L’Embarquement pour Cythère 56

  • Par Hélène Puiseux

56. Dix-septième note pour Me Plock : Un projet

En route pour Paris-Nord, coques de cheveux, barrettes en plastique fluo, les sièges voisins sont occupés par trois filles, alors tu sais ce qu’il m’a dit, non c’est pas vrai, ouaa, si, tu vois sa tête, ah ah ah ah, relou, et le prof qu’est-ce qu’il disait, il voyait ou il voyait pas, il voyait rien, ouaaaaah, elles mettent les pieds sur les banquettes, il les tue dix fois chacune, faisant voler les cheveux et les sacs à dos brillants dans des giclades de sang, vous salissez les banquettes avec vos pieds et avec les débris des voyageurs, mais non, c’est l’heure du dîner, le contrôleur bouffe devant sa télé, on peut mettre les pieds sur les banquettes et ces idiotes ne s’en privent pas, alors que je me prive de les couper en morceaux.

Le voilà déjà sur le quai parisien, off, un train est annoncé de Charleroi, Charleroi, Charleville, des enfants montés en graine, des pages sans pourpoints, serrés dans des jeans, s’échelonnent comme d’habitude, avec leurs yeux agiles, leurs corps posés dans l’indéfini crépuscule, circulent sur les coursives, cathédrale égarée, sous la verrière, c’est l’été, l’été finit toujours par arriver, et, le voici maintenant en sous-sol, les piliers gris de la voie sévère du RER regardent s’aligner devant eux, l’un après l’autre, des trains nommés EXIL, PAPY, EMIR.

Roissy-Aéroport 2, billet pour un pays lointain, un des pays qui ne demande ni visa soupçonneux, ni vaccins, où l’on n’est ni attendu, ni comptabilisé, ni espéré en bonne santé.

Plus tard, du haut de la nuit, il verrait, s’éloignant, le tapis carrelé de points brillants qui s’étend en étoile, en jeu électronique, qui forme Paris et ce que Céline appelle respectueusement La Région, Argenteuil pourrait ne pas être distingué, le cours de la Seine pourrait ne pas être suivi des yeux par un Yves condamné comme déserteur pour n’avoir pas su voir une fois encore la villa, le croisement des feux rouges, le viaduc, Neuschwanstein dans les herbes et la boue, Neuschwanstein ébranlé chaque jour davantage par la voie express, face au port de Paris, il aurait dû finir les notes pour Me Plock, le bordel qu’il laisse, ces trous dans la famille, le père d’Octavio par exemple dont on ne sait RIEN, et le carrousel bloqué des images de départ, les soirs de juillet, les soirs de printemps, les soirs d’hiver, à pied, en voiture, en bateau, en corbillard, puis la nuit s’aplatirait, pourchassée par le soleil, qui faisant son tour familier rattraperait l’avion sur le chemin du Nouveau Monde, incendierait de sa force royale le décor d’aéroport tropical qui ressemblerait à tous les aéroports de films, THE END, se lever, sortir, cette fois, c’est bloqué, direz-vous, Me Plock, une disparition dans une famille, voilà qui complique singulièrement dans une succession, chère Madame.

Post-scriptum

(À suivre)