Le Sel de la Terre A propos d’un film de Wim Wenders

On trouve le résumé du film et du projet de Wim Wenders et l’histoire de son sujet, le photographe Sebastiao Salgado, dans tous les journaux de sa semaine de sortie en France (14 octobre), sans compter les articles parus au moment de Cannes, où le film de Wenders et de Julian Ribeiro Salgado (le fils du photographe) a reçu 3 prix de la section Un certain regard. J’indique ici juste le tout petit mouvement de mes pensées au cours du visionnement de ce film. J’y allais avec sympathie : Wim Wenders était un des « jeunes cinéastes » allemands d’il y a 40 ans, on a toujours une certaine tendresse pour sa propre jeunesse.
Le début est prometteur, il pourrait servir de décor au 3e tableau de L’Or du Rhin où les Nibelungen asservis par Alberich, remontent sans relâche des sacs de minerai aurifère sur leur dos, sur des échelles, dans les mines d’or à ciel ouvert, photographiées par Salgado dans les mines de Serra pelada au Brésil en 1986. Wenders explique la trajectoire et le changement de « vocation » de Sebastiao Salgado, qui d’économiste, devient photographe, parcourt la planète et produit tous les 4 ou 5 ans un magnifique et terrifiant ouvrage de photos noir et blanc, Ethiopie, Rwanda, les images sont superbes. Ce qu’elles montrent est difficile à supporter, désolant et désespérant : images de guerres, de famines, de morts, des camps de réfugiés mourants de faim et de soif, des brutalités sans nombre qui sont infligées à des êtres humains, au nom de tout et n’importe quoi, business, idéologies, intérêts, cupidité, méchanceté pure, cruauté, indifférence, sans fin. Salgado explique qu’après le Rwanda, il a été saturé d’horreur. Moi aussi, en voyant tout ça, je suis prête à souhaiter détruire l’espèce humaine qui ne pense qu’à détruire le voisin, je suis donc bien de cette même espèce.
Que faire, se dit Salgado, qui se dit « malade ».
Volte-face du film, pour le dernier quart du temps passé, nous voici dans l’idylle : par chance, S. Salgado possède une hacienda de 600 ha au Brésil, sa terre natale. Il a gagné sans doute beaucoup d’argent, car il décide d’investir dans le sauvetage de la planète (et de son hacienda), il achète un million de plants d’arbres de la forêt tropicale atlantique et fait reverdir les hectares de la propriété familiale. Ce n’est pas à la portée de tout le monde. Le récit de cette reconversion est accompagné de photos de sympathiques gorilles et de leurs codes de politesse, ou d’actives fourmis le long des arbres, sans compter des Indiens Zoé en train de s’enduite d’ocre, de caresser des perroquets verts et de se balancer dans des hamacs en s’éventant avec de grandes feuilles rondes... et d’un discours doux au ton pastoral, entre le New Age et les réductions des Jésuites, qui flottent dans l’air des plantations et des serres de l’Instituto Terra.
J’ai l’impression que la belle hagiographie que je viens de voir ne fait pas avancer d’un pouce le problème de l’Homo sapiens sapiens, isolé ou en masses, au point où il s’est pris dans le filet de l’Or du Rhin. Les plus touchantes images, naïves ou non, ne sauveront personne. Ni les récits trop bien peignés, ni les photos d’horreur trop belles.
Je suis donc perplexe en sortant. Il y un côté prêchi-prêcha dans cette présentation. Dois-je aller planter des petits chênes sur mon balcon pour reconstituer la forêt européenne ? Pourquoi pas, bientôt, y couper le gui ? En aurai-je bonne conscience ? Le but n’est pas d’avoir bonne conscience. Cela sauvera-t-il la peau du moindre de mes contemporains ?

Je vais reprendre le métro à Edgar Quinet : non, je ne peux pas, un haut parleur annonce que la ligne est arrêtée jusqu’à 14 heures 30, il y a eu un suicide à Corvisart.