Hiver 17/18 : un Cabinet de curiosités

L’année dernière, je ne regardais pas beaucoup le temps qu’il faisait, j’avais une sorte de direction dans mes activités, elles relevaient ou tournaient autour, de la biographie que j’essayais de reconstituer autour de Victor Puiseux. Je parcourais avec lui tout le XIXe siècle, il jouait le rôle d’homme de ma vie. Il imposait ses goûts, son rythme.

Cette année, sans lui, c’est l’anarchie. L’hiver passe, du gris, du vent, des giboulées, de la neige par deux fois, mes vieux pots de fleurs ont gelé sur mon balcon. L’hiver se traîne vers le petit printemps. Tout est bon à prendre ou à laisser. Je n’écris pas beaucoup. Je lis énormément. Sans avoir l’envie ni la prétention de rendre compte. Éviter de faire des « selfies » de mes lectures et de mes sorties, sauf quand elles me posent problème et que je les explicite pour un peu mieux comprendre ce que je peux en faire.

Le Dossier M et Le clan Spinoza

G. Bouiller Le Dossier M

J’ai passé des jours et des jours, sans les voir passer, sous l’empire de la lecture de Grégoire Bouillier (Flammarion), description éclatée, éclatante, immense comète à la chevelure emmêlée, récit d’une passion - évidence et absurdité non explicable des passions - , du ratage/ravage de ce qui fut une histoire, une relation amoureuse et ses suites, ses sources culturelles (intellectuelles, familiales, musicales, ou populaires) avec ses racines imprévues, sa richesse, envoûtante. J’ai adoré son style, son humour et sa clairvoyance, sa flamboyance ou son étouffement, son écriture, ses procédés, j’ai partagé une grande partie de ses idées et bénéficié de son tour d’esprit, je ne vois pas tout à fait le monde pareil, depuis que j’ai fini le Tome 2. Comme tout le monde, j’ai été moi aussi prise dans une ou deux passions et donc, comme lectrice, j’étais à la fois spectateur, juge et partie.

Je partage avec lui l’analyse pertinente qu’il fait de Dallas et de son héros JR, symbole du tournant pris dans notre société dans le début des années 80, qui a pris pour modèle un roi du pétrole, salopard notoire, égoïste et méchant qui détruit tout ce qu’il touche, sauf l’argent, à la fois but et excuse de sa vie. J’était triste de finir Le Dossier M.

J’ai attaqué un autre cas : Le clan Spinoza (Maxime Rovere, Flammarion, non, non, je n’ai pas d’actions chez Flammarion). À mon avis, ce livre souffre de sa forme de roman, il est très documenté, assez pesant, avec des erreurs de ton faussement moderne et familier, une accumulation de noms propres et de querelles. Ce qui n’empêche pas qu’il se lise avec de l’intérêt, car il met en relation avec un monde complexe et que je connaissais mal, le monde (juif notamment) de l’Amsterdam du XVIIe siècle, sur le fond mouvant des querelles religieuses, dogmatiques, dans le lacis politique et marchand : on démêle l’extraordinaire questionnement du temps de la « Vraie Liberté », et l’évolution intellectuelle de son héros, Baruch (ou Bento, forme portugaise) de Spinoza, le philosophe, le vrai, le grand, tout le contraire de JR, certainement... Fils d’un marchand exportateur/importateur de denrées venues du Brésil, d’Espagne, d’Indonésie ou de tout le monde connu, cet homme désintéressé et passionné de sciences quittera le monde du commerce pour le seul travail de la connaissance et de la liberté de pensée, une pensée du monde où l’âme est l’équivalent de la vie, et Dieu une possible dénomination de Nature en tant qu’Univers, abandon de toute personnification, de toute anthropologisation du monde, de tout au-delà.

En vérifiant une date sur Wikipedia, j’ai eu la chance de trouver cette merveilleuse citation de Descartes : « Les hommes sont poussés par une curiosité si aveugle, que souvent ils dirigent leur esprit dans des voies inconnues, sans aucun espoir fondé, mais seulement pour essayer si ce qu’ils cherchent n’y seroit pas ; à peu près comme celui qui, dans l’ardeur insensée de découvrir un trésor, parcourrait perpétuellement tous les lieux pour voir si quelque voyageur n’y en a pas laissé un... ». Descartes. Règles pour la direction de l’esprit (1628), règle IV

Au milieu de ces lectures, qui forment un tracé coudé, dans un décor à surprises, d’autres bribes organisées ou non, évènements de ma propre vie, surgissent à tout instant. J’y insère tant bien que mal mes expéditions culturelles habituelles.

De Périclès au Petit Teinturier

J’ai vu hier à Sceaux Périclès, Prince de Tyr, une pièce tardive (1619) de Shakespeare trop écourtée pour valoir vraiment d’être vue, malgré le thème - qu’arrive-t-il lorsqu’on est perdu ? - et le talent de metteur en scène de Declan Donnellan ; peut-être a-t-il tiré Périclès, sa femme Thaisa et sa fille Marina, qui se sont perdus par hasard et le resteront vingt ans durant, de manière un peu trop artificielle vers la situation des Syriens actuels qu’on entend évoquer à la radio, à l’hôpital où Périclès gît, malade, et au son de Jean Sablon « J’attendrai la nuit et le jour » qui tire presque des larmes ! Attentes éternelles des gens perdus.

Dans la semaine, l’expo consacrée au Musée du Luxembourg aux années de jeunesse du Tintoret , (El Tintoretto, le petit teinturier) le fils du teinturier du coin à Venise, qui, élevé dans les couleurs des tissus, est tombé à son tour dans les couleurs et les toiles en devenant un très grand peintre. Il faut voir cette expo : certains tableaux y sont totalement étonnants, passionnants, par leur organisation spatiale, les formats souvent étonnants qu’il a utilisées, les éclats, la connaissance des corps, les mats, les blancs tordus des nuées ou des tissus, les à-plats du Lavement des pieds, les kilomètres de tissus doré, rouge et rose d’Esther devant Assuérus, Saint Paul tombé de son cheval sur le chemin de Damas, les quatre fers en l’air en bas d’une grande toile qui représente sa conversion et la réorganisation du monde autour d’une diagonale coupante.

Enfin, bref, j’ai envie d’ y retourner, quitte ensuite à faire comme Sartre qui n’a jamais accouché de son étude sur le Tintoret, où il ne voyait peut-être que lui-même ? Déjà, se voir dans un Tintoret, c’est mieux que les résultats des selfies, plus profonds, plus hasardeux, plus riche de possibilités. Car on se cherche toujours, (N’est-ce pas, Spinosa ? N’est-ce pas, Grégoire Bouillier ?)

Et l’on se retrouve à nouveau devant Descartes, qui exprime tout cela bien mieux que moi : « Les hommes sont poussés par une curiosité si aveugle, que souvent ils dirigent leur esprit dans des voies inconnues, sans aucun espoir fondé, mais seulement pour essayer si ce qu’ils cherchent n’y seroit pas ; à peu près comme celui qui, dans l’ardeur insensée de découvrir un trésor, parcourrait perpétuellement tous les lieux pour voir si quelque voyageur n’y en a pas laissé un... ».

Un cabinet de curiosités (Florence, 1690)
©Wikipedia