Victor Puiseux, 13. Enfants, heurs et malheurs

Cinq enfants

De gauche à droite, Pierre, Marie, Paul, André, Louise.
Ou, dit autrement, les trois fils forment l’arrière plan, Pierre debout, tout frisé, dans un habit de petit homme avec une redingote ouverte à pans arrondis, Paul, les cheveux bien ras, accoudé sur la balustrade du photographe, André assis sur cette balustrade, dans un petit costume genre dolman que portait les officiers des armées de la Guerre de Crimée. Devant leurs frères, dans leurs belles robes évasées, baleinées et brodées, les deux filles : Marie est assise et tient un petit panier tressé en guise de sac à main, Louise, debout, tient un livre à la main ; toutes deux ont de curieuses coiffures, genre résille à l’espagnole, que l’Impératrice Eugénie avait mises à la mode, et surmontées d’une sorte de bandeau façon tambourin.

Cette photo n’est pas datée, mais, à vue de nez, je la situe courant 1863. Paul semble avoir 12 ans, Louise 11, Marie 10, Pierre 8, André 5. Il y a 5 ans que Laure est morte. À cette époque, les petites filles doivent déjà aller en classe chez les Dames de la Visitation, et les garçons, je ne sais pas, je sais seulement que Paul est prodigieusement intelligent et en avance, il est en classe de troisième, marchant sur les traces de son père.

Les enfants de Victor vers 1863
© Album MD, Pierre Wallon et HP

La famille habite toujours 64 rue de l’Ouest. Je ne pense pas que ce soit Victor qui les ait conduits jusqu’à l’atelier du photographe, il doit être à l’Observatoire, ou à l’ENS, ou à la Sorbonne, plongé dans les calculs et les astres. Une autre grande personne a dû s’en charger.

Pauline Wallon née Boulan
© A. Schombourger

Serait-ce la Tante Pauline Wallon (la deuxième épouse d’Henri Wallon, née Boulan) ? Ils voisinent, elle est tout juste contemporaine de Victor Puiseux, mais elle est sûrement trop occupée avec ses 7 beaux-enfants et ses trois propres enfants, dont la dernière, Geneviève, a un an. Elle est prise aussi par la vie publique de son mari, ce qui l’intéresse beaucoup.

Sophie Jannet

Sophie Jannet
© A. Schombourger

C’est sans doute leur grand-mère, Bonne-Maman Jannet, née Sophie Wallon, qui a organisé l’expédition. Son mari, Louis Jean-François Jannet - cet homme qui l’avait empêchée de poursuivre ses études de piano au Conservatoire lorsqu’ils se sont fiancés -, est mort il y a deux ans, en 1861. Veuve à 50 ans, Sophie s’est mise entièrement au service de ses petits-enfants et de son gendre. Il est vrai que Laure était sa fille unique. Elle pense à les installer auprès d’elle, mais ce ne sera pas fait tout de suite, il faut attendre que les immeubles du Boulevard Saint-Michel soient achevés. Chez elle, elle a déjà à charge sa propre mère, Madame Alexandre Wallon - celle qu’on surnomme Féfé -, une vieille dame de 84 ans, coiffée à l’ancienne avec une mantille de dentelle, installée là des années plus tôt, depuis la mort de son mari, Alexandre Wallon, en 1849, l’année même du mariage de Laure.

Devenue veuve, Sophie n’est donc pas ce qu’on peut appeler une femme libre, car elle s’est mise au service des deux générations qui l’encadrent. Pas libre, mais je la soupçonne d’être assez libérée : avec son visage rond encadré d’anglaises un peu ébouriffées, elle a de la personnalité, de la bonté et de l’énergie. Intelligente, cultivée, elle a écrit une foule de longues lettres qu’il faudrait aller lire aux archives et dont j’ai lu celles qui se trouvent sur le site Wallon, ce n’est pas une conformiste, elle aime faire plaisir. Je vois un peu Sophie comme une George Sand version « famille », qui aurait joué du piano chez elle, écrit des tonnes de lettres, gardé de grandes jupes noires et aimé les enfants. J’espère qu’elle apporte une touche de fantaisie dans la vie austère de son gendre : dans les années 1950, les deux enfants aînés du petit Pierre [1] - ils avaient dépassé 65 ans -, évoquaient encore les goûters chez Bonne-Maman Jannet, qui les bourrait de choux à la crème soixante plus tôt.

Les lettres que Victor lui envoyait, pendant les vacances où il emmenait ses enfants faire d’immenses promenades dans tous les massifs de France, montre leur lien affectueux. Voilà encore une femme, qui n’est pas sa mère, et que Victor appelle « Ma chère Maman », encore une figure de substitution à sa propre mère morte lors de sa première année au collège à Paris. La figure de la mère morte - mais réincarnée - en filigrane dans la structure de Victor ? Rejouée avec sa propre femme ? À chacun sa lecture.

Une divinité : la Montagne

Si Victor travaille certainement beaucoup pendant l’année, les vacances sont sacro- saintes : les enfants et lui partent chaque année loin de Paris, en montagne, Alpes, Pyrénées, Vosges, dans ces paysages dont il leur inculque la beauté et la nécessité, et qu’on se prépare à gravir, attaquer avec ténacité et exaltation, jouissance par l’infini, la victoire sur soi-même et la beauté de la nature.

Pour s’entraîner, il y a les excursions autour de Paris. On en a une idée par un petit texte - à la fois ampoulé et léger - qu’André a écrit en 1913 pour le Club Alpin, que Victor Puiseux a contribué à fonder et sur lequel je reviendrai [2].

Antre de Vulcain, Dutilleux 1849
© forêt-fontainebleau. teria

Voici la description d’une journée à Fontainebleau, qui est contemporaine de la photo de groupe des enfants Puiseux, 1863 et qu’André intitule :

Scènes d’enfants 1863
« J’ai cinq ans : je suis gentil comme tout ; les cheveux bouclés, l’œil rieur, tout le monde m’aime ; ah, que c’est loin ! Mon regretté père, un précurseur, nous fait faire nos premières armes dans la forêt de Fontainebleau. La montagne m’attire sous la forme des rochers de grès de la grotte de Vulcain, dont les quelques mètres semblent déjà très respectables à mes timides désirs. Je m’efforce, je grimpe une petite cheminée : mais soudain des cris d’angoisse retentissent. Qu’est-ce qu’il y a, mon Dieu ! « Au secours, Vulcain m’emporte ! » [3]. Mon pied enfantin s’est coincé dans une fente du roche : impossible de le retirer sans aide, et les frères et sœurs sont au moins à cinquante mètres de là. On accourt, on me dégage : mais je ne sais que penser de la Montagne : est-ce qu’elle serait méchante ? Et puis, il y a dans les bois beaucoup trop d’endroits où l’on est tout seul, où l’on ne sait pas ce qu’il y a derrière de gros troncs d’arbre, où des bruits mystérieux se font entendre, ou vont se faire entendre, ce qui est encore pis. »
Là aussi psychanalyse ad libitum.

Les souvenirs d’André se poursuivent ainsi dans ces quelques pages, où perce le poids d’une éducation exigeante : il parle de « l’effort moralisateur » et du désir qui « se dessine (avec pas mal de défaillances) de faire ce que font les grands ». Il y laisse flotter l’ombre des tentations et la peur du péché qui doivent régner dans son entourage - la paresse, la sensualité, la gourmandise, dit-il -. En 1865, les voilà dans les Vosges. André préfère les myrtilles et les écrevisses aux efforts des escalades. Et dans le récit consacré aux années 1867-1869, dans les Alpes, il évoque le but difficile : il est entraîné à « atteindre les merveilles indécises qu’il faut absolument atteindre sous peine de ne pas vivre et dont la possession apportera surtout le désir d’en atteindre d’autres encore plus belles, encore plus chimériques ».

André ne parle pas des vacances 1866. Je ne sais pas où la famille a passé l’été, il ne dit pas non plus, dans les années suivantes, qu’il y avait à tout jamais un absent, Paul.

La mort de Paul

Paul entre en rhétorique à 14 ans, en octobre 1865, au retour des vacances dans les Vosges. Une sorte de prodige, sans doute. La famille est toujours rue de l’Ouest.
Il est tombé malade entre Noël et le Jour de l’An. Un grand mal de tête, une grosse fièvre, qui dépasse les 40°, des maux de ventre et une diarrhée épouvantables, le délire peut-être, et une immense torpeur, inquiétante. Il meurt le 5 janvier au soir.

Dans les registres de l’état-civil, le 6 janvier 1866, on peut lire :
Acte de décès dûment relevé de Paul Louis Victor Puiseux, décédé en la demeure de son père rue de l’Ouest n° 64 le 5 de ce mois à dix heures un quart du soir âgé de quatorze ans, né à Paris (Seine) fils de Victor Alexandre Puiseux professeur à la Faculté des Sciences de Paris chevalier de la Légion d’honneur et de feue Laure Louise Fébronie Jannet son épouse, sur la déclaration faite par le père susnommé âgé de quarante cinq ans et de Henri Alexandre Wallon, membre de l’Institut chevalier de la Légion d’honneur âgé de cinquante trois ans,demeurant boulevard Saint Michel n°95, grand oncle du défunt qui a signé ce texte avec nous Dutertre Jacques Delaine chevalier de la Légion d’honneur adjoint au maire du 6e arrondissement de Paris officier de l’état-civil.

La fièvre typhoïde est une maladie assez courante encore, due à une salmonelle alors fatale, qui courait les campagnes et les villes pendant le XIXe siècle, cousine du choléra et occasionnant des épidémies. En 1880, Ebert découvrira ce bacille qui en est cause et qui porte son nom. Les antibiotiques sont passés par là : on ne meurt plus, en France, de la fièvre typhoïde depuis le milieu du XXe siècle, ni nulle part si on est correctement soigné.

Acte de décès de Paul Puiseux
État-civil en ligne, HP

La famille a dû s’abîmer en prière, offrant à Dieu leur horrible tristesse enrobée de l’idée réconfortante que Paul a dû rejoindre Laure. C’est une tristesse muette, déléguée dans le ciel, où la mère et le frère sont devenus leurs protecteurs en leur manquant pour toujours. Hors de leur portée physique. La mort de Paul est peut-être l’occasion des larmes de Victor lors de ses cours.

Mais pas un mot sur Paul dans les écrits sur l’alpinisme, pas plus le petit récit d’André que dans les longues et nombreuses pages de descriptions de Pierre qui forment l’essentiel d’ Où le Père a passé [4]. Plus étrange, Pierre n’a pas donné le prénom de son frère aîné à l’un de ses fils.

Victor et ses quatre enfants vont enfin quitter la rue de l’Ouest où Laure et Paul sont morts, pour s’installer sans eux, 81 Boulevard Saint-Michel, où Sophie Jannet - veillant toujours sur Féfé Wallon qui mourra à 93 ans en 1874 - a pris aussi un appartement. Victor et ses enfants étaient au 5e. « J’habite un 5e étage, loin du monde et du bruit, et je ne connais personne » disait-il [5]. En face d’eux, l’Hôtel de Vendôme abritait l’École des Mines depuis 1814, et l’entrée du Luxembourg était toute proche.

(À suivre)

Notes

[1Ils sont nés en 1884 et 1887, après la mort de Victor (1883) et Sophie Jannet est morte le Ier janvier 1892.

[2cf Pierre Puiseux, Où le Père a passé, Argo, 1928, T. II, pp. 161-167.

[3Le petit garçon a 5 ans, on a dû lui raconter qui est Vulcain, quelle culture à cet âge !

[4Où le Père a passé T.I et II op. cit.

[5cf l’opuscule rédigé par Benjamin Baillaud (1848-1934), un de ses anciens élèves, mathématicien et astronome, devenu plus tard professeur de Pierre Puiseux, Mémoires et variétés, Victor et Pierre Puiseux, sl, sd, p.2.