Vous reprendrez bien un peu de galette ? L’échange des princesses, un film de Marc Dugain

Affiche de L’échange des princesses
©Télérama

De L’échange des princesses je suis sortie plus heureuse que jamais de la Révolution française, de la chute de l’Ancien Régime, de l’invention des vaccins et des antibiotiques, et même, au-dela, de la situation européenne présente, si discutable soit-elle.

Tiré de l’ouvrage homonyme (Le Seuil, 2013) de Chantal Thomas (que je n’ai pas lu), le film de Marc Dugain est très noir, un monde fantomatique, un théâtre effrayant, éclairé par des flopées de bougies ; il nous en donne à voir les rouages politiques et religieux écrasants, qui mènent au pouvoir des êtres désaxés par les contraintes et les activités mortifères, la chasse et la guerre.
On a constamment le cœur serré devant le déploiement de cet univers rigide à la lumière étouffée. L’affiche est trompeuse, avec ses espaces verts - d’accord, c’est un labyrinthe de buis, mais il y a le ciel et l’horizon immense - , elle nous mène, en fait, à un espace clos, implacable, asphyxié par les rituels et les devoirs.

Je comprends pourquoi je me sens mal à Versailles, son or et son ordonnance, musée architectural et décoratif du système écrasant qu’il représente sous sa majesté dorée, ce système qui a pris les enfants et les adultes, très officiellement, pour de vulgaires pièces de monnaie, qu’on échange ou reprend férocement, où les fillettes sont transportées comme des coffres-forts d’où doivent sortir les précieuses descendances qui permettront de pérenniser le temps de l’absolutisme béni par un dieu créé à l’image des hommes, exigeant et avide.

Andrea Ferréol, dans le rôle de la princesse Palatine, mère du Régent Philippe d’Orléans, s’adressant à l’éphémère et mignonne fiancée de Louis XV, résume leurs situations en ce monde : nous autres, princesses, nous ne sommes que de la viande. Passée dans le hachoir du pouvoir. Dans l’obsession de la reproduction.

Les jeunes acteurs chargés d’incarner les enfants-rois de ce premier quart du XVIIIe siècle - nous sommes sous la Régence (1715-1723) dont on se fait parfois une idée riante - sont remarquables, minuscules rouages écrasés par les autres et par eux-mêmes, Louis XV (Igor van Dessel), Louis Ier d’Espagne (Kacey Mottet Klein), Mademoiselle de Montpensier (Anamaria Vartolomei) et par-dessus tout, l’infante Marie Anne Victoire d’Espagne (l’admirable Juliane Lepoureau), jeunes couples articulés et désarticulés au nom de l’intérêt supérieur de leurs pays, manipulés par les grandes personnes qui utilisent leurs enfants avec la cruauté dont eux-mêmes ont été victimes.

Ce monde, envahi par la chasse et la guerre, par les maladies et la mort qui galopent sans obstacle, Marc Dugain choisit le plus souvent de le cadrer court, insistant sur les visages expressifs des enfants et des adolescents. Dans la beauté formelle des espace il insiste plutôt sur leurs limites. Car ce grand tirage des rois se joue à la fois en public - l’Europe et les deux cours royales - et en vase-clos, entre fils, frères, oncles, cousins, beaux-frères, demi-soeurs etc. sous le grand portrait de Louis XIV par Hippolyte Rigaud, à Versailles comme à l’Escurial (au moins dans le film).

Louis XIV (H. Rigaud)
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Le peuple est à peu près totalement absent du film, mais, présent ou non, on sait depuis longtemps qu’il est « variable d’ajustement ». Ce film-ci montre que du côté du manche, ce n’est pas mieux, les formes oppressives y sont différentes, guindées, codées, encore plus obsédées, d’où il est plus difficile, peut-être, de se sortir individuellement, puisqu’on doit faire croire aux autres et à soi que le système est exemplaire, justifié aux dépens de sa propre liberté, écrasé sous sa propre perruque, ses propres codes et ses propres peurs (cf Philippe V d’Espagne complètement névrosé, incarné par Lambert Wilson).

J’ai été préoccupée, pendant toute la projection, par le rang de spectateurs devant moi, sage et immobile : deux jeunes mères de famille, abusées sans doute par le mot « princesse » et imaginant qu’elles y verraient la vie de deux princesses genre Princesse Leia (Star Wars) historiques, avaient conduit leurs petites filles assister à ce dépeçage organisé d’enfants-rois, à la fête funèbre du pouvoir et de l’intérêt. Les petites ont-elles dormi, ont-elles eu peur, se sont-elles ennuyées ? Quand elles sont sorties, dès la lumière revenue, elles marchaient très vite dans le couloir, et j’ai espéré qu’elles deviendraient de farouches combattantes de la liberté.