Fragments d’une histoire, un film de Jean-Louis Comolli, 2014 Une histoire d’yeux

" Du passé NE FAISONS PAS table rase "

C’est sous le signe de cette phrase - majuscules comprises - que, le 12 avril, j’ai eu le plaisir d’aller voir le dernier film de Jean-Louis Comolli, aux Ateliers Varan, dans le cadre d’un de leurs « dimanches ».

Les Ateliers Varan
HP

Les Ateliers Varan - structure associative vouée à l’enseignement du cinéma documentaire, pratique et réflexions théoriques - , évoquent et témoignent des temps (presque) disparus : dans la cour d’un ancien atelier à la belle architecture de briques colorées, des équipes se sont succédé, pour former des cinéastes, avec une fraternité et un souci de passer des relais, des savoirs, des acquisitions. Les habitués viennent, formateurs et élèves, actuels ou anciens, fans de cinéma à divers titres. Café, croissants, avec symbolique « participation aux frais », on bavarde avant les morceaux de résistance, film, causerie, débats, une forme courante dans les années 1970 et 1980, un sacré coup de « Temps perdu » avec des problèmes du temps présent.

Les images du XXe siècle

D’entrée de jeu, avant la projection, Jean-Louis Comolli rappelle qu’on avait - que nous avions - souvent chanté l’Internationale, sans penser que tout le monde n’avait pas le même passé à liquider. Le passé lui-même se construit et change au fil du temps : celui que nous voulions détruire, c’était le Capitalisme industriel du XIXe. À présent, ce projet, la table rase, n’est plus chanté, mais « exécuté » dans une partie du monde, il vise l’Histoire et la culture : les villes anciennes sont rasées et les musées attaqués, les livres honnis (Bokko Haram, littéralement, livres impurs et/ou interdits), les étudiants, tués et les lycéennes, enlevées et réduites en esclavage.

Jean-Louis Comolli nous invite à regarder la construction de notre passé, à travers un choix et un montage d’images issues de ce qui a permis de garder ce passé visible et animé, le cinéma. On fête cette année les 120 ans de cette invention ( Les Frères Lumière au Grand Palais, Gaumont au Centquatre).

Fragments d’une histoire m’a mis d’un coup sous le nez la partie de ma propre histoire qui s’est déroulée au XXe siècle, et m’a rappelé au passage les questions de mes recherches sur le cinéma.
J’ai toujours aimé les travaux (films et écrits) de Jean-Louis Comolli avec qui je me sens des références communes. Ce cinéaste et écrivain a l’originalité de ne pas avoir succombé aux modes qui sévissaient dans les années et les milieux où il a commencé son œuvre. Il ne distingue pas entre docu et fiction, ni en pratique ni en théorie, les images prises et composées dans la réalité ne sont jamais exemptes de mise en scène, un travail de cadrage, élimination, hors champ etc. « Au cinéma, tout est cinéma », avait-il dit naguère lors d’un entretien : son œuvre entière le prouve, son tout récent film le confirme.

« Une traversée de cinéma documentaire, des frères Lumière à Guy Debord » présente l’évolution des regards et des rapports des personnes impliquées dans le fonctionnement de cette machine à enregistrer, à montrer, à désigner et à cacher, et qui va se révéler capable de susciter ou d’accompagner des affects et des changements individuels ou sociaux. Un fonctionnement triangulaire : le filmeur, le filmé, le spectateur. JLC y insiste, un film n’existe que par son public. Tant qu’il n’est pas vu par des spectateurs, il est un possible. Un possible toujours ouvert, peuplé d’associations d’idées, de courts-circuits, de références. Un bien commun, somme de regards, offert aux regards singuliers.

La traversée dure 55 minutes : les images sont cousues entre elles par des mots, des phrases, des citations qui accompagnent les extraits des films choisis. Ces mots, JLC a pris le parti de les écrire en mêm temps qu’il les prononce ; entre les plans de Dziga Vertov, Flaherty, Bunuel, etc., on voit le carnet à spirales se couvrir de ce que l’on entend, où s’ajoute la dimension sonore de l’écriture, stylo feutre crissant sur le papier pour présenter les grandes étapes du cinéma documentaire entre son invention (1895) et les ébranlements dûs à l’apparition de la video dans les années Soixante-Quinze.

Sorties d’usine : la naissance d’une interaction

Chacun sait que le premier film au monde est La Sortie de l’Usine Lumière à Lyon (1895). JLC nous dit qu’ il y a plusieurs « Sortie » des ouvrières ; il en montre deux ; dans la toute première - un sacré test réussi de prise de vues animées ( oui, ça marche !) -, les femmes sortent hâtivement, elles sont autre chose à aller faire, les courses, les gosses, le dîner etc. Elles sont habillées « en tous les jours », vêtements simples et sombres, sans chichis ; un chien fonce dans le champ à plusieurs reprises, très drôle comme tous les chiens filmés dont le naturel est imbattable.
Ça marche, mais... les Frères Lumière s’aperçoivent que la bande finit en queue de poisson : la pellicule a été trop courte (à peine une minute, à l’époque) pour en faire une « histoire » montrable, un récit, il faut arriver à filmer la fermeture du portail derrière la dernière ouvrière ; donc on convient de recommencer, une semaine après, nous dit JLC : et là, surprise, les ouvrières semblent différentes, elles sortent moins vite, presque majestueuses, robes et manteaux amples et clairs, grands chapeaux, elles se sont changées : elles ne désirent pas se voir et se revoir, être vues et revues, en ouvrières grises, en prolétaires pressées, mais en femmes élégantes. On a laissé le chien, il anime, mais il ne doit pa prendre la vedette, on ne lui a donné le feu vert que deux fois. (Ne pas oublier qu’il n’y a pas de montage possible, on pense et organise le film en le tournant).

Cette fois, le portail se referme. La sortie rejouée est finie et le cinéma est né. C’est sur cette petite bande primitive que s’appuie la connivence totale du cinéma dit documentaire et du cinéma dit de fiction, son identité de nature : tous deux racontent une histoire. Et tous deux ont un échange avec la réalité qu’ils prélèvent et montrent, ils la transforment, suggérant des attitudes identiques ou différentes, des solutions à des problèmes existants, l’élément non fixe étant constitué par les spectateurs, qui, chacun pour soi, peuvent joue avec les images reçues.

Sortir de l’usine pour sortir de l’usine ?
Ou sortir de l’usine pour être vues sortant de l’usine ?
That is the Question, et ce n’est pas la seule.
Entre les deux « Sortie », entre la première prise (document non mis en scène) et la prise rejouée, « les femmes sont devenues figurantes » (JLC), le cinéma a commencé son travail dans la société, il a fait prenre conscience du regard de l’autre, qui s’en trouve pérennisé, il a rendu sensibles les modifications qu’il entraîne dans l’esprit de chacun avec les réactions qui s’ensuivent. La photo avait travaillé dans ce sens, depuis plus de 50 ans, mais en ajoutant le mouvement, le monde filmé a pu mieux se voir vivre, et donc prendre conscience et se transformer.

Les yeux des autres

Il y a beaucoup d’yeux dans les extraits du film. Tout passe par là, dans le va-e-et vient attentif. Dans le réel découpé par les yeux des cinéastes et redécoupé par ceux des spectateurs.

Fragments d’une histoire, J.L. Comoli, DVD
Photo du DVD : Une traversée du cinéma documentaire des Frères Lumière à Guy Debord
© Documentaire sur grand écran

Le cinéma documentaire n’est pas un document brut, il est toujours travaillé, le réel troublé, par le réalisateur : Flaherty s’installe, invisible mais présent et coupe en deux, pour s’y installer, la tente de Nanouk l’Esquimau (1922), la connivence est plus ou moins grande entre ces deux présences.

Après la grande époque des grands pionniers, tout-puissants dans l’organisation du champ et la confection du cartons et des commenaires (de 1895 à la Deuxième guerre mondiale), quatre dates dominent cette histoire, découpent des tranches, impriment ou répercutent des changements politiques et/ou techniques, donnant progressivement les yeux, les oreilles et la voix aux personnages :
 1945 et la révélation des camps nazis ;
 1960, le son synchrone ;
 1968, Mai et le militantisme ;
 et 1975, la video.

De nouvelles questions surgissent à chaque extrait, à chaque période, dans « le désordre des souvenirs » de JLC. Voir est une affaire de croyance ; qui croire ? L’œil (et la conscience) du caméraman est-il fiable ? À son tour, le cinéaste doit-il se méfier de celui du spectateur ? L’histoire du documentaire est en partie l’histoire de cette relation, indispensable et conflictuelle, corrigée ou aggravée par le son.

Ce film est bien sûr impossible à raconter, son discours tissé d’images, son montage serré, sa densité, les 80 ans d’histoire du cinéma et d’Histoire qui s’y mêlent : à les décrire, on devient vite pesant et plat.

Je signale juste trois moments, trois « fragments » de fragments, qui m’ont surprise et affectée.
 D’abord, des yeux qui ne veulent pas voir : à l’ouverture des camps d’extermination nazis en 1945 ) - encore un anniversaire - , les documents filmés sont tellement horribles et incroyables qu’il faut inventer des ruses pour que le spectateur lambda y « croie » : Alfred Hitchcock, nous apprend JLC, suggère d’y placer des « yeux » qui relaient ceux des preneurs de vues, et de filmer des responsables allemands devant les charniers et les cadavres disloqués et squelettiques : obligés de les regarder, ils gardent les paupières et les yeux baissés, les regards détournés, vers un ailleurs intérieur ou extérieur.

 Ensuite, 1949 Le Sang des bêtes (Franju) : là, je croise - directs, affolés - les regards des bovins malmenés, brutalisés, juste avant l’abattage cruel et sommaire qui les décérèbre et les jette par terre, agités de soubresauts affreux : des regards de terreur, de souffrance inexprimable, échappés au temps et servis, pour moi ce matin, par le cinéma. J’ai eu la tentation de baisser les yeux.

- 1960, la campagne du candidat J. F. Kennedy : on fait un bond dans la souplesse et la proximité, le son devient synchrone, Kennedy est dans la foule, qui s’ouvre devant lui, souriant, serrant des mains, on est si près qu’on voit le grain de son vestion, on entend et on voit les cris d’approbation, il entre dans une salle, tout est fluide, proche, vivant comme s’il était ici, ce matin, présence du passé.

Bien sûr, il faudrait aussi rappeler le plaisir de voir les effets de 1968, où les ouvriers ne se veulent plus filmés par le patron ou par un spécialiste dont on se méfie (on criait au « docu-menteur »), mais par eux-mêmes. Loin des ouvrières Lumière, ils ne se bornent plus à se composer un personnage acceptable, ils prennent la caméra, c’est l’époque des « ateliers », du « cinéma militant » : naît une nouvelle croyance dans le pouvoir de l’image pour changer le monde sans autre médiation qu’elle même, sans déformation, elle serait la pureté du réel. Témoins, dans le film de JLC, les extraits des groupes Medvedkine de Besançon.

Il faudrait aussi parler de Jean Rouch, pourtant champion du beau commentaire surplombant, mais qui va inventer et mettre en pratique son contraire, le cinéma-vérité, avec l’inoubliable Chrorique d’une été.

Etc.

Bref, il faut voir le film.

Après ? Eh bien après, on retombe dans notre présent où la télévision est devenue source mondiale d’information, et où le succès de la video a transformé et émietté le document filmé. Ceci est une autre histoire, la nôtre, celle de l’invasion des images numériques, de la multiplication des sites de video, et, par eux l’accès à la multiplicité du monde-. Et que dire et faire du déferlement des selfies, comme si celles-ci donnaient à leur auteur la sensation d’exister puisqu’il se voit et se propose aux regards des autres.