paysages et les problèmes des documentaires intéressants, je voyage en souvenir, souvent en Chine et je farfouille dans mes boîtes de photos argentiques, dont les couleurs commencent à passer. Du voyage de 1993, je ressors aujourd’hui ce qui en a été la conséquence, le début (avorté) de mon apprentissage du mandarin. Un regret. Les regrets, chez moi, sont rares, je me paye donc le luxe d’exposer celui-ci

Ni shuo han yu ma ? « Parlez-vous chinois ? »

En automne 1993, au retour de mon voyage splendide de trois semaines sur la route de la soie, je m’inscris en cours de chinois, pénétrée par cette citation de Confucius : Qui ne connaît le sens des mots ne peut connaître les hommes.

J’avais trouvé, en bas de l’avenue du Maine, une petite structure héritée des anciennes Amitiés franco-chinoises, une minuscule salle sans fenêtre sous une ou deux ampoules jaunâtres, pas chauffée, l’hiver, on travaillait deux heures le samedi matin en manteau, avec des écharpes, ça c’était assez chinois, ça mettait dans l’ambiance, car on ne chauffe guère en Chine à cette époque et on ne faisait pas davantage briller les lampes. En attendant que le Barrage des Trois Gorges tourne à plein régime, l’électricité en 1994 est une denrée rare. Les paysans des villages, en plein hiver, dans la neige, jouent aux cartes dehors sous les réverbères municipaux, pour économiser la lumière chez eux (ou parce qu’ils n’en ont tout simplement pas).

Chaque samedi matin, nous nous retrouvions, cinq débutants adultes, dévots du chinois, emmitouflés en hiver ou étouffant dans les beaux jours : il y avait Véronique, une jeune fille très douée qui voulait faire des études de chinois à l’Université, elle se chauffait les ailes dans ce petit cours privé, au milieu de quatre autres adultes. Deux hommes et une femme étaient là par intérêt culturel ou professionnel, dans les cinquante ans, cultivés, vifs, appliqués.

Les suites d’un coup de foudre

De tous, avec mes soixante ans, j’étais la plus âgée et sans doute la seule à y être par amour, par un coup de foudre pour cet énorme pays. Les coups de foudre ne s’expliquent pas. On les vit. Les coups de foudre pour un individu, je connaissais : pour un pays, je ne savais pas que cela existait, jusqu’en 1992, date de mon premier voyage en Chine. Un coup de foudre entraîne un désir de reddition et/ou de possession, d’une personne à l’égard d’une autre, mais qu’est-ce que cela veut dire, lorsqu’il s’agit d’une petite bonne femme et d’un pays d’un milliard et demi d’individus singuliers, dix-huit fois grand comme la France, avec des paysages aussi divers que magnifiques, de l’Himalaya à la Mer de Chine, du désert de Gobi au Fleuve Rouge ?

Le professeur était une Chinoise de Pékin, la quarantaine, qui avait une très jolie façon de parler, très claire. Elle était bonne enseignante, dans le sens où elle nous faisait comprendre, par ses attitudes, par le mystère de ses réponses à nos questions naïvement occidentales, que la Chine était un monde profondément exotique. Comment oublier que la temporalité, la temporalisation, n’est pas la même dans la pensée chinoise que dans les langues que nous avions déjà apprises, lorsque à notre question : « Et le futur de ce verbe, c’est comment ? », elle nous a répondu « Il n’y a pas de futur ». Non, ce n’était pas un « no future » désespéré, c’était une autre conception de l’essence du temps qu’elle nous livrait, massive, un temps que les individus parcourent, ou pourraient parcourir, en le fléchant à l’aide de particules temporelles, sans affecter la forme verbale, elle-même immuable, constant infinitif possible, action virtuelle, ouverte, qu’aucune situation ne modifie, mais qui modifie les individus, en ce sens qu’ils s’y savent pris, temps qui est une force qui va son chemin (tao) ; seuls sont affectés temporairement les individus, leurs actes, les espaces, les petites conventions de découpage de temps qu’ils ont inventées, herbes qui plient sous le vent pour y résister ou se redressent. Le futur et le passé sont là.

C’est une autre conscience du monde, un monde où les possibles sont tous là, mais visibles ou non, actualisés ça et là, toujours en train de se préparer à disparaître en même temps qu’ils apparaissent. Aussi, après le sujet, dans l’ordre des mots d’une phrase, les compléments de lieu et de temps sont-ils toujours les premiers éléments donnés : tout est temporalisé, localisé, par les dizaines de particules permettant de situer quoi que ce soit, individu, action, dans le monde. Tout est question de contexte, de flux et d’avance sur un flux. Les possibles sont là, ils apparaissent ou non, s’actualisent ou non et ce pour chacun de nous. Tout est question de dosage, de rapport, de combinatoire, dans l’espace et sur des échelles fines ou surprenantes. François Jullien rappelle qu’à sa première leçon de chinois, il a appris que « Qu’est-ce que c’est que ça » se disait textuellement « Qu’est ce que cet est-ouest » (Shi shenme dong xi) ? Tentation d’entrer dans cet est-ouest. Monde relationnel. Monde de paradoxe.

Le groupuscule avançait donc vaille que vaille, dans le premier tome de la méthode d’Initiation à la Langue et à l’Écriture chinoise, de Joël Bellassen. Dès la première leçon, on apprenait que « être » ne servait ni à qualifier, ni à situer dans l’espace : ainsi « être grand » est pensé et dit en chinois par le seul mot « grand » : (La) Chine (est) grande. Dans certaines circonstances, les adjectifs de qualité sont des verbes, des verbes qualificatifs.

Un scintillement entre deux catégories grammaticales s’établissait, la qualité valait l’être dans certains cas. L’impermanence en grammaire. Nos catégories exclusives n’existent pas.

Sur le plan de la prononciation, chaque caractère équivaut à une syllabe, souvent le ton permet de distinguer les homonymes. Mais, comme nos syllabes, chacun peut avoir un sens à soi seul et en acquérir un nouveau en étant accolé à un autre pour former un nouveau mot. Comme les espaces entre les mots ne sont pas marqués, un premier casse-tête pour lire un texte chinois consiste à voir si le caractère qu’on déchiffre fait corps avec celui d’avant, ou avec celui d’après, ou vaut à soi tout seul. « On comprend cela d’après le contexte », disait fermement la Pékinoise.

Nous faisions nos exercices de prononciation, bien encadrés, car il ne faut pas dévier, ne pas dire sur un ton descendant le signe qui doit être dit sur un ton montant, faute d’abominables contresens, non-sens ou insultes. Nous faisions très docilement nos exercices de prononciation collective, comme dans les écoles primaires chinoises, j’avais compris qu’il n’y avait pas moyen d’y échapper. Notion de chœur ; notion d’ensemble.

Il fallait nous débarrasser de la manie d’élever la voix à la fin de phrase, pour poser une question, cela déforme le ton des syllabes et donc le sens de la phrase en serait faussé ou inintelligible, car la particule ma qui servait à interroger était à prononcer en ton neutre : en ton haut, il deviendrait du chanvre, en ton descendant, un cheval etc.

La Chine s’apprend comme une culture du collectif dès l’apprentissage de la lecture. Nous faisions le chant des exercices d’ensemble à haute voix, en exagérant les quatre tons du chinois mandarin (haut, montant, bas, descendant) pour nous les mettre dans l’oreille. Nous étions comme les écoliers que l’on entend en se promenant dans les rues par les fenêtres ouvertes des écoles chinoises, répétition collective, pour faire entrer dans la tête de tout le monde, au bon moment de la vie, les tons si difficiles à reconnaître pour les Occidentaux ou pour dire les sons et phonèmes dans la gamme si riche.

Les consonnes n’ont pas la même prononciation selon qu’elles sont finales ou initiales, les transcriptions en caractères romains en usage sont souvent plus déroutantes que commodes, le j est une sorte de Tie ou de Kie mouillé, le r un j roulé avec la langue posée en arrière, des nuances fines à faire peur, ts’h, tch, tch’h, des je, jje, dze, dzj, des i qui indiquent seulement que la consonne qui les précède se prononce, quoique, parfois, il y a des exceptions, bref, une subtilité infinie pour nos oreilles et nos bouches.

La première année, j’ai pris tout le temps de m’enchanter à écrire dans les gros carreaux des cahiers : je me suis mis dans la main les règles de construction de chaque signe, - le trait horizontal avant le vertical, de haut en bas etc. Les règles essentielles sont les suivantes :

1. horizontal puis vertical
2. de haut en bas
3. de gauche à droite
4. l’extérieur puis l’intérieur (pour les caractères contenant des espaces clos).
5. le cadre n’est fermé qu’une fois rempli.
6. les traits descendants à gauche avant les traits descendants à droite.
7. pour les caractères à trois traits, d’abord le médian, puis à gauche, puis à droite.
8. le point (ressemblant à un accent) est posé en dernier.
Chacune des prescriptions semble une phrase de morale.

La mémoire du tracé doit être acquise selon ces impératifs. Si l’on y contrevient, on ne peut pas bien retenir les caractères ni obtenir un tracé harmonieux. Le monde se donne cadré et encadré. Quel plaisir d’écrire le chinois : l’équilibre et l’harmonie des caractères, leur assise et leur grâce, leur beauté vous prennent le cœur. Même au bic, sans manier les pinceaux.

Cet hiver-là, nous avons appris près de 400 caractères : dans la totalité des années primaires, les enfants chinois en apprennent 3.000, qui suffisent, paraît-il, pour lire grosso modo le journal. Les finesses des découpages du temps se rendent par des constructions spéciales, indiquant la succession, l’antériorité, l’accompli etc. puisqu’il n’y a ni mode, ni temps de verbe. De même, les manières de comparer et l’expression grammaticale dépendent de ce que l’on compare.

Nous nous sommes familiarisés avec un certain nombre de clés de l’écriture, on a compris un peu l’engendrement des caractères, à la fois formel et conceptuel, et nous avons eu le temps de nous effarer devant les particules distributives qui classent les mots selon leur nature, selon des règles qui raviraient Borgès : par exemple le classificateur ge s’emploie pour les individus en général, mais kou pour les personnes vues sous l’angle du nombre des membres d’une famille, bei pour le contenu d’une tasse ou d’un verre, ben pour les objets reliés, les livres, par exemple ; mais attention ! les journaux relèvent de la catégorie des objets plats, zhang, à laquelle appartiennent aussi les lits.

Il y aura du travail à l’infini. Mais un plaisir infini aussi, de découverte et d’étonnement.

En décembre 1995, au cours d’un troisième voyage en Chine, j’étais capable de demander ma clé à l’hôtel, de commander des plats dans les restaurants, de faire de petits achats à la poste ou dans un magasin. Cela donnait une sorte de liberté.

Au centre de la photo ci-dessous, une amie et moi sommes assises déjeunant toutes seules dans le vieux marché aux poissons de Shanghai, je me débrouillais suffisamment pour cela.

Noël 1994 Arlette et moi déjeunant au marché aux poissons de Shanghai
HP

Trois fois hélas !

Sauf que cela s’est cassé la figure.

Car le temps me manquait pour travailler, la préparation de mes séminaires à l’EPHE me prenait un temps fou, les analyses de films ne se compressent pas. J’arrivais trop peu souvent à trouver les deux heures par jour qu’il aurait fallu fournir en travail individuel. Mais tant qu’il y a eu émulation, à l’intérieur du cours de l’avenue du Maine, j’avais le plaisir d’avancer.

Hélas ! à la rentrée 1994, l’arrivée de deux adolescents grognons et paresseux, inscrits avenue du Maine par leurs parents, a transformé l’atmosphère, d’autant que la brillante Véronique n’était plus là pour éclairer le chemin (dao ou tao), elle avait réussi à s’inscrire à Paris VII. Les deux ados ont pris le pouvoir par leur inertie, leur paresse, ils faisaient traîner tout le petit groupe, et les quatre adultes (dont moi), nous étions freinés dans notre désir d’aller de l’avant, on piétinait dans nos 400 caractères, la prof suivait le rythme des plus mauvais, qui étaient la jeunesse, et pour elle, il ne fallait pas pas les abandonner en route.

J’ai rencontré ce problème de cohésion dans mon propre auditoire de séminaire : les plus lents impriment le rythme, sauf qu’il ne faut pas les prendre en compte, marche ou crève, s’ils ne suivent pas, ce sont les lents qui doivent partir, dure loi du groupe de travail. Sinon, les bons partent. C’est moi qui ai laissé tomber début 1995, on avait à peine avancé par rapport à l’année précédente.

Le marché aux poissons a été démoli peu après notre passage. Il a été reconstruit en immense format, rationalisé et hygiénique, des kilomètres plus loin du vieux quartier, lui-même rasé et reconstruit en faux vieux.

Lorsque, à la retraite, j’ai voulu reprendre le chinois, mes yeux m’ont joué le méchant tour de me lâcher, impossible désormais de distinguer les fines pattes des caractères, adieu les projets confucéens, ce qui ne m’a pas empêchée d’aller de nombreuses fois en Chine, sans plus parler... ça se perd vite.
Tout cela forme un monde perdu. Pas de nostalgie. Juste un constat. Je suis bien vieille dans un monde qui s’effrite avec obstination. Reste la mémoire, terrain précieux, immense et évolutif.

J’aime toujours la Chine, que je n’ai pas vue depuis 2013, bien changée, mais à chacun dee mes onze voyages je l’ai toujours trouvée captivante, elle et ses habitants, une partie de moi y est ou y correspond, je ne sais pourquoi. Je suis de son côté.