« J’accuse », un film de Roman Polanski, 2019 1. Le film

Un film sérieux, beau et triste

L’affiche du film

J’ai tenu un séminaire d’analyse de film pendant plus de vingt ans (1978-2001), j’en rappelle le B.A, BA : on ne parle pas d’un film sans l’avoir vu.
Aussi, après mon récent écœurementdevant les menéers féministes au Champo pour empêcher la projection, je suis allée voir J’accuse, malgré une pluie battante et froide sous laquelle il fallait patauger entre Edgar-Quinet et Les Sept Parnassiens.
Aujourd’hui, je parle du film, Lion d’Argent à Venise. Dans la chronique suivante, je dirai mon point de vue sur la polémique qui enfle.

Ce film sur l’Affaire Dreyfus prend pour titre l’intitulé du célèbre article d’Émile Zola paru dans L’Aurore en janvier 1898, longue lettre ouverte à Félix Faure, Président de la République de l’époque. On sait que ce long article est intimement lié à la révision du premier procès qui avait condamné Dreyfus en 1894 : c’est lui qui déclenche dans le pays « l’Affaire Dreyfus », une énorme crise, une profonde bataille idéologique, sociale, politique, où les Français se sont déchirés dans l’atmosphère du tournant des XIXe et XXe siècles pendant cette longue période coincée entre la difficile fondation de la Troisième République, les tentations du boulangisme et la Grande Guerre. Ce qu’on oublie parfois, c’est que l’article de Zola n’a pu prendre pied et finalement sauver Dreyfus, qu’à la suite d’une enquête minutieuse et obstinée déclenchée par le lieutenant-colonel Picquart. Sans Picquart, Joseph Reinach, Georges Clemenceau, Émile Zola ni aucun « dreyfusard » n’auraient rien pu faire.

Le film commence un petit matin d’hiver (ce fut le 5 janvier 1895) aux tons sépia et grisâtre, froid et brumeux, dans la cour d’honneur de l’École militaire, au fond, la toute neuve Tour Eiffel (1889). On assiste à la dégradation du capitaine Alfred Dreyfus pour haute trahison, il clame son innocence à un public composé de représentants de la hiérarchie militaire (dont le commandant Picquart). Dreyfus disparaît ensuite de la plupart des plans du film, avec raison, c’est justement sa déportation et son effacement implacable qui font scandale et donnent la trame du film.

A la suite de cette condamnation, environ un an plus tard, le Service du renseignement, où travaillait Dreyfus jusqu’à son arrestation et sa déportation à l’Ile du Diable, est doté d’un nouveau patron, car le général Sandher qui le dirigeait est malade (syphilitique au dernier point). C’est le commandant George Picquart qui bénéficie d’un avancement, il devient lieutenant-colonel et le remplace à la tête du Service des Statistiques (autrement dit le Bureau du renseignement militaire ou encore autrement dit le Bureau du contrespionnage).

La mise en lumière de Picquart

C’est la grande originalité de Polanski de traiter cette affaire en prenant le point de vue de George Picquart (Jean Dujardin). Picquart n’est pas un gentil chevalier blanc que les cris d’innocence de Dreyfus ont touché lorsqu’il a assisté à la dégradation, il a bien été professeur de Dreyfus à l’École de Guerre, mais il a foi dans les décisions du Conseil de guerre et pas la moindre sympathie pour « ce Juif » : Picquart est antisémite comme la plupart des officiers français du temps, antisémite comme beaucoup de Français de l’époque, d’un antisémitisme frontal, ouvertement exprimé, car l’antisémitisme est l’air qu’on respire en France et surtout dans l’armée en cette fin de siècle.

Dujardin joue raide, et incarne admirablement cet officier rigide dans l’exercice de ses fonctions, intègre, pointilleux sur la discipline et la hiérarchie. Il fréquente un peu les milieux des ministères (Affaires étrangères, Guerre), donne ses rendez-vous de travail au Louvre, travaille beaucoup ; sa maîtresse (Emmanuelle Seigner) - dont le mari travaille aux Affaires étrangèrees - s’en plaint. Il est ce qu’on appelle un homme droit. Il a a une maîtresse, comme tout le monde en a une en ce temps et lui-même n’est pas marié. La morale lui dicte sa conduite, morale supérieure à ses sympathies ou antipathies personnelles, supérieure à ses propres intérêts. Dans l’enquête qu’il va ouvrir sur de possibles faux fabriqués pour faire condamner Dreyfus, il va se retrouver lui-même éloigné de Paris, accusé, puis emprisonné. C’est sa lutte contre les institutions corrompues, et qu’il voudrait irréprochables, qui est montrée dans ce film.

La peinture filmique d’un monde étouffant

Quelques plans du Bureau des renseignements dans son vieil édifice un peu crasseux, permettent à Polanski de montrer dans quelle atmosphère, avec quelles techniques, et quelles relations personnelles, Picquart va découvrir par hasard que le coupable n’est pas Dreyfus.

Dans ce film aux nombreux personnages, il n’y a vraiment que deux héros, l’un qu’on voit à peine, (Louis Garrel incarnant Dreyfus), l’autre qui va travailler par devoir moral à le faire réapparaître (Dujardin incarnant Picquart) ; d’où sans doute le titre anglais du film qui réduit l’affaire à deux personnes : An officer and a spy. D’où l’intérêt d’un film qui doit effacer de l’image le héros principal au profit de celui qui va le défendre, montrant la supériorité de la morale sur les intérêts personnels des personnages principaux. La morale et le devoir : objets infilmables, invisibles, que Polanski rend visibles, à la fois par la direction des acteurs et par la manière de filmer les espaces de J’accuse.

Le film m’a paru sans reproche sur le plan historique [1] : les méandres et les mensonges de cette fin de siècle si confuse, sont un peu simplifiés - il faut dire qu’il y a de quoi -, mais les éléments retenus sont dépeints avec fidélité, dans un style classique, les plans sont très souvent inspirés de documents (journaux, photos) de l’époque, dans des tons sourds, gris, bruns, beige, bleu foncé, une gamme peu lumineuse ; des personnages à moustaches et en uniformes manipulent de petits bouts de papier qui deviendront célèbres - le bordereau, le petit bleu etc.-, évoluent dans des espaces presque exclusivement officiels ou publics, plans d’intérieur pour la plupart, salons des ministères, bureaux sévères et noirâtres de ces mêmes ministères, cours de justice spéciale. Un traitement de l’espace institutionnel et étouffant

De rares scènes ont lieu dans des appartements privés, chambres encombrées et cadrées court, le lit du général Sandher en proie à une crise de paralysie générale, une cuisine d’amis ou de parents de Picquart en contrejour ; quelques scènes, enfin, dans les cellules du Mont Valérien ou de la Santé, où les différents protagonistes - Picquoart, Henry -, atterriront pour plus ou moins longtemps. Espaces fermés.

Quelques scènes extérieures sont prises comme de mauvaises cartes postales, ainsi l’Ile du Diable, sa mer turquoise et ses rares palmiers, ou certains jardins publics à Rennes au moment du deuxième procès (lors de la tentative d’assassinat de Me Labori) ; mais la plupart des extérieurs sont tournés en ville, des rues étroites, des portes cochères bleues fermées ou s’entrouvrant chichement, Polanski utilise la dureté des pierres des immeubles, les pavés des rues étroites ou des cours, les ajoutant à l’impression étouffante des intérieurs.

Les personnages, nombreux, appartiennent tous à la sphère institutionnelle (gouvernement, ministères, armées, justice, police, journalistes, juges spéciaux avocats). Ils jouent un peu à la manière d’images d’Épinal, de manière conventionnelle comme si la convention était inscrite dans leurs personnages, les vieilles ganaches, les beaux messieurs, stéréotypés avec intelligence, comme fondus dans des rôles dont on ne peut ni ne veut se départir. Au milieu de ces personnages qui jouent, en toute conscience, de manière attendue, leur rôle social de parade, Dujardin et Garrel sont parfaits, totalement crédibles dans leurs ressemblance avec leurs modèles historiques, froids, obstinés en eux-mêles, eux aussi moulés dans les institutions mais ils arrivent à faire transparaître la conscience morale qui fait défaut à leurs collègues, qui les anime entièrement et qui les amènera à vaincre, dans des tonalités différentes.

La temporalité

Ce récit historique est donc celui d’une « erreur » judiciaire voulue, entretenue, en partie cachée et en partie réparée, une erreur judiciaire qui est en fait un montage dû à la collusion de quelques individus douteux (Henry, Esterhazy) et des institutions méfiantes pourries d’antisémitisme.

Le film s’étend sur les années qui s’écoulent entre 1894 et 1906, soit la majeure partie de l’Affaire. Il suit le fil tiré par Picquart et il est dans l’ensemble linéaire à l’exception de quelques rares flash-back, traités d’ailleurs dans la foulée du présent où ils s’insèrent, comme de tout petits rappels dans la mémoire de Picquart, simple association, simple contenu d’une parenthèse sans le signe de la parenthèse.
Des dates s’impriment sur l’écran pour suivre à peu près les principales étapes de l’Affaire.

La dernière scène ( sans date, mais c’est sans doute 1906) se passe entre Picquart, réhabilité, devenu Ministre de la Guerre dans le cabinet Clemeceau, et Dreyfus, également réhabilité non sans difficulté : ce dernier s’estime - à raison - lésé dans sa carrière, où ses années de déportation et d’emprisonnement n’ont pas été réévaluées. Picquart dit n’y rien pouvoir, « Les choses ont changé ». Dreyfus sort du bureau. En surimpression : « Les deux hommes ne se sont jamais revus ».

La scène laisse un goût triste, pour elle-même. Rappel : George Picquart est mort huit ans après la dernière scène du film, d’un accident de cheval, à Amiens, le 19 janvier 1914. Alfred Dreyfus, mis à la retraite dès 1907, est mort en 1935.

Et tout le film, sérieux, soigneux et sensible, est triste par la résonance mutatis mutandis de ce temps historique avec la société en crise, inquiète, sécuritaire et grognon de notre XXIe siècle. Les individus restent des globules faciles à broyer dans un système qui s’ignore plus ou moins, tant l’idéologie sécuritaire et xénophobe est dans l’air qu’on respire, l’un et l’autre empoisonnés. Le film fait l’apologie du devoir de critique.

Au bout des 2 heures 10 du film, je suis sortie pensive : en quoi ce film sérieux et beau, sur un sujet historique primordial aux résonances toujours présentes, peut-il provoquer la surexcitation ou le mépris hostile actuels ? Ce sera l’objet de la chronique suivante.

Alfred Dreyfus en 1935
Wikipedia

Notes

[1Le rôle et le traitement d’Esterhazy, le véritable traître, ne me semblent toutefois pas suffisants.