Le Prince de Hombourg Une mise en scène de Giorgio Barberio Corsetti

Actuellement donnée au Théâtre des Gémeaux à Sceaux, la pièce a été présentée par Giorgio Barberio Corsetti dans la Cour d’honneur au Festival d’Avignon, en 2014. Tous les journaux, toutes les radios, ont chroniqué cet été sur la nouvelle mise en scène, dans l’éclairage de la crise des intermittents, et dans l’ombre portée de Jean Vilar, de Gérard Philipe et de Jeanne Moreau, apparemment inoubliables chacun dans les rôles, respectivement, du Prince-Électeur Frédéric Guillaume de Hohenzollern, du Prince de Hombourg et de Nathalie en 1951.

Le Prince de Hombourg est une pièce dérangeante. Prinz Friedrich von Homburg oder die Schlacht bei Fehrbellin est la dernière œuvre de Heinrich von Kleist, écrite en 1808-1810. La première représentation a lieu en 1821. Tout est dérangeant chez Kleist, qu’on veuille bien se rappeler La Marquise d’O, Penthésilée, Michael Kohlhaas, etc ... Un « homme inexprimable », pour Marthe Robert. Avant de se suicider avec Henriette Vogel au Wannsee le 21 novembre 181, Kleist a eu une vie difficile, sous le signe de la guerre.

Fils d’une famille aristocrate et militaire, il a 20 ans en 1797, dans une Europe bouleversée, où tombent les anciennes structures, les pouvoirs héréditaires, les droits anciens. On voit le fort phénomène d’écho de la guerre entre la pièce et la propre vie de Kleist, qui développe dans son théâtre et dans ses romans, le thème de la guerre et de ses lois, dans le contexte de l’immense conquête de l’Europe par Napoléon. Luttant lui-mêle contre cette épopée meurtrière, Kleist a été arrêté et interné par les Français au Fort de Joux et à Chalons-sur-Marne en 1807, après la prise de Berlin. Aussi l’écho de la guerre contre les Suédois, alliés de Français, en 1674, et où se place la victoire de Fehrbellin, est-il un sujet qui « parle » dans l’Allemagne de 1810.

Comme presque toutes les pièces de Heinrich von Kleist, celle-ci parle donc de la guerre et ses conséquences sur les indiviidus qu’elle place au cœur des contradictions, exalte et détruit, physiquement ou psychiquement : en la voyant, on est accablé que cette occupation meurtrière et totalement perverse forme le fond de l’activité de l’humanitéé.

Contexte noir, pièce noire, « drame », comme le souligne l’introduction de la pièce à Sceaux, le dénouement, en principe, est heureux : le Prince d’abord condamné à mort pour avoir gagné la bataille de Fehrbellin en désobéissant aux ordres, est gracié, après un long suspense où les contradictions et les arguments se multiplient, de la part des femmes de sa vie (sa tutrice et sa fiancée), des militaires de son unité, et de son souverain révéré, le Prince-Électeur (Luc-Antoine Diquéro).

Kleist y fait jouer sa théorie selon laquelle les idées et les sentiments se développent, se modifient, vivent et parfois meurent au cours même d’une conversation, en somme l’essence du théâtre, elle est lisible dans chacune des scènes, faisant passer le Prince de Hombourg - bien interprété par Xavier Gallais - par toutes les phases de la pensée, l’impulsivité, la révolte, le choix conservateur de l’honneur de servir la gloire du chef, l’acceptation de son destin. Il évolue au fil de la pièce, passe de la rêverie amoureuse à une violente envie de vivre, puis à un désir de mort et de soumission à son prince, et finalement aux ordres de bonheur qui lui sont donnés. Car finalement, au lieu de finir fusillé pour désobéissance, il est gracié et autorisé à épouser sa bien aimée, la princesse Nathalie (interprétée par Éléonore Joncquez, comédienne qui m’a paru excellente, touchante, crédible).

Dans la scène finale, la mise en scène de Corsetti exploite le goût de Kleist pour la grâce des marionnettes, mais en le caricaturant, nulle grâce ici, au contraire, de la douleur, en faisant de la scène du mariage une sorte de scène de torture, où le jeune Prince est suspendu à des fils.

Corsetti la détourne vers le tragique, elle rappelle la signature même de Kleist et le comédien est agité sans plus rien dire ni exprimer, sans plus rien diriger ; lui qui était toute impulsivité et rêve, il devient une silhouette désarticulée et noire, image tragique des multiples aspects de son personnage, l’homme amoureux, l’homme de guerre, l’homme qui s’en remet à son souverain le Prince-Électeur, l’homme fanatique de la vie mais plus encore de l’honneur, avec ses lois antiques et absurdes, l’homme finalement marié, plus traces de rêve, de délicatesse ou de corps nus, il n’y a plus que l’ écriture si torturée du corps humain manipulé par des machineries. Suprême et dérisoire obéissance.

La scène des Gémeaux est bien exploitée, la musique, les lumières et ses architectures, les plateaux et escaliers mouvants, les vertiges qu’ils procurent parfois, tout souligne les vertiges de la pièce et de l’auteur. Après un démarrage un peu lent, premières scènes un peu plates et convenues, les comédiens et les spectateurs se sont réchauffés, le théâtre s’est calé dans les échos de l’écriture et la réalité, je suis entrée totalement dans les contractions et les désirs du texte.

Il faut dire aussi que le contexte de ces journées de 2015, où les images, les radios et les journaux ont intallé solidement la guerre dans tous ses états, toutes ses brutalités, ses déplacements et ses trafics cruels et absurdes, ses cruautés dégoûtantes, l’Ukraine qui résonne si terriblement avec les Sudètes de 1938, les manifestations nationalistes et religieuses qui sonnent partout et agitent dirigeants et peuples comme des marionnettes, forment un cadre de pensée assez lourd à la pièce, mais en accord avec elle, comme devait l’être l’Euroope en 1810.

C’est une bonne époque que la nôtre pour monter Le Prince de Hombourg. Peut-être aussi pour le dépouiller d’une partie de son « charme » romantique qu’accentuait sans doute Gérard Philipe, au profit de la vision dure et grinçante du monde.