Christian Boltanski, Francis Bacon Centre Pompidou, par temps de grève et de pluie

Du haut du centre Pompidou, le 11/12/19
HP

Je venais juste de finir le terrible ouvrage de Steve Sem-Sandberg, Les Dépossédés, sur la vie et la mort dans le ghetto de Lodz entre avril 1940 et mai 1945. Le rappel de ces temps si proches et effroyables rend le présent forcément léger - la pluie, les grèves - , et en même temps, si profondément décousu et irritant, charriant ses hargnes et son égoïsme, que l’art se chargera de penser et retravailler.

Après m’être assurée sur le site RATP manifs que le bus 21 marchait, je suis partie, mercredi 11 décembre 2019, pour changer de décor, mais pas vraiment de sujet de réflexion : le titre de l’exposition de Boltanski « Faire son temps », étant donné l’histoire de sa famille de juifs polonais, risquait de créer plus d’un lien avec l’ouvrage que je venais d’achever.

J’ai donc mis le cap sur Beaubourg, avec l’intention de voir Boltanski dont j’aime bien les propos dans ses interviews à la radio, une espèce de détachement, d’ironie sur lui-même, sur le monde. Famille Boltanski, toujours passionnante, jeu des familles, je demande le père, je demande la mère, l’épouse, le neveu etc.

Bus bondé mais efficace, la pluie commence vers la gare du Luxembourg et c’est sous des trombes que je descends à Châtelet, je dis merci en sortant au conducteur de bus, à qui je dis d’ordinaire seulement « bonjour », mais pas « au revoir et merci » - il est vrai que ce 11 décembre, je descendais, comme je pouvais, par la porte avant - . Chacun des voyageurs disait d’ailleurs « Merci ». Merci d’avoir eu pitié de ses congénères ce matin-là quand il est parti prendre son service. Merci de sa patience dans les embouteillages, de son sens du bien commun et du droit que nous avons de circuler, même pour aller juste nous distraire ce qui était mon cas.

1. Christian Boltanski, « Faire son temps » : une considérable installation

Une série d’installations, dans des pièces très sombres, avec des spots très brillants, m’ont montré d’emblée, dès les alignements de photos de famille en noir et blanc, que j’avais présumé de la capacité de mes rétines actuelles. Circulant comme je le pouvais entre les pièces où s’alignaient des cercueils drapés de noir, d’autres où de minuscules portraits s’étageaient en autant d’autels des souvenirs des disparus , photos immenses de plages avec des formes échouées ( baleines, constructions), fleurs parmi les déchets plastiques prisonniers des herbes, je saisissais très mal quelques ensembles, et aucun détail ; et je rageais contre moi, je prenais des photos en me disant que sur mon ordi, en rentrant, je les verrais mieux, je croisais quelques gens réels qui, comme moi, flottaient dans les pièces, nous étions si peu nombreux que cela devenait captivant de voir que je n’étais pas seule, je prenais plaisir à prendre les œuvres en photo avec un visiteur qui animait l’espace envoûtant.

Ch. Boltanski, Mes morts, 2002, avec visiteur
photo HP

Des sons souvent mystérieux, parfois métalliques, parfois esseulés, toujours obsédants, accompagnent le parcours, venus d’objets ou d’organes (battements de coeur, cris d’animaux) usent à la longue le visiteur qui en devient prisonnier et se sent peu à peu étouffer.

Misterious, 2017, vue partielle avec visiteurs
photo HP

Car il y avait très peu de monde dans ses sombres pièces. La grève y est sans doute pour beaucoup, et le mot lui-même de grève se confondait avec les photos de plages, le mauvais temps du jour aussi.

« Faire son temps », un temps de pertes, d’obsessions et d’abandons, de lumières dispersées, petites mais aveuglantes, temps reconstruit par ses fragments qui s’enfonce dans le spectateur. Une sorte de désolation mêlée de soulagement. Le « Enfin, c’en est donc fait », que l’on trouve dans les tragédies de Racine.

Boltanski, Animitas Chili, 2014, avec visiteurs
HP

L’exposition vaut incontestablement le voyage. Elle avait comme illustré et prolongé ma lecture des jours précédents mais en sortant, faute de bons yeux, j’étais tellement sur ma faim, j’avais tellement envie de faire marcher mes yeux, que j’ai senti la nécessité de voir vraiment, de ne pas être seulement happée dans le passé et les évocations plus ou moins suggérées ou imposées : j’ai décidé - bien que je n’aime pas voir deux œuvres à la file - d’entrer à la rétrospective Francis Bacon, dont j’espérais (avec raison) qu’elle serait moins poisseuse de douleurs disparues qui ne disparaissent pas, et j’ai quitté cette noire proposition de temps passé que le passé de mes yeux m’empêchait d’admirer en direct. Il est vrai que c’est sur mon écran d’ordinateur, à la maison, que j’ai ressenti toute la beauté et la puissance finalement vivante et tendre de ce parcours Boltanski. Et j’ai envié ceux qui peuvent se l’offrir en direct.

2. Francis Bacon, « En toutes lettres » : jouissance de la couleur.

J’avais gardé de Bacon des souvenirs de portraits de gens volontairement laids, grotesques, et par là même, plutôt sinistres. Je croyais ne pas beaucoup aimer sa manière de voir le monde. Mais je gardais aussi le souvenir d’une peinture très nette, aux contours bien cernés.
La grosse différence, le choc, entre les deux expos, vient d’abord de ce que l’une - Boltanski -, n’est pas de la peinture, mais des choses, alors que Bacon, lui, est peintre. Un peintre qui travaille, dispose, réfléchit et joue avec la matière, la couleur, les formes et les rapports de forme, le fait de cadrer et les cadres eux-mêmes, découpages du réel merveilleusement ajustés et de ce fait, transposés et construits.

F. Bacon, Oedipe et le Sphinx, d’après Ingres
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Ce sont des œuvres, grandes, belles, rigoureusement encadrées de doré, en triptyque ou non. Quelque part dans l’expo, il dit qu’il travaille à ce que ses œuvres soient « immaculées » : dans cette période - ses vingt dernières années, 1971-1992 - elles le sont ; c’est vrai, elles sont parfaites, les coloris des fonds sur lesquels s’enlèvent les sujets ou objets, coupent le souffle et surtout, donnent une énergie et une perfection flamboyantes. Un bon nombre évolue vers un dépouillement, une abstraction ou mieux un minimalisme qui m’ont séduite.

Street View with car in distance
photo HP

Aller et venir entre les couleur, le rose, les incroyables beiges sablés, les aubergines, les rouges et orange, ces bleus francs, ces jaunes acides, est un plaisir que j’ai fait durer, allant et venant. Aussi loin du Greco que peut l’être Bacon dans le temps et les thèmes, les deux peintres se rejoignent dans cette passion inventive de la couleur, et l’extraordinaire force de leurs formats, qui sont leur marque et leur victoire sur le temps.