Impressions d’un voyage au Japon, 2012. II IIe partie : autour d’Hiroshima

Hikone, Hiroshima, Miyajima

Carte du Japon

Mardi 23 octobre 2012

Quand nous nous levons, il pleut à verse sur Kyôto où il a plu toute la nuit. Il y a d’immenses flaques partout, et nous prenons la navette sous ce ciel bien triste. Imperméables, K-way, parapluies. Roxane, la femme de Jean, est perchée sur les talons de ses bottines pointues dans les flaques.

Nous voici à la gare, une fois encore, côté lignes JR, où un train régional doit nous emmener d’abord à Hikone, château du XVIIe siècle, qui figure au programme en ouverture de la journée et que nous visitons en remplacement de Himeji, le plus célèbre des châteaux japonais, en réfection pour des années.

Comme chaque fois, XY se présente au guichet et apostrophe les chefs, sous-chefs et employés, dans son anglais qui défie toute oreille, en agitant sous leurs yeux une feuille en caractères latins manuscrits, pour exiger d’eux le numéro du quai. Comme chaque fois, elle se retourne vers nous, nous prenant à témoin de leur sottise « Mais ils ne comprennent rien ceux-là, quels idiots, c’est effrayant ». Jamais elle ne se demande pourquoi elle n’est pas comprise. Bref, on arrive sur un quai désert. En face, des foules agglutinées de travailleurs de sept heures et demie du matin, enfants, employés, étudiants attendent eux aussi.

Au bout d’un moment, l’heure de notre train supposé étant dépassée, XY court après un employé poli à courbettes, eh bon, voilà, les « idiots » précédents l’ont mal renseignée, c’est en face qu’il faudrait être. Là où le monde s’agglutine démesurément, là où aucun train ne passe non plus.

On remonte précipitamment l’escalier, on passe le pont au-dessus des voies, on descend sur le quai bondé, la foule s’est encore intensifiée, et des annonces au haut-parleur les fait se précipiter sur leurs portables dernier cri : enfin, un train arrive, pas à notre hauteur sur le quai, bourré comme un œuf, et nous sommes trop loin, trop en avant sur le quai pour monter dans les wagons, ce que tente de faire une petite partie de la foule dot la majeure partie reste à quai comme nous. Et voilà que le panneau lumineux annonce qu’il n’y a pas d’autres train avant trois quarts d’heure, plus tard le bruit court – je ne sais comment – qu’il y a eu un suicide, en amont de Kyôto, dans ce jour pluvieux.

Sombre début de journée. L’annonce d’un suicide, ça fout toujours un coup.

Finalement, au bout d’environ trois quarts d’heure, un train effroyablement bourré arrive, c’est la panique, XY court vers un wagon sans vérifier si tous suivent, oubliant de nous compter, elle crie « Débrouillez-vous » en grimpant par la première porte qu’elle voit. Alain, Carmen et moi courons un peu plus loin, voilà une autre porte gardée par une muraille de voyageurs dressés et serrés, on se tasse d’une manière terrible, on s’accroche comme on peut, au milieu des dizaines de Japonais accrochés à leurs téléphones, où ils annoncent sans doute leur retard à leur entreprise.

Quelqu’un est-il resté sur le quai ? Sans billet, sans bagages, sans hôtel ?? Personne ne peut vérifier, on ne sait pas où sont les autres, pas plus qu’on ne sait où est XY qui de toute façon n’a pas de portable, étonnant choix dans un voyage de groupe. La minute de désorganisation de l’agence, celle qui a toujours lieu au moins une fois dans leurs voyages, est ce matin-là au sommet de sa gloire.

Tout ce que nous savons, c’est que nous sommes tous les trois ensemble, Alain, Carment et moi et qu’il faut descendre à Hikone. Le train y va-t-il, au moins ? On a pris un truc qui roulait, mais pour où, et d’ailleurs nous n’avons aucune idée du trajet, nous ne savons pas l’heure d’arrivée. On demande à quelques étudiants, qui parlent un peu anglais, si Hikkone est bien sur la ligne ? Leurs doigts glissent sur leurs iPhone, mais tout cela n’est pas évident à trouver, sans doute, car beaucoup abandonnent. Enfin, deux jeunes filles nous disent que oui, Hikone est bien sur la ligne, assez loin semble-t-il. Elles-mêmes descendent assez vite. Nous sommes toujours debout et tassés. Toutefois, au fur et à mesure des arrêts, dans la banlieue, sous la pluie, les gens sortent, une place se libère, je m’assieds. Puis Carmen. Puis Alain. Et la jeune fille en face de Carmen, qui a entendu notre enquête précédente, nous dit qu’elle-même va à Hikone. La jeune fille s’endort. Sans doute Hikkone n’est-il pas tout près.

Longtemps après, le train s’est en partie vidé, on peut circuler entre wagons, et XY apparaît, « On descend à la prochaine ». Personnellement, je suis furieuse contre elle et l’organisation de ce voyage. Je la trouve vraiment gonflée, elle ne fait aucune excuse pour ce foutoir, accusant même le suicidé et les employés « idiots », ce qui est proprement immonde. Elle nous ferait plutôt la gueule. En arrivant à la gare d’Hikone, où il pleut toujours, nous allons aux toilettes, elle en est très fâchée, car ce n’était pas un arrêt toilettes prévu dans son propre plan. Elle prend de plus en plus le genre institutrice pour école maternelle nord-coréenne ! Pourquoi sommes-nous tous bien élevés, au point de ne pas lui voler dans les plumes. Elle veut qu’on se mette en ligne deux par deux, par couple, pour que ce soit commode de nous compter. Là, non, c’est trop, et personne n’obtempère.

Comme toutes ces péripéties ont retardé beaucoup l’horaire prévu, on saute dans des taxis pour aller au château d’Hikone qui est hors de la ville. On était censés y aller à pied. On a mis les sacs à dos dans les consignes, j’en ai extirpé Nono pour le glisser dans le sac quotidien. Les photos que j’ai prises de lui dans ce magnifique petit château témoignent de l’accablement que je lui prête, c’est le mien, en fait.

Le château est placé sur une petite colline, une architecture militaire à la fois élégante et austère, sur trois étages ; blancheur des murs, perfection des proportions et des volumes, couleur des bois qui couvrent ou forment les séparations intérieures.

Cérémonie de déchaussage, et en avant sur les parquets si doux, au milieu des touristes japonais.
Les escaliers intérieurs sont des sortes d’échelles tibétaines bien cirées sur lesquelles je m’élance bravement, pour montrer jusqu’au dernier étage, prendre quelques vues brouillés sur la plaine et déballer Nono sur le plancher.

XY a repris quelque peu son rôle de guide, elle explique que c’est là que Kurosawa a tourné un film, dont elle ne sait plus le titre… Je comprends brusquement qu’il s’agit de Kagemusha. Je le lui rappelle discrètement, tout en étant pétrifiée de bonheur et de respect : l’ombre de Kurosawa lui-même est là pour me recevoir ! En fait, je ne suis pas si certaine que ce soit là, mais peu importe, je l’ai cru.

Souvenir des images de ce film prodigieux, vu à Paris en 1980. Le choc vient de que je suis dans le décor de ces images, comme ça, sans préparation. Dans ce film, Akira Kurosawa traite d’un coup tout le problème de la représentation et de l’essence du pouvoir. Il retrace le dernier épisode de la vie d’un pauvre bandit à qui on demande, à cause de sa ressemblance physique, d’assurer le rôle d’ « ombre », c’est-à-dire de prêter uniquement sa silhouette – sans ouvrir la bouche, bien entendu, ni prendre aucune décision, juste de figurer à l’exécution des rites et rituels - au chef du clan Takeda, fraîchement décédé dans une grande bataille ; avant de mourir, ce seigneur a demandé à ses féodaux, en attendant de lui avoir trouvé un successeur, de dissimuler sa mort pendant trois ans. Ils se servent de ce pauvre bougre, trouvé caché dans les roseaux : ils le manipulent, nombre d’intrigues surviennent, visant à le démasquer ou à le masquer, nombres d’épreuves, et l’homme finit par y croire. Il devient gênant, il a goûté l’ombre du pouvoir, qui est comme le pouvoir, il veut le conserver, nouvelles intrigues, on le liquide dans un combat affreusement violent où il meurt, tombant à côté de la bannière du clan, emporté par le courant de la rivière boueuse.

La visite du château me comble de bonheur. Ses escaliers raides relient les étages et leurs pièces parquetées, presque nues, avec leurs fenêtres basses d’où on voit la campagne, très loin sur l’horizon. Très peu de monde. Par moments on est même entièrement seul.

En ressortant, XY nous entraîne au pied de la colline, dans la partie non militaire du château, dans un grand parc très joliment dessiné, avec de beaux arbres, des étangs, des maisons d’habitation, des petits ponts, des petits sentiers. Charme d’un nouveau jardin japonais, plus spacieux, plus provincial, curieusement charmant sous la pluie.

Car la pluie n’a pas cessé, mais elle a diminué, je me promène en pensant à Kagemusha, aux années Quatre-Vingt, sans nostalgie, en me félicitant au contraire, d’y avoir appris à voir, relier et sentir, pour tirer un maximum de plaisir et d’intérêt des espaces que je visite.

Nous repartons à pied vers la gare d’Hikone, pas loin de deux kilomètres, sous mon parapluie violet. Nous sommes toujours en retard dans le programme de la journée, naturellement, à cause du voyage épique du matin. On mange à toute vitesse dans un libre-service près de la gare, des nouilles, je crois, ou peut-être plutôt des sandwiches ? Je ne sais plus. Quelque chose qui avait besoin d’un coup de micro-ondes, en tout cas, car je me rappelle le serveur nous apportant nos plateaux que nous attendions en mourant de faim, l’œil rivé sur notre montre, et sur les membres du groupe éparpillés dans la salle.

Car il faut maintenant reprendre le train à Hikone pour gagner Okayama, ville proche et desservie par le prestigieux Shinkansen qui nous emmènera dans l’après-midi à Hiroshima, bien plus au sud. Tout le monde est à moitié décérébré de fatigue et d’énervement, Christiane croit même comprendre qu’on doit laisser les bagages déposés dans les consignes au lieu de les reprendre, des journées comme ça sont proprement épuisantes.

Mais le château d’Hikone m’a tellement plu que je ne suis même plus fâchée. C’est l’imprévu de la rencontre, autant que sa beauté et son lien avec le cinéma, qui m’a charmée, et change agréablement de la salade de temples de Nara et de Kyôto qui commençaient à faire un peu trop nombre.

Okayama est très proche, en une dizaine de minutes, un petit train régional clair et confortable nous y dépose. La gare du Shinkansen (littéralement Nouvelle grande ligne, ou super express) est grande, brillante, fonctionnelle, presque vide, poteaux et câbles métalliques en quantité. Les trains y stationnent à peine, ou passent comme des flèches à trois cents à l’heure. Dans la petite salle d‘attente tout en verre où nous sommes allés nous asseoir, les autres restant déjà en ligne sur le quai le long du trait jaune, pour monter dans le train futur, je photographie Nono, incongru et plus râpé que jamais dans cet ultra-modernisme efficace. Nono est un personnage d’avant-guerre.

Le Shinkansen arrive, avec son immense museau aplati. Extraordinaire, tout blanc avec une simple ligne bleue, il est une sorte de flèche de pureté. Comme le TGV, il s’est arrêté exactement à la place désignée sur le quai et correspondant aux places retenues. Les voyageurs respectueux le long de leur ligne jaune montent rapidement dedans. Sans bruit et en très peu de temps, il monte à plein régime (300 km/h) et très vite, je vois une tour de télévision qui ressemble beaucoup à celle de Kyôto, toutes ces tours se ressemblent, ce doit être la fonction qui veut ça, et nous stoppons sans bruit dans une gare magnifique. Surprise, c’est Kyôto !! Quand je pense aux péripéties du voyage d’aller, c’est une rigolade ! On s’arrête deux minutes, et déjà, à toute vitesse silencieuse, dans le corps du monstre mythologique et blanc, nous fonçons vers Hiroshima.

Hiroshima est loin, nous n’y serons que vers 4 heures. Chacun lit ou dort.

Et comme toujours, je regarde le paysage. La banlieue, la campagne, les villes intermédiaires, Japon que j’aime regarder pour son côté quotidien, sans clichés touristiques, circulation routière, champs et rizières qui à cette époque semblent souvent vides, petites villes tranquilles ou belles grandes usines modernes, fleuves qui s’enfuient vers le fond de l’horizon, montagnes toujours boisées laissées aux kamis, la vie humaine cantonnée dans les plaines.

Bientôt, la pluie cesse, le ciel s’éclaircit, le soleil apparaît, il fait très beau, merveille des déplacements rapides, sinon, on traînerait encore près des eaux boueuses où avait fini Kagemusha.

À nouveau, on roule dans une banlieue immaculée, aux immeubles carrés et blancs, aux vitres brillantes – au Japon, toutes les vitres brillent -, on va arriver à Hiroshima, le vrai but de mon voyage.

Hiroshima, pour moi, c’est du noir et blanc, ou de la vieille couleur technicolor et et un peu « tournée » des premiers clichés des experts dans les ruines et les hôpitaux. C’était des meurtrissures, des maladies, des morts, des pierres, des ferrailles cuites, des gens tragiques et défigurés. Mais ici, les couleurs claires et le modernisme éclatent sans mauvaise conscience. Cette ville vit. Et lorsqu’on débarque dans la gare du Shinkansen, brillante et efficace, avec une originalité due aux plafonds couleur bois un peu « vacances », un peu « plancher de piscine », on a du mal à y superposer la gare de 1953, où Emmanuèle Riva s’assied près d’une vieille petite dame japonaise à chignon, qui la regarde avec une curiosité sans passion. 

C’est la même annonce sonore : « Hiroshima, Hiroshima », j’entends le « r » japonais, doux et un peu roulé, et le deuxième « h » du nom de la ville, aspiré et sifflant, qui s’ajustent, analogues dans ma mémoire et dans mes oreilles aujourd’hui. C’est pour l’entendre que j’ai fait ce voyage au Japon. Pour le reste, je sais bien que tout sera différent des archives évidemment, et des fictions nombreuses que j’ai vues et du film de Duras : absolument tout. A ce point-là, je ne le pensais pas : la ville est merveilleusement dans le présent, vivante et souriante. Je ne m’y attendais pas.

Comme nous sommes encore et toujours en retard depuis ce matin, à nouveau, on fait un arrêt éclair à l’hôtel situé exactement à côté de la gare, on a à peine le temps de voir qu’il a l’air assez luxueux et très confortable, on pose les sacs de voyage à la réception. On ressort, on saute dans des taxis, en route pour le Peace Park, le Parc de la Paix, celui qu’on voit empli d’officiels, aux commémorations du 6 août. Je photographie tout ce que je vois par la fenêtre du taxi, la cour de la gare, des voitures, une église catholique, des rues, des feux rouges, des tramways, des bus, des gens, des magasins, pas assez vite, pas assez bien, mais peu importe : je ne veux pour rien au monde manquer le premier bras de la rivière Ota que je rencontrerai de visu.

Ca y est, c’est fait, je peux mourir tranquille, j’ai vu l’un des sept bras de la rivière Ota à Hiroshima, entendu l’annonce de la gare. Le reste sera par-dessus le marché, je n’attends même rien de ma rencontre avec le dôme.

Mais c’était décidément la journée des surprises : la lumière de 4 heures adoucissait les arbres du Parc de la Paix, colorait les blancs, rendait douces et lumineuses les couleurs, et le dôme - que j’avais toujours vu en photo et en film, peu aimable, triste, avec son toit posé comme une vieille araignée aride - se révélait plein de grâce, poétique, au milieu des arbres exotiques ou connus, palmiers, buis, feuilles délicates comme celles des arbres des gravures de L’Illustration autrefois. Il était comme ce que je venais de voir de la ville, vivant, il ne « la ramenait » pas : il ne jouait pas la vieille victime de guerre, ni le héros survivant, il n’assumait pas sa fonction mythique de témoin d’une horreur sans nom.

Il avait évolué, les briques roses qui apparaissent sous le plâtre, les jeux de soleil sur les entassements des blocs disjoints, disaient non pas la mort mais témoignaient de l’évolution de la vie plus forte que tout. Et pourtant, il a assisté à tout, aux « dix mille degrés sur la Place de la Paix », aux corps désintégrés, aux pluies noires - il a tout vu, survécu, il est la poésie de l’évolution. C’est-à-dire ce qui me plaît le mieux dans l’humanité. J’ai pris toutes ses faces, champ et contre champ sur la rivière Ota, ses quais, les immeubles, les bancs de pierre, les balustrades du pont. La lumière évoluait d’ailleurs, nous sommes arrivés à l’heure où le Parc de la Paix est sans doute le plus beau.

Nous sommes allés ensuite voir le monument aux enfants victimes d’Hiroshima et à son symbole de vie, la grue. Il y avait surtout des Japonais, peu de touristes, difficile d’être touriste là, car on sait bien, même si Hiroshima sourit avec jeunesse, fraîcheur et élégance, qu’il s’y est passée l’horreur absolue du monde : des hommes, les Américains, ont largué sur d’autres hommes, les Japonais, une arme inconnue effroyable et désintégratrice, dans l’immédiat et à long terme. Même si les circonstances générales et l’histoire de la Deuxième guerre mondiale interviennent en forme d’explication, le fait reste pour moi monstrueusement disproportionné : le bombardement, les deux bombardements, sont inexcusables, d’abord par leurs conséquences immédiates de morts et de blessures irréparables et évolutives, mais aussi par la libération d’une énergie dont la puissance destructrice est sinon éternelle, du moins agissant à trop long terme pour que son emploi ne soit pas folie pour le monde.

J’ai même soudain un peu honte de mon physique, de ma gueule indiscutablement occidentale, cela m’ennuie qu’on puisse me prendre pour une Américaine dans le Parc de la Paix.

La nuit est presque tombée quand nous entrons dans le Musée. Le raconter serait aussi impossible qu’ennuyeux : on retrouve les images, photographies des politiques et des savants qui ont présidé, d’un côté comme d e l’autre, à l’événement du 6 août 1945. Les objets sont plus directs : j’en retiens quelques-uns, la montre bracelet un peu cramée, arrêtée à huit heures et quart ( à peine le quart), les éléments tordus des balustrades d’un pont, etc. Les effroyables photos des brûlures sur les peaux humaines, les éléments qui s’y sont « thermocollés » comme on dit quand on fait des t.shirts avec une photo. Imprimées par l’effet de la chaleur, voici des fleurettes dérisoires et devenues monstrueuses en se transférant d’un chemisier sur un dos de jeune fille. Je connais très bien ces photos et bien d’autres, fixes ou films, j’ai passé des tonnes de documentaires dans mon séminaire, lors des commémorations du 40e anniversaire et du Cinquantenaire d’Hiroshima. Les voir ici, chez eux, dans leur maison en quelque sorte, est nettement plus difficile. Puissance évocatrice des espaces dans un air chargé d’images invisibles, où les objets cristallisent derrière les vitrines.

Mallette de médecin à Hiroshima
HP

Dans l’une d’elles, je vois la petite mallette d’un expert de la Croix-Rouge, dépêché sur les lieux en août 1945, et son petit drapeau : devant ce souvenir, pendant toute l’heure que nous passerons dans le Musée, deux élèves japonaises restent assises sans bouger, élèves du secondaire apparemment ; elles planchent, remplissent un questionnaire, pour autant que je puisse voir, elles prennent des notes, pour un devoir ou un exposé. Que peuvent-elles penser, écrire, sentir ? Ont-elles eu des grands-parents à Hiroshima en 1945, quelles sont les questions posées par le prof ? L’omerta extraordinaire, de la part de Japonais eux-mêmes, qui a suivi les bombardements des 6 et 9 août a-t-elle fini par fondre un peu ? Et au profit de quelle doxa enseignée dans les classes ? Ces deux filles me gênent pour prendre ma photo, mais je ne vais pas quand même leur demander de se pousser pour que je puisse avoir dans mon champ le drapeau de la Croix Rouge avec la mallette : ce serait un comble, comme une troisième bombe que je lancerais. C’est avant tout leur histoire, leur territoire, leur musée. Même si c’est aussi une grande affaire pour moi que d’être là.

Aucune dimension comparable entre elles et moi. Aucune dimension entre Hiroshima et n’importe quel autre bombardement, Dresde, à côté, est d’une essence plus ordinaire si je puis dire, car on y faisait la guerre, certes avec la main lourde, mais on n’y faisait pas une « expérience », comme ont fini par décider de faire les scientifiques et militaires du projet Manhattan. Du fait de cette « expérience », le bombardement d’Hiroshima participe d’une autre nature, extra-humaine presque, dans son affreuse froideur. Dans cette ville, s’est déroulée cette aventure extra-humaine, devenue le point Zéro des films analysés pour mon boulot, et qui composent cette immense légende de l’apocalypse nucléaire, pas finie, aux multiples formes, aux scénarios extravagants dans ses conséquences. Point Zéro où les experts accouraient en septembre 1945 avec leur mallette, pour mesurer ce qui s’était passé avec leurs petites fioles, les thermomètres, les petites balances, les tubes à essai pour les analyses de sang et en plantant leur drapeau tutélaire de la Croix-Rouge.

Je passe et repasse dans les salles du Musée. Il y a du monde. Chacun des membres du groupe visite isolément, à son rythme et selon ses intérêts propres. C’est très silencieux. Une salle est consacrée aux luttes contre l’énergie atomique, Fukushima est dans les esprits. Il y a des T. shirts des associations anti-nucléaires en vente. Mais l’heure avance, on a rende-vous à 18 heures devant la sortie.

Pensive, je sors. « Dix mille degrés sur la place de la Paix. Je le sais. La température du soleil sur la place de la Paix. Comment l’ignorer ? (…) il y aura dix mille degrés sur la terre. Dix mille soleils, dira-t-on. L’asphalte brûlera, un désordre profond règnera. Une ville entière sera soulevée de terre et retombera en cendres. » Marguerite Duras, Dialogues de Hiroshima mon amour.

Sur la Place de la Paix, je trouve Jean et Odile sortis les premiers dans la fraîcheur de la nuit tombée. Carmen nous rejoint. Elle dit combien elle est remuée et troublée par le Musée, tout en demandant si les Américains ont payé de dommages de guerre aux victimes de la bombe. Boum ! voilà Jean et Odile, ceux qui m’avaient agressée au Château Nijo à propos de 1968, qui montent sur leur cheval et galopent au secours de l’Occident agressé, selon eux, par la question de Carmen. Jean saute sur Carmen : « La guerre, c’est la guerre ! Il y a un droit de la guerre, vous n’avez qu’à lire des livres d’histoire sur Hiroshima, il ne faut pas dire de bêtises ». J‘interviens sur le simple plan moral du droit, sans déballer ma biblio sur Hiroshima, ils ignorent totalement que je suis plus ou moins spécialiste : il n’y pas du tout un « droit de la guerre », mais « un droit des vainqueurs », ce qui n’est vraiment pas pareil. Et j’ajoute que non, il n’y a pas eu de dommages payés, - en tout cas pas que j’aie jamais su, même si les Américains ont largement contribué aux travaux de recherche des hôpitaux sur les effets physiologiques de l’atome, d’autant que les étudier était un de leurs buts.

Je vois avec surprise Odile et Jean déverser une haine anti-japonaise ; il est vrai que les Japonais ont été particulièrement infâmes eux-mêmes, mais enfin, un pareil massacre de civils reste difficilement justifiable : il y a une disproportion et une responsabilité sans limite calculable dans le largage des bombes atomiques. Odile dit que c’était œil pour œil, et donc justice. Est-ce jamais justice de tuer des civils ? Dans la violence de leur agression, je devine bien le substrat de racisme, du genre ‘on n’allait tout de même pas payer pour avoir fait cramer des « jaunes » et les avoir irradiés à mort’. Carmen, largement diplômée d’histoire, proteste devant le mépris insultant de Jean, et le dérapage qui a suivi sa question. Jean a un côté suffisant et péremptoire, persuadé qu’il en sait plus que tout le monde, il est furieux, nous reproche de ne pas vouloir discuter. « Quoi, c’est trop commode, vous lancez la discussion et vous ne voulez pas discuter, défendez au moins vos opinions », Carmen a beau dire qu’il ne s’agit pas d’ « opinions » mais d’une réflexion et d’une question, rien n’arrête les deux autres. C’est le même topo qu’avec moi pour 1968 au Château Nijo, mais bien plus grave. Ridicule situation, déballage de racisme, bagarre orale dans le Parc de la Paix. Ces deux imbéciles gâchent décidément les plus beaux espaces du voyage.

Toutes deux, nous préférons nous taire et les planter là. « Ce sont deux fachos », me déclare Carmen en s’éloignant d’eux. Ils en ont en effet la hargne violente, répétitive et mesquine.

Retour à l’hôtel dans un tram vert, la nuit tombée, au travers de cette ville animée, aimable, discrète et plaisante, comme pour excuser le poids terrible du passé. Bien sûr, nous restons à la surface des choses, ce sont des impressions, palmiers, bras de la rivière, lumière, mais à ce charme un peu méditerranéen, la brillance des vitrines, le nombre raisonnable des gens dans les rues, l’absence d’urgence dans les gestes des habitants composent une surface avenante, sans rien renier de la douleur. Tant qu’à habiter le Japon, je choisirais Hiroshima.

Nous ressortons pour aller dîner dans le centre commercial de la gare, car c’est là, comme à Kyôto, que sont les restaurants. On est bien trop fatigués, depuis le suicidé de Kyôto au petit matin, Kagemusha, le Shinkansen et je simplifie…pour aller se balader davantage dans la ville, pour chercher à s’y mêler un peu. Je mange des nouilles Udon, comme au premier déjeuner à Ikaruga, qui me semble si loin, avec grosse gamba et œuf poché. Une bonne bière. Nous sommes bien dans ce petit restaurant aux tables d’un bois bien ciré, agréable, sans trop de lumière.

Le soir, nous regardons la ville, ses lumières, sa circulation à travers les vitres de l’hôtel. Nono, posé devant la glace, toujours râpé et méditatif, semble sorti d’une vitrine du temps d’avant la bombe. Survivant.

Moi, en tout cas, j’avais bouclé quelque chose : j’avais vu l’origine, dans le réel et le présent, de mon travail de recherche et l’envers de l’imaginaire. C’était comme une tapisserie quand elle est bien faite : l‘envers vaut l’endroit. Mais ils sont différents. À partir d’un fait indiscutable - la ville rasée et irradiée -, le réel a choisi non pas le déni, mais l’espoir, la vie. L’imaginaire a brodé sur les catastrophes, mais le cinéma a construit aussi un discours d’espoir, au second degré. Les faits et les images de l’actualité d’août 1945, en étant réemployés ici ou là, et projetant dans un futur de fantaisie l’idée plausible d’une destruction atomique, ont engendré au moins trois types de films de fiction.

Les uns, très peu nombreux, sont carrément pessimistes et envisagent une destruction totale du monde en chaîne.

D’autres brodent sur une possibilité de survie, mais dans un monde où règnent désormais des dictatures implacables ou des environnements bouleversés qui obligent même parfois à un envol vers d’autres planètes.

Enfin, le troisième type, de loin le plus nombreux, imagine des changements de société, des régénérescences, des palingénésies dues à la bombe. Le réel, à Hiroshima, a opté pour cette solution.

Mercredi 24 octobre 2012

Le lendemain, pour ne pas changer, à 7 heures et demie du matin, nous nous retrouvons sur le quai de la gare d’Hiroshima, côté trains des réseaux régionaux et locaux. Le voyage, à cet égard, permet de faire un inventaire assez bien illustré et complet des trains le matin, au milieu des foules qui se rendent au boulot. Cette fois, nous allons à Miyajima, île célèbre dans tout voyage au Japon, difficile à éviter dans un circuit, tout comme l’est la rivière Li en Chine. L’île a pour symbole le beau tori, portique rouge orange qui a les pieds dans l’eau, face à la colline où vivent tant de kamis que l’île est entièrement boisée et sacrée et qui se trouve sur la plupart des affiches touristiques. Elle se trouve dans une baie qui est elle-même découpée dans la baie d’Hiroshima : sans Miyajima, la ville du 6 août 1945, vivrait peut-être sa nouvelle vie sans faire office de « devoir de mémoire » pour les touristes. Je déteste cette expression et l’idéologie du respect automatique pour le passé qui la sous-tend. La mémoire n’est pas affaire de devoir, elle est affaire de cœur et d’esprit, voire de politique et d’intérêt. Mais comme point de départ d’excursion pour l’île qui est tout entière un sanctuaire shintoïste, elle figure dans les circuits.

Train de banlieue, écoliers en uniforme et moitié endormis, tout raides de sommeil, se tenant debout et descendant quand il le faut, par ordre infus, avec leur sac à dos plein de livres et de futur savoir, employés, et ici, beaucoup de touristes. Il y a une semaine, nous étions à Roissy, aujourd’hui, nous sommes de vrai Japonais, « du matin », et en rang.

Deux écoliers, sans doute un frère et une sœur, symbolisent le côté compassé, intégré, effrayant de la « tenue » impeccable, à 7 heures et demie du matin.

On est debout, comme d‘habitude. Les Japonais, si courtois, ne le sont pas du tout dans les transports. Rien toutefois de la hâte et de la foule de Kyôto. Hiroshima confirme son allure de ville du Midi. On roule le long de la baie, longeant de beaux paysages, inondés de lumière et de soleil. Nous n’allons pas très loin, une demi-heure de train, quelques stations et arrêt, avec une descente massive des passagers, à la gare située au-dessus de l’embarcadère. On descend en foule vers les ferries qui font constamment le trafic entre la côte et l’île sacrée, bourrés de touristes japonais pour la plupart, mais aussi des étrangers, et on retrouve aussi ici le public des temples de Nara, les écoliers en balade culturelle !

On retrouve d’ailleurs, dès le débarquement sur l’île toute proche, en délégués du syndicat d’initiative, affables et avides, les daims sacrés, avec leurs beaux yeux, leur joli pelage, qui nous emboîtent le pas, tandis que les groupes d’écoliers commencent à se masser pour une photo de groupe devant la perspective du tori, qui a encore les pieds dans l’eau. À marée basse, il les a dans le sable humide.

Les photographes fonctionnent ici à la chaîne, deux groupes par deux groupes, petites casquettes, petits uniformes, enfants plutôt bien élevés, qui ne ricanent pas et ne font pas les cornes à ceux de devant comme en France. Rite respecté, dans un lieu sacré. Je ne vois pas le résultat du travail des photographes, peut-être qu’ils essaient d’éviter, dans le fond du plan, la masse blanche et lourde du temple de je ne sais quelle nouvelle secte, qui, de la rive, semble narguer les kamis. Odile commente : quel toupet, cette secte etc. comme si elle était chargée soudain de la conservation du shintoïsme au Japon. Le principe animateur de ce type de gens, c’est de râler contre tout ce qui bouge.

Comme à Nara, comme à Ise, il y a la même conception de l’espace sacré shintoïste de la colline, mais ici elle est agrandie à toute l’île à tel point qu’à Miyajima, les humains n’ont pas le droit de naître et de mourir. Juste d’y faire vivre le tourisme.

La forêt sacrée enveloppe partout, sur toutes les pentes, des temples et les pagodes de diverses obédiences, qui sont desservies par des sentiers charmants, des escaliers, de petits ponts de bois peints en rouge orange enjambent des ravins, les feuilles sont un peu jaunies par endroits. Art de la perspective dans les sous-bois, où nous passerons la matinée. Dommage qu’il y ait pas mal de monde. Le premier temple, celui de la mer, est tout ouvert, avec des tons de bois gris ou brun très doux, de grands espaces ouverts et vides où l’air lumineux circule, des réserves de ballots presque carrés, pleins de saké, sont entreposés le long des balcons et des coursives. La marée descend, des flaques marines sèchent peu à peu sous les pilotis du temple.

Festival de couleur sous le ciel bleu. Nous passons dans des salles de temples parquetés de gris, ouverts sur la mer, et dans des coursives colorées, bourrées de ballots de saké.

En montant dans la forêt, dans une allée, Alain trouve un passeport perdu par un Espagnol, nommé Rodriguez. J’imagine les affres du pauvre type !! Il va falloir le donner dans un bureau de police. Du temps perdu en perspective.

En fait, de l’espace sacré de l‘île, nous ne verrons forcément qu’une très petite partie, qui, je pense, donne une bonne idée de l’ensemble. Nous irons de temple en temple, certains sont occupés par des cérémonies et interdites aux touristes, d’autres ont organisé des petits musées, où il est interdit de photographier des objets et vendent en consolation d’assez mauvaises cartes postales ; j’admire notamment une armure, qui date du temps de Kagemusha, XVIIe siècle, composée de minuscules plaquettes de bois cousues entre elles qui font une carapace à la fois souple et protectrice. Des armes aussi. Des tissus peints. Des porcelaines. Des kimonos. Instruments du quotidien ou de guerre, de torture, d’éducation… le tout mêlé. Et même de masques qui évoquent des têtes réduites, ils me font penser aux momies de Naples ou de Mexico ou du Xinjiang, sourires crispés et cheveux noirs trop longs et emmêlés.

Les toits des édifices sont beaux, tuiles grises, ou vertes, soutenus par de magnifiques poutres et lacis de poutrelles. On les voit en perspective, répartis, selon la pente, parmi les arbres feuillus. Certains temples sont entourés de balcons de bois comme des chalets suisses. Miyajima est un musée de l’architecture religieuse vivante, car on y construit des édifices sacrés depuis le VIIIe siècle. Un spécialiste doit pouvoir y passer des mois.

Dans la matinée, nous en visitons trois ou quatre, que j’emmêle un peu dans mon souvenir, tous dans l’espace assez restreint de la petite baie du temple de la mer et du fameux tori. Nous ne verrons pas ceux de la côte nord de l’île. Ajouté à la colline de Nara, et à certains temples de Kyôto, Miyajima arrive à me faire comprendre assez bien, sinon le cœur, du moins la surface de la relation étroite des arbres et du divin, telle qu’elle se manifeste au Japon. Elle en est une caractéristique.

En redescendant, on retrouve les daims, qui restent à l’affût des touristes. On s’éparpille dans la petite ville artificielle de boutiques, et des restaurants. Même principe qu’à Ise, mais l’espace est beaucoup moins bien, il est davantage ‘ piège à tou-tou ». Alain et moi achetons deux choses indécises, rouleaux de farine de poisson qui grillent, emmanchés sur une grosse tige métallique. Sous la dent, c’est du caoutchouc qui sent vaguement la marée, carrément infect. Je recrache la première bouchée dans le papier que je garde à la main faute de trouver une poubelle. Donc pas de déjeuner. Les journées sont très style jockey ! On boit juste un thé dans un petit bistrot aux tables cirées. On ne peut pas dire qu’on connaîtra vraiment le Japon par l’estomac, ce qui est pourtant l’une des meilleurs manières de comprendre un pays. Sur ce plan-là, il restera un échec.

À un moment, je croise un daim, je lui tends le rouleau caoutchouteux, il se jette dessus avec un air tellement enchanté et une telle voracité qu’il manque de s’étouffer en l’avalant tout rond. Rétrospectivement, s’il était mort étouffé, que d’ennuis pour moi, coupable d’attentat sur un animal sacré. Un autre daim arrive au galop, je lui donne le papier graisseux, qu’il avale avec non moins de plaisir et de violence.

Enfin, nous découvrons le bureau de la police, pour déposer le passeport du pauvre Rodriguez. Un policier, muet et souriant, nous accueille derrière un petit comptoir. Dans cette île si touristique, il ne parle pas un mot d’anglais : en revanche, il nous met sous le nez un grand tableau avec les dessins de toutes les situations possibles qui peuvent occasionner une déclaration à la police, chute, vol, viol, agressions diverses, etc., au moins 50 dessins. Nous choisissons ce qui paraît correspondre à une découverte fortuite : le ramassage d’un objet. Il enregistre le numéro du dessin, nom et numéro du passeport espagnol, et voilà, c’est fini, sans autre forme de procès. Le tout a duré 5 minutes, presque sans mots.

La matinée avance, il faut reprendre le ferry, pour rentrer à Hiroshima et sauter dans un Shinkansen pour Tokyo, qui est à plus de mille kilomètres et donc à 4 heures de trajet.

À la gare du ferry, une grosse dame japonaise s’évanouit et tombe lourdement, j’ai cru que c’était une grosse valise, les employés se précipitent sans bruit, l’éventent, et téléphonent, sans doute à un service de secours. Aussi simplement et silencieusement qu’à la police. La dame a l’air sérieusement sonnée.

De retour à Hiroshima, je me dis que, ce matin, j’ai fait un mauvais choix : au lieu de l’excursion à Miyajima, jolie, comme un bonbon shinto, j’aurais pu rester toute seule et me promener dans la ville, j’aurais pu y humer l’air, à pied et à mon rythme, gratter un peu la surface aimable, longer les bras de la rivière Ota, voir s’il y avait autre chose de captable, comme ça, en peu de temps, j’aurais pu aller visiter les jardins qui sont très beaux si j’en crois les photos d’internet, avec les masses vertes et les mousses sous les arbres autour des petits étangs immobiles. Oui, j’aurais pu, mais j’y ai pensé trop tard. J’ai appliqué et vécu à la lettre le titre japonais que nous avons traduit par Hiroshima mon amour et qui est Une liaison de 24 heures.

Ne pas regarder en arrière, ne pas jouer à Orphée ? Peut-être Hiroshima, telle Eurydice, se serait-elle évanouie.

« Tu n’as rien vu à Hiroshima ».

Si, la vie. Contre toute attente.

Avant l’heure d’aller, une fois de plus, à la gare - c’est tout de même le lieu que je connais le mieux au Japon -, nous déambulons dans le hall agréable de l’hôtel, avec sa grande mezzanine où il y a un piano à queue, d’immenses vases de fleurs. Alain va faire un tour à l’espace internet, prendre les dernières nouvelles du vaste monde et du marché. Je vais traîner avec Carmen à la petite boutique, regarder les vestes élégantes, les sacs à main, et j’achète des sandwiches pour le train : de minuscules triangles et carrés de pain de mie, au saumon, au jambon, aux crudités, et un sandwich au riz, composé de deux épaisseurs de riz gluant, autour d’un hachis de légumes. Dans les vitrines des produits frais, ils portent un numéro qui correspond à la nature de la farce, indiquée par un petit dessin. Je regrette de ne pas en avoir pris davantage, ils étaient tous vraiment délicieux.

15 heures 15. Nous venons de quitter Hiroshima et le quai de la belle gare du Shinkansen, où nous avions encore été tous très excités par l’arrivée des rames blanches au gros liseré bleu, avec leurs petits hublots façon avion. J’ai oublié de dire que tous les sièges sont orientés dans le sens de la marche, on les change d’un seul bloc, par une manœuvre commandée depuis la cabine de conduite. Au dos des sièges, le plan du train, l’emplacement des différents espaces toilette, fumeur, poubelles, équipe technique et contrôle. Nous nous installons pour 4 heures de voyage.

Paysages du Japon, que je commence à trouver familiers, les repères habituels, on roule dans les plaines toujours humanisées, villages gris, villes blanches, usines fraîches et au couleurs avenantes, champs, on est toujours encadré par des collines ou montagnes boisées et désertes. L’espace est généralement assez petit, les perspectives assez courtes.

On s’arrête à Okayama, Kobé, Osaka, Kyôto, Nagoya. Une à deux minutes dans les mêmes structures métalliques étincelantes, les mêmes voyageurs bien droits le long de leur ligne jaune, avec leurs sacoches de cuir à la main, les hommes en costumes noirs, les femmes en tons pastels et des visages ovales à la Misoguchi : ça, ce sont les voyageurs de Shinkansen, aisés et pas toujours très jeunes. Car dans les autres trains et dans les rues, c’est plus coloré, moins monocorde, jeunes gens un peu hirsutes, filles en minijupes carrément minuscules et des bas noirs et gros talons carrés vertigineux, à la Minnie/.

Les quatre heures passent très vite. Il y a l’immense plaisir de ne rien faire. C’est trop amusant de regarder dehors. De voir la nuit approcher, puis tomber, les gens rentrer chez eux, mais discrètement et fugitivement, je suis le Diable boiteux à 300 à l’heure, je n’ai que des impressions en « travelling », mais elle se répètent et finissent par m’imprimer un Japon réel, un Japon qui est sans moi, comme les espaces dans les films d’Ozu : décidément, ce cinéaste a tout compris de la présence intérieure ou extérieure à un espace. Il a su faire sentir la réaction chimique qui s’y produit ou non selon qu’on est dedans ou pas, selon qu’on y passe ou qu’on y stagne. Je ne voulais jamais rater ces vues défilantes, et, dans tous les voyages que j’ai faits, j’étais toujours étonnée qu’on puisse, au milieu de la Chine, du Laos ou du Kazakhstan, lire un polar ! Pourtant, souvent les voyageurs lisent ou dorment, comme s’il n’y avait pas d’abord et avant tout, en urgente priorité, à regarder intensément par la fenêtre.

Nous n’irons pas jusqu’à Yokohama, ni au terminus - l’immense gare de Tokyo, qui m’avait fascinée en 2002 - nous descendons à Shinagawa où nous passerons le reste du séjour. J’ai l’idée que le plus nouveau du voyage est passé, que Tokyo, ce sera un peu du déjà-vu, même si je n’y ai passé que 5 ou 6 jours en mars 2002 : nous étions surtout restés dans la salle du colloque à la Maison franco-japonaise, dans le tranquille quartier d’Ebisu auprès de la grande tour Sapporo d’où je montais souvent regarder la ville immense. À cette époque, tous les cerisiers étaient en fleurs, ils étaient en avance d’une quinzaine de jours. Tokyo était tout blanc, c’est fou ce qu’il y a de cerisiers dans la ville. Aujourd’hui, fin octobre, ils sont tout discrets, pas encore rouges, ni jaunes, simplement d’un vert un peu étouffé.

Dès la sortie de la gare de Shinagawa, je retrouve la ville géante et stressée, avec sa circulation continue, ses voitures, ses camions, ses bus, nous sommes logés tout à côté de la gare, au Prince Hotel, une énorme boîte de 3.000 chambres, réparties en trois tours. À Tokyo, on se croirait dans les villes du futur telles que les imaginaient les cinéastes de science-fiction des années 1960 ou 1980 : des trucs énormes pleins d’escaliers mécaniques et de centres commerciaux. C’est tout–à-fait le cas de cet hôtel. Nous sommes dans le bâtiment principal, dont l’entrée se trouve au fond d’une succession de cours avec, de fait, des escaliers roulants et des centres commerciaux, et où XY nous indique des restaurants où nous pourrons dîner, car il est déjà 7 heures et demie et même davantage : elle distribue les clés et on récupère les valises arrivées de Kyôto.

Nous sommes au 19e étage. Vue sur le parking immense et à moitié vide, tout le monde est encore dans les rues sans doute, et une vue très grande de Tokyo s’étend, tout autour. La chambre est plus petite que dans les trois autres hôtels précédents, le placard est très petit, bien que pourvu de diverses commodités telles que lampe de poche, chausse-pied etc. la salle de bains, où trônent toujours les divines toilettes à douchette, est sottement surélevée, avec une marche faite pour qu’on la rate et qu’on s’étale dans le miroir en face, ce qui ne nous est pas arrivé.

Nous redescendons trouver un restaurant. Depuis le petit déjeuner avant Miyajima il y a plus de douze heurs, on n’a pas mangé grand chose, je sais bien que c’est le régime habituel de ce voyage, mais enfin. On trouve d’abord José, cherchant à dîner comme nous. Nous cherchons tous les trois. On opterait bien pour une pizza rapide, mais XY nous a montré non loin un restaurant japonais. Tout de même, on est au Japon ! On entre, un monde fou, des serveurs nous dirigent d’abord vers le fond où il y a des salles japonaises où on mange accroupis, non merci, on ne va âs faire l’effort de se déchausser pour entrer et de se plier pour être ensuite incapable de se relever, au moins en ce qui me concerne. Une table à l’occidentale se libère, on nous apporte des menus tout en japonais, avec heureusement quelques photos, et un petit bol de graines genre cacahuètes. On commande des brochettes de poulet et de la bière et on mange les pseudo cacahuètes. Au bout d’un temps fou, arrivent deux minuscules bouchées de poulet chacun. On en a marre, on a sommeil, on est fatigués, on demande la note, pas très élevée mais absolument disproportionnée. Explication : le bol de cacahuètes, qui avait l’air d’être le grignotis de bienvenue ou d’attente, était payant et considéré comme un plat, que nous n’avions jamais commandé. Nous sommes furieux mais que faire, nous payons, décidé à manger désormais ailleurs, recommencer les dînettes dans les chambres. De toute façon, on est tellement morts.

Demain, le départ sera tôt comme d‘habitude, on doit se retrouver à 7 heures et quart, petit déjeuner pris. Finalement XY se ravise, ce sera seulement à 7 heures et demie, elle a l’air de tomber dans le relâchement. Ma méchante humeur sur le tempo général ne cède pas au fil du circuit, bien au contraire.