Les Nègres, Jean Genêt Mise en scène de Robert Wilson, Odéon, 2014

La pièce, créée en 1959, dans un grand scandale, fonctionne comme L’Illusion comique de Corneille, mais au cube : théâtre dans le théâtre dans le théâtre. La nouvelle mise en scène, créée par Robert Wilson est, sur ce plan, exemplaire et belle à voir.
Elle ne scandalise pas, elle met mal à l’aise, car tout le monde est visé dans cette imposition d’identité artificielle, qui montre le racisme prospérant à la fois hors sol et dans les corps. Pièce terriblement grinçante, comme le voulait Genêt, il voulait aussi provoquer le rire. Il la décrivait comme une « mascarade », au sens premier du mot, et la voulait montée comme telle : une pièce de masques, où les masques, visibles ou invisibles, posés sur les visages noirs viennent montrer le poids du regard et des mythes des Blancs sur les Africains - et réciproquement. Tout le monde est noir, y compris ceux qui jouent les Blancs : la pièce, à la limite, pourrait s’intituler « Les Blancs », tant elle montre les pensées simplificatrices, scandaleuses, envieuses et terrifiées que l’Occident a créées sur les Africains. Cette « Illusion comique » du XXe siècle est précédée par un prologue que Wilson monte dans le ton tragique, où les futurs « acteurs » sont tués à la fois hors champ et sur scène au fur et à mesure de leur arrivée, devant un immeuble aux fenêtres aveugles et au son d’un musique funèbre jouée à l’orgue, qui prend la place, pendant tout ce passage, de la musique de jazz genre revue nègre des Années folles. Palmiers stylisés de néon roses ou verts, vêtements clinquants et pailletés, Josephine Baker n’est pas loin - et si loin.

La pièce et la mise en scène donnent à penser tout du long, sur l’identité et sa composition en fragments de miroirs, sur la brutalité des intérêts qui poussent à traiter les personnes humaines comme des surface, à les réduire à des couleurs imaginaires (nous ne sommes ni noirs ni blancs), à des silhouettes et à des mondes clignotants, alternativement grands enfants et assassins, disposés en étages, supérieur, médian, et inférieur. À la fin, après les meurtres et les procès obligés mais faux, symbolique, miroirs dédoublés, illusions tragiques, après les appels à la révolte sur leur étage à l’écart, le deux amoureux, Village et Vertu, échangent de bien belles paroles sur leur désir d’inventer des choses l’un pour l’autre. Je me suis demandée pourquoi Genêt les a nommés ainsi, le village et la vertu (apparente antiphrases puisqu’ils sont tous deux citadins et qu’elle est prostituée) sont-ils les mythes des Blancs, genre Le Vieux Châlet comme on chantait sous Pétain ?

L’attitude de mes voisins, inconnus, m’a intriguée : à ma gauche, un homme a lu le texte de la pièce tout au long, sans presque regarder la scène (il n’avait pas tout à fait tort, beaucoup de texte a été coupé). À ma droite, une jeune femme a réagi conformément au désir de Genêt, ce que je n’ai pas fait : elle a ri de temps en temps. Moi, je pensais que j’aurais dû voir la pièce en 1959, à sa création, écrite au moment des épisodes des droits civils aux États-Unis, et montée en France à la veille de l’indépendance de notre rose « Empire » sur les cartes d’Afrique. Au total, beaucoup d’applaudissements.

En rentrant chez moi, j’ai écouté une table ronde enregistrée à l’Odéon, avant la reprise de la pièce, le 8 octobre : j’y ai appris pas mal de choses, sur les mises en scène précédentes et les desiderata de Genêt. J’ai regretté que trop de texte ait été coupé ou émietté, et j’ai mieux compris mon voisin. Wilson laisse voir seulement par moments la force et la beauté du texte de Genêt. Mais il lui laisse l’épaisseur, la violence et l’actualité de son questionnement sur l’identité absurde et cruelle que vous imposent les autres, tout en lui composant un cadre beau et une action enlevée et miroitante qui le rendent terriblement vivant.