Ciel ! Mon image ! Brève histoire de notre rapport à l’image filmique

Attention, ce gros article est excessivement copieux. Il est plutôt conseillé de ne pas le lire d’affilée ! Il comprend au moins trois grosses analyses : un rappel de l’histoire des débuts de l’image filmique. Puis l’analyse hyper-détaillée de L’Œil de Vichy, de Claude Chabrol, et enfin, l’analyse d’un reality-show, Témoins n°1.

Pour effrayant que soit un monstre,
la tâche de le décrire est toujours
un peu plus effrayante que lui.

Paul Valéry

La légende veut que Mary Pickford ait pleuré en se voyant pour la première fois à l’écran, elle ne pensait pas qu’elle était comme ça. L’image qu’elle avait d’elle, par son miroir, ou dans sa propre tête, n’était pas celle que rendaient les réalisateurs dans le film. Le réel de Mary Pickford, éparpillé, éclaté, entre des images contradictoires, était ailleurs, ni sur l’écran, ni dans la glace, mais terriblement multiple et pourtant toujours fidèle et constant à soi ; il n’était pourtant, partout, que terriblement partiel.

D’un vieux trio, l’image, le réel, et le spectateur, l’histoire est forcément bancale et toujours fragmentaire, d’abord parce qu’elle est inachevée, étant en mutation perpétuelle, et ensuite parce que leurs rapports sont affectés d’une sorte de vice de forme, qui est le spectateur lui‑même, avec sa foi, sa fausse candeur, ses désirs oscillants, ses vieux discours, son brusque réalisme. Nous savons tous, puisque nous sommes tous spectateurs, que les images provoquent des crispations curieuses, des anathèmes, des credos, comme si le raisonnement, sinon la raison, cédait devant le fait d’image, monstre autonome pour le meilleur et pour le pire.

Les images filmiques et télévisuelles tiennent désormais une place si grande que, pour les penser dans leur ensemble, on a créé une expression, « le paysage audio-visuel français », aimablement abrégé en PAF. En un siècle, elles sont passées du muet au sonore, du noir et blanc à la couleur, de la rareté à l’abondance, composant des systèmes évolutifs dans le court terme, ayant conquis le terrain de l’information et la haute main sur la reproduction du réel [1].

Je propose ici un jeu de marelle où l’on sautera dans quelques cases, juste en ouvrant les yeux, en regardant des images qui sont déclarées dans un rapport direct avec le réel.

Sous le titre d’Archéologie d’un discours fidèle, la première partie commencera par effectuer une petite carotte dans la géologie des discours provoqués par les images filmiques, dans ce temps de la rareté où le cinéma est né et a gonflé si vite, sous l’oeil des premiers témoins. Une plongée dans les premiers écrits suscités à la naissance du film m’a paru nécessaire pour asseoir, ne serait‑ce qu’un moment, la base confuse et brouillée de l’origine de l’affaire. On passe ensuite, par un bond de près de cinquante ans, aux premiers discours universitaires qui se sont tenus sur l’image filmique.

Un intermède occupé par une querelle actuelle de journalistes, fera la transition vers la deuxième partie, consacrée à deux analyses plus détaillées d’images contemporaines

Dans la deuxième partie, on regardera donc des images montrées en 1993, ce qu’elles portent, et quel est leur système de composition, ceci avec deux œuvres actuelles, qui utilisent l’image prélevée sur le réel de deux manières différentes : L’Œil de Vichy, un film de montage d’archives fait par Claude Chabrol, sorti en février 1993 ; et Témoin n°1 ‑ un reality‑show tout récent. Pour la première œuvre, on analysera essentiellement le système d’images proposé. Je ferai de même pour la seconde, mais, à partir de l’examen des images qui la constituent, on accrochera la polémique qu’elle déclenche. C’est donc un (trop) gros menu que je propose.

Première partie : Archéologie d’un discours fidèle

Le cinéma a presque cent ans : depuis 1895, il a révolutionné notre rapport à l’image et donc au réel et, dès l’heure de sa naissance, il a mobilisé autour de lui une véritable colonie d’éloges et d’anathèmes, qui se développent comme les coraux, bourgeonnent en se répétant, en se décalant à peine, sur les pouvoirs et les devoirs de « l’image » et qui constituent une gangue d’attitudes, d’usages ou de demandes d’usages et de limites.

Les discours qui se sont immédiatement agrégés autour du cinéma n’étaient pas nouveaux, ils étaient une transposition, à peine arrangée, de ceux qui ont entouré la naissance de la photographie soixante ans plus tôt dans le dix-neuvième siècle, que je ne rappellerai pas aujourd’hui : cela nous entraînerait loin dans le temps et ne modifierait pas beaucoup la moisson d’idées reçues et transmises que je me contente de saisir vers les années 1900, où elles reprennent du service en voyant surgir une nouveauté issue de la photographie.

I. 1. Le regard émerveillé des origines

30 mai 1896 : le Dr Regnault, qui signe la chronique scientifique de L’Illustration, constate avec plaisir que le cinématographe a détrôné le succès d’une voyante, Mlle Couesdon ; celle‑ci, dans les mois précédents, faisait courir les foules vers son petit salon de la rue de Paradis où elle conversait en direct avec l’Ange Gabriel qui lui disait l’avenir. « Les voix de la rue de Paradis se tairont bien avant que les images du cinématographe aient cessé d’amuser le public, petit et grand, attiré par une saine curiosité. Jamais spectacle nouveau n’a conquis plus rapidement une vogue éclatante. »

Le temps de souligner le rapprochement entre ces deux phénomènes, le cinéma et la voyante, le cinéma chassant le miracle (en en occupant la place ?), je rends la parole au Dr Regnault : « Nous nous écoutons parler, nous nous regardons vivre et nos paroles et nos actions les plus banales, ainsi extériorisées, nous émerveillent ». Toutes les petites bandes Lumière l’enchantent. « On croit y être ».

Gardons cela présent en tête. Le Dr Regnault a perçu très clairement deux des capacités de l’image filmique : l’ubiquité faussement offerte, que nous cherchons ou fuyons, le cas échéant ; et la mise en valeur par la mise à distance, que donne le fait de montrer, à ce qui est banal - et non visible parce que banal ‑ ce qu’il appelle « extérioriser ». Deux terrains presque contradictoires et sur lesquels nous glissons chaque jour.

Un an plus tard, dans la même Illustration, sous la signature anonyme du « Courrier de Paris », on déterre la première pépite du genre, le premier voir/ne pas voir qui s’élève à propos de la guerre ; l’auteur s’indigne : quoi ! On pourra « assister, de loin, à une fusillade ? Voir les Grecs et les Turcs s’entr’égorger au moyen d’un appareil photographique ?... Raffinement barbare de la civilisation : la guerre dans un fauteuil ! » [2]. Quelques semaines encore, et le même Courrier de Paris s’élève contre l’indifférence des « kodaks » qui viennent filmer et photographier les ruines et les cadavres du Bazar de la Charité [3].

Il ne faut pas oublier que l’époque a, pour le progrès, le génie des formules à coloration magique, telle « La fée Électricité », ou, pour Edison, « Le sorcier de West Orange », du nom de sa propriété. C’est dans cette atmosphère de dévotion et de ravissement pour les découvertes que naît le cinéma et l’image filmique en a gardé quelque chose. « Notre époque est contradictoire », soupirait d’ailleurs, avec clairvoyance, le « Courrier de Paris » en novembre 1897 : « elle glorifie la science ou cultive l’occultisme et le surnaturel » [4].

La même année 1897, dans un volume rassemblant des extraits de la Revue scientifique et industrielle, Jean‑Louis Breton consacrait un chapitre au nouveau venu, le cinéma, « Et l’on peut voir ainsi se dérouler sous nos yeux mille scènes qui nous sont familières (...) et c’est à l’infini que varient et peuvent varier ces reproductions fidèles de la nature qui tantôt nous rappellent les différents actes de notre vie familière, tantôt nous montrent des choses inconnues et par cela même plus intéressantes encore » [5].

L’Église catholique s’en mêle rapidement : le premier périodique consacré au cinéma est édité dès 1903 par La Bonne Presse et s’intitule Le Fascinateur  ; il précède de deux ans le premier magazine professionnel, Phono‑Ciné‑Gazette, édité par Pathé. Dès le début du siècle, l’Église catholique est très attirée par ce type de spectacle ; le Pape Pie X, lui même peu suspect de modernisme, accueille, selon Le Fascinateur, des reporters au Vatican en juin 1904 et se fait projeter des « vues » (comme on disait alors) tournées à Lourdes en 1903. Et pour la petite histoire, ajoutons que le curé de Saint‑Nicolas du Chardonnet était alors à la pointe du progrès, utilisant des « vues », pour l’enseignement et la distraction des fidèles. La couverture représente Moïse sur le Sinaï, nanti d’une caméra sur pied, filmant la plaine. Dans l’éditorial du premier numéro, les projections sont présentées comme « un moyen de saine récréation, d’enseignement d’une morale attrayante » et l’Église le destine à combattre « les sociétés maçonniques, la Ligue de l’Enseignement en tête », qui développaient « de façon scandaleuse » leurs services de projection (dans le même but évidemment). « Si Saint Paul revenait (il se ferait journaliste), il prendrait en sa besace apostolique un appareil de projections » [6].

Un an plus tard, dans le n°1 de 1904, on rappelle que : « dès 1897, la Maison de la Bonne Presse jugea que cette conquête de l’esprit humain (le cinématographe) devait être mise au service de Dieu (...). Elle construisit donc un cinématographe [7] simple et pratique (...) [baptisé] L’Immortel  ». Le thème de la croisade contre « les francs‑maçons » et « la Ligue de l’Enseignement » est repris, « la lanterne magique remplacera l’épée, elle fait partie de l’arsenal » ; « Le Fascinateur fascinera les masses comme le miroir fascine l’alouette et les attirera malgré elles vers la lumière éternelle de la Vérité ».

À l’époque, les petits films s’appellent encore des « vues », à l’instar des vues fixes, et on hésite sur le genre du mot film, féminin, sans doute en référence à pellicule qui est sa traduction, ou masculin, ce qui l’emportera, sans doute en parallèle avec le cinéma. Mais déjà, la discussion campe sur un terrain théologico‑militaire.

Dix ans plus tard, Charles Dupuis fait le point sur l’image filmique. Il faudrait pouvoir citer toute entière sa petite brochure ; on y trouve côte‑à‑côte, toutes sur le ton de l’éloge, des formules antinomiques dont l’auteur ne voit certainement pas qu’elles se contredisent. Il passe constamment du merveilleux au scientisme : « Une bonne fée prédit sans doute au cinématographe un brillant destin Il méritait bien une telle fortune, l’appareil merveilleux qui ayant regardé une fois la vie, en conserve à jamais le souvenir fidèle et le restitue au gré du désir » [8]. À quelques lignes de distance, il loue le cinéma de permettre de « réaliser quantités d’illusions scéniques », et le loue pareillement pour sa sincérité « rarement prise en défaut ». Il recommande son emploi dans l’éducation, car « la vue cinématographique sera bien souvent supérieure à la vue de l’objet réel [et] ramène tout à la vitesse de la compréhension ». Doté d’une influence sociale, « trait d’union pacifique entre les peuples, il est comme le miroir de leurs passions communes ( ... ) le cinématographe nous apparaît dans l’avenir comme un phare dressé à l’extrémité d’une des routes du progrès, projetant très loin ses bienfaisant rayons et dirigeant la pensée humaine vers l’éternelle vérité ». Comment passer du rôle de miroir à celui de guide vers la vérité, l’auteur ne le dit pas.

L’image filmique, dès 1896, occupe de manière instable les barreaux d’une échelle très étendue. Elle est une arme, un miroir, fidèle au point d’être confondue avec la chose filmée, ou même préférable à la chose elle‑même, abolissant les distances vers l’inconnu ; ou, au contraire, capable d’en créer à l’égard du familier, en l’ « extériorisant » ; tantôt lourdement accusée, pour son indécence à se mettre au service de la violence guerrière, tantôt louée pour les services rendus à l’éducation.

Bref, fidèle dans l’illusion comme dans le réel, elle est facilement hypostasiée, capable de toutes les influences (bonnes ou mauvaises, selon les auteurs) ; participant à plusieurs natures, elle est soit d’essence divine, soit simplement humaine, taxée de défauts et qualités qui sont les nôtres, soit la figure même de la matière, informable et déformable, malléable et donc, non fiable, car son inertie en fait alors la proie de toutes les manipulations, la servante de toutes les idéologies, de tous les trucages. Sa fidélité même se lit en négatif et en positif, fidèle au point d’en être admirable, supérieure, ou fidèle au point d’être un piège illusoire.

Dans les discours, on trouve une fâcheuse propension à parler indifféremment de l’appareil, de l’image, du caméraman, sans les distinguer, ce qui contribue à transformer la nature de la mécanique en nature humaine, l’image en réel, le pouvoir né du système dans lequel est produite et montrée l’image, avec le pouvoir de l’image elle‑même.

Le discours sur l’image filmique se présente donc, dès l’origine, comme une sorte de poupée russe qui déploie tout, depuis l’essence divine englobante jusqu’à l’humble et minuscule réel tout « saisi sur le fait » [9] et à l’inconsistante et fugitive illusion, à qui l’image prêterait tour à tour ou en même temps, son visage.

Car, à saisi, saisi et demi : si la nature est saisie sur le fait, le spectateur est également saisi par « une image saisissante de réalité » [10] ; il « croit voir le modèle qui a servi à prendre les photographies (animées) » [11]. Il y a phénomène de retournement et de double capture, entre lesquelles oscillent des demandes changeantes, − être captivé, informé, transporté − rythmées par une série de « je sais bien mais quand même ».

Un mot encore avant de quitter les temps pionniers. Lorsque le réel faisait défaut comme matière première, on y suppléait, afin de fournir au spectateur de ce qu’il désirait voir : c’est ce qu’on appelle les « actualités reconstituées », spécialité de Méliès, dont l’une des plus célèbres est celle du couronnement d’Édouard VII, tourné à Paris avec un acteur dans le rôle du roi, car la date de cérémonie véritable ayant été changée, les caméras n’avaient pas pu s’y présenter [12].

I. 2. Le regard des premiers chercheurs universitaires

Les discours examinés jusqu’alors émanaient de journalistes et de professionnels de l’image filmique. Il a fallu attendre longtemps pour que l’Université française s’aperçoive qu’elle avait, sous les yeux, un objet de recherche nouveau qu’elle n’avait pas encore aperçu, moins encore regardé comme tel.

En 1946, le cinéma n’a pas loin de cinquante ans, lorsqu’un petit groupe d’universitaires et de chercheurs français, sous l’impulsion de Gilbert Cohen‑Séat et de Mario Roques, auxquels s’associent des professionnels du film (comme Marc Allégret, René Clair, Jean Delannoy etc.) et de jeunes philosophes de l’École Normale de Saint‑Cloud, le prennent, enfin, comme un phénomène digne d’être étudié. Ils créent, à cet effet, à la Sorbonne, une Association puis un Centre de filmologie ; les travaux qui s’y effectuent paraissent dans la Revue Internationale de Filmologie (RIF) [13], qu’ils créent presqu’en même temps que le Centre, peu après la Deuxième Guerre mondiale.

Le premier numéro contient une présentation du vaste chantier prévu, signée Jean‑Jacques Rinieri [14], l’un des jeunes philosophes de l’ENS, qui décrit les domaines des cinq groupes d’études qui devront le constituer.

Un premier groupe, appelé « Recherches expérimentales », s’occupera du « rapport fondamental qui lie le spectateur des salles obscures à ce déroulement d’images filmiques qui l’imprègne et le constitue à son insu » [15]et, pour ce faire, le groupe fera des expériences sur les spectateurs, par exemple par l’étude des ondes cérébrales pendant les projections.

Un deuxième groupe sera formé autour des études historiques, et poursuivra des recherches sur « l’évolution de l’empirisme cinématographique ». En conduisant des travaux sur l’évolution des techniques cinématographiques, ils s’attacheraient à « déceler les intentions successives et parfois peut‑être assez divergentes qui animèrent les hommes de cinéma » [16] ; le flou du champ de l’intention reste entier, et la méthode, non décrite.

Le troisième groupe, auquel appartiennent l’auteur et la plupart des membres fondateurs du comité directeur de la revue (Mario Roques, Henri Wallon, Gaston Bachelard, Étienne Souriau, etc.), se nomme « Esthétique et sociologie » : « là », écrit Rinieri, « on est au coeur du problème primitif. Il s’agit de dévoiler la structure fondamentale du septième art et de mettre en lumière, par le jeu des statistiques, son importance radicalement nouvelle dans le comportement de l’homme [17] ».

Le quatrième groupe ouvre la porte à la future sémiotique : sous le nom d’Etudes comparatives, il se propose de mettre en parallèle le langage cinématographique avec « le langage tout court et (...) avec ce langage spécifique que sont les autres arts » [18].

Cinquième et dernier, le groupe de « recherches normatives » n’est pas le moins redoutable ; il englobe tous les problèmes concernant les fonctions possibles du cinéma dans la vie individuelle et sociale, aussi bien du point de vue esthétique que de différents points de vue fonctionnels, et, en exemple, apparaissent la thérapeutique filmique, la pédagogie filmique.

La RIF a balisé, dans son premier numéro, l’ensemble du champ, en y décelant, mais aussi en y maintenant, quelques‑uns des stéréotypes déjà en place ; en effet, cette présentation est double comme la langue d’Ésope.

On y trouve des positions neuves et solides : quelle claire conscience possède Rinieri lorsqu’il dit qu’on « ne saurait faire abstraction du rythme propre de l’évolution des techniques » et que, « dans le domaine cinématographique, le développement de l’objet est au moins aussi rapide que celui de l’étude » [19] ; il sait bien que son objet court devant lui, et, sans doute, que l’Université est déjà partie bien tard sur la route de la recherche. De même on salue sa position sur la participation du cinéma à la construction de l’imaginaire : l’homme, par le cinéma, ne copie pas « son propre modèle, mais [crée] un portrait à partir duquel au contraire peut s’élaborer son modèle » : la fameuse théorie du reflet, chère à Lénine, est ainsi mise par terre, et le rôle de l’image remis à sa place.

Citons maintenant cette phrase, non plus en extrait, mais dans son entier, car elle se présente comme un résumé de la contradiction interne et permanente qui est celle des discours sur l’image filmique dès l’origine. Dans ce passage, on trouve blanc et noir à la suite, appareil technique et appel à la magie montés ensemble, abstraction du cinéaste au profit d’un œil aveugle. « Un appareillage compliqué, l’oeil aveugle de la caméra doublé de la projection, produit des images qui agissent par l’intermédiaire de l’œil vivant comme un monde autonome d’excitations. Monde du miracle et de l’arbitraire, où le jeu des heureuses rencontres permet à l’homme, non de copier son propre modèle, mais de créer un portrait à partir duquel au contraire peut s’élaborer son modèle ».

En le réinstallant dans le monde du miracle, qu’on lui donnait pour lieu en 1900, on suit mal la ligne logique de la participation du cinéma à la construction de l’imaginaire, qui, elle, n’est pas un « miracle » mais un travail humain, une élaboration humaine. Du miracle, le surnaturel n’est pas loin : la naissance du cinéma se produit dans « une crise de civilisation qui n’est pas sans analogie avec l’avènement du christianisme. Mais tandis que le christianisme n’atteint l’universalité que par l’intermédiaire d’une foi, l’universalité que réalise l’avènement du cinéma semble fondée en nature, mais il s’agit d’une nature pour ainsi dire surnaturelle, d’une surréalité en somme, qui rejoint à la fois la visée propre de l’esthétique et un fonds primordial commun de l’humanité » [20]. Aïe, aïe, aïe.

Placé sous de tels auspices, on ne s’étonne pas de retrouver le cinéma p. 88, « mis en face de ses responsabilités » comme s’il était une personne ; et pp. 88 et 89 (en référence aux positions de Gilbert Cohen‑Séat), il est nanti de « l’ambiguïté fondamentale de la vocation du septième art ». Pour terminer enfin : « le cinéma nous est apparu comme un des mystères centraux du XXème siècle ». Acte de foi dans une nouvelle universalité, le cinéma apparaît comme une révélation ‑ laïque ‑ dans une sorte de religion de l’imaginaire [21].

Ainsi, la contradiction, ou mieux, le contradictoire, forme le tissu des réflexions sur l’image filmique. Le discours, même savant, reste magique en partie, et semble, en tous cas, se mouler sur les caractères mêmes de son objet, l’image et sa surproduction de sens. On se défait ‑ ou croit se défaire ‑ de l’émerveillement qui était le lot du spectateur aux origines, d’une part, en l’attribuant à une figure imaginaire de spectateur moyen, qui est maintenant affectée au spectateur de télévision ; à cette figure construite dans le dédain, on donne les réactions naïves, la croyance, la confusion entre le réel et l’image, l’envie de voir l’image et d’y être vu.

L’autre manière de combattre l’émerveillement naïf, de ne pas devenir la proie de l’image, consiste à soumettre le cinéma à des pratiques ou à des discours scientifiques les plus rudes, mal adaptés à son système complexe ; on essaie de lui bâtir des vocabulaires, dont les termes ne prennent pas, les glossaires se succèdent aux glossaires [22]. La Revue Internationale de Filmologie est ainsi devenue, et on peut le prévoir dès le premier numéro, un ring où s’affrontent des discours qui sont imprégnés de l’une et l’autre attitude, ou penchent totalement et dangereusement vers l’un des deux extrêmes, émotion magique ou scientisme : depuis les articles consacrés au spectateur moyen hérissé d’électrodes pendant qu’il regarde un western, jusqu’à ceux qui se penchent sur l’ « âme » du cinéma, une étude complète des numéros le montre nettement.

Loin de rester fédérées comme le projetait le Centre de Filmologie, les recherches ont depuis longtemps éclaté, elles sont devenues, souvent, ce que Maurice Caveing redoutait dès le premier numéro, c’est‑à‑dire des provinces des autres disciplines : l’histoire du cinéma, la sociologie du cinéma, la sémiologie du cinéma, etc., importent pour l’étudier des méthodes faites pour d’autres domaines, et qui ne lui conviennent, forcément, que partiellement.

I. 3 Et à présent ?

On pourrait penser que, à présent, nous ne sommes pas aussi naïfs, que nous connaissons la musique, en l’occurrence l’image. Pratiquement, nous sommes parvenus à la situation de ces humains de l’avenir que Jean‑Louis Breton décrit en ces termes, prophétisant l’âge de la télévision, dès 1897 : « Dans cet âge d’or (...) dans cet âge de bien‑être dans lequel l’homme cessera de tuer et de manger des animaux et se nourrira d’aliments supérieurs chimiquement préparés, chacun pourra assister chaque soir dans son home (...) au plus merveilleux des spectacles  [23] ».

En 1993, donc, où en sommes‑nous, avec ou sans nos plateaux‑télé pleins d’ « aliments supérieurs chimiquement préparés » ? Le débat a‑t‑il changé de ton ? S’est‑il rationalisé ? Déporté vers la qualité des images ? Dans ces années où l’image filmique passe en grande partie par le canal des télévisions, « l’alouette » ‑ spectateur est‑elle supposée avoir acquis une résistance à la fascination ? À ses propres yeux, d’abord ? Ou bien aux yeux de ceux qui tiennent le miroir, autrement dit l’ensemble production‑réalisation‑distribution ? A‑t‑on dépassé le débat sur le pouvoir des images, « d’institution divine », pour la Bonne Presse, ou phare du progrès pour les scientistes convaincus ou « mystère du XXème siècle », pour les philosophes de la RIF ? Sommes‑nous toujours saisis par ce qui est saisi ? A-t‑on cessé de prendre l’image pour un dieu, un diable, une information sûre ou un divertissement d’imbéciles ?

En bref, entre un contemporain de Méliès et un contemporain des reality‑shows, les discours sur l’image sont‑ils aux antipodes, comme le sont les images elles‑mêmes ?

Intermède : Flash sur un débat de 1993

Pour 1896‑1913, j’avais choisi, dans une abondante littérature des critiques journalistiques et des professionnels de l’image ; pour 1947, les premiers universitaires ; pour 1993, une discussion parue dans Le Monde des Débats, où s’opposent une journaliste professionnelle de la télévision et un enseignant‑chercheur de l’image, m’a semblé de nature à pouvoir entrer dans le système de comparaison.

La discussion en question occupe les pages 22 et 23 du Monde des Débats d’avril 1993, elle est intitulée Pour ou contre les reality‑shows. Les auteurs des deux articles sont des professionnels de l’image filmique, de la communication et de la télévision et le journal lui‑même est garantie de sérieux. Ce débat est organisé à propos de la sortie du deuxième numéro de l’émission de télévision Témoin n°1 qui fait précisément l’objet de la troisième partie de ce gros article.

La disposition des textes en double page matérialise le débat annoncé par le titre et s’inscrit dans une disposition de procès : un côté Pour, un côté Contre.

À gauche, la défense : Jacqueline Baudrier, dans « Une Bastille à prendre » fait l’éloge du type d’émission incriminée ; pour elle les reality‑shows produisent rien moins que vérité et liberté. En page de droite, François Niney chevauche contre ce genre télévisé qu’il traite, dans son titre et dans le corps de l’article, d’ « Alibi thérapeutique ». On est d’emblée dans le ton du combat.

Le Credo de la Bastille

Jacqueline Baudrier est une personnalité de l’information et de la télévision. Dans les vingt dernières années, entre autres activités, elle a été PDG de Radio France, elle a siégé à la CNCL (Commission nationale de la communication et des libertés), elle préside Cosmos communication, et fait partie du comité éditorial de L’observatoire de la télévision, revue professionnelle [24]

Elle refuse de s’interroger sur le fonctionnement interne des émissions, sur les constructions faites par les organisateurs, elle veut ignorer le rôle de Jacques Pradel comme meneur de jeu : « le reality‑show a ses mystères ». Mystère pour préserver l’émotion, mot qu’elle emploie trois fois dans la première colonne : une « intense émotion (est) vécue en direct », à propos d’une jeune femme qui retrouve ses demi‑frères et soeurs, dans Perdu de vue  ; Jacques Pradel fait vivre à la foule rassemblée « des émotions rares ». Et plus loin, elle attribue la puissance de l’image à l’émotion. Cérémonies qui permettent une communion, un partage, les reality‑shows prennent en charge le « téléspectateur lambda », qui peut accéder à un plateau, prendre la parole, et faire partager ses peines et ses problèmes à un public.

Jacqueline Baudrier croit à la « télévision communicante » et à la « télévision de l’intime », œuvre de la « prêtresse » Pascale Breugnot. Tout comme elle croit que la radio est « interactive », elle dit que la télévision communicante serait « la revanche de l’homme de la rue ». Revanche sur quoi ou sur qui, ce n’est pas dit. Les reality‑shows mènent le peuple contre la Bastille cathodique. Elle n’y va pas avec le dos de la cuiller. L’article se termine ainsi : « La prise de la Bastille cathodique par les gens eux‑mêmes, bien orchestrée par les ‘pros’ de l’audio‑visuel, sous les feux croisés de la critique, donnera à voir, à entendre, à découvrir des vérités mal connues ». Et l’argument dernier : « Les politiques le savent, qui ne refusent plus le dialogue ».

On reste perplexe devant ce raisonnement, parti de la volonté de respecter un mystère bourré d’émotions, et qui débouche sur l’accès à la communion par l’entremise des cérémonies qui bientôt mèneront à la vérité : à la fin du texte elle montre le bout de l’oreille, écrivant que « les mystères » doivent être « bien encadrés par les pros », devenus ainsi clergé d’une religion à mystère. Quant à la preuve donnée par la présence des politiques à la télé, les politiques qui « ont compris », participent‑ils comme premiers fidèles touchés par une révélation ? Et comment cette révélation se serait‑elle opérée ? La présence d’un politique dans un reality‑show n’est pas preuve que ce dernier donne à voir la « vérité », sauf à admettre que les politiques sont branchés directement sur ladite vérité.

Mais peut‑on parler de valeur d’argument et de raisonnement dans ce texte apologétique, donc aveuglé ? Car enfin, à qui appartient la « Bastille cathodique » sinon aux « pros » ? S’ils encadrent ceux qui l’investissent, ils ne la perdront pas, et le lambda ne gagnera rien, qu’une illusion de participation. Si les pros et les politiques sont déjà dedans, et y restent, on ne voit pas bien à quoi rimerait cette expédition communicante et cet accès à l’écran, qui serait en soi une promotion sociale, ou un mieux psychologique. Jacqueline Baudrier laisse les images et les reality‑shows englués dans la problématique du Fascinateur de 1903, mystère, pouvoir, vérité. Depuis lors, le discours qui consiste à traiter la télévision de Bastille à prendre a été tristement pris à la lettre, et poussé jusqu’aux paroles de l’hymne national, ’Aux armes, citoyens’ : le 8 juin 1993 ‑ et certainement sans aucun lien de cause à effet avec l’article mais non sans lien d’humour noir avec lui Christian Didier, un lambda au cerveau fragile, est allé tuer René Bousquet, pour tenir sa conférence de presse télévisée sur son acte, en marchant un peu trop vite sur les lentes plates‑bandes de la Justice.

… contre l’ironie méprisante de l’Alibi

En face de ce credo, François Niney : critique aux Cahiers du cinéma, il travaille à présent pour la chaîne ARTE, enseigne à la FEMIS, à Paris I et Paris X, sur la mise en scène du réel. À la profession de foi de Jacqueline Baudrier, François Niney oppose l’ironie et le mépris ; il rappelle qu’un reality‑show s’appelle en Grande-Bretagne, un trash‑TV (fouilleur de poubelle). Loin d’innover, ils fonctionnent comme les émissions de variétés le font depuis des décennies, dans « un chaleureux entourage » ; ce « mystère » de l’organisation que Jacqueline Baudrier entend respecter, il l’appelle un « scabreux secret de Polichinelle ». La nouveauté provient du domaine où travaillent les reality‑shows, celui des bons sentiments ; sous couleur d’aider les participants, ils jouent sur la notion de bon exemple. Là où Le Fascinateur et la Ligue de l’Enseignement se disputaient l’emploi du bon exemple animé, s’ajoute maintenant une surface d’inscription d’envergure, la télévision, et plus précisément ‑ François Niney a raison ‑, la série d’émissions fabriquées par TFI. Une émission, Les Marches de la gloire, s’en est fait le champion, bâtie autour de faits‑divers où des gens - justement, des Iambda ‑ ont par leur courage, sauvé des personnes et des biens. Faute d’avoir pu être là en direct, ‑ on ne saurait être partout, surtout pour l’imprévisible ‑ la chaîne reconstitue carrément les faits‑divers auxquels le courage des petits, des obscurs, des sans grades, a donné une fin heureuse : ainsi voit‑on des enfants sauvés de maisons en flammes ou récupérés juste avant noyade dans des canaux de dérivation, de futurs suicidés arrêtés sur le bord du toit, etc. Le tout, complètement faux, reconstitué, mais ayant été vrai.

À cette pratique générale du bon exemple, François Niney propose pour slogan : « transparence retrouvée, réconciliation assurée et les veaux seront bien gardés » : condamnation énergique de l’idéologie des producteurs, des animateurs et des participants qui viennent dans « l’enclos », « moutons », « veaux » qui se laissent normer en public, et pour le public. Les reality‑shows, dit Niney, ne sont qu’un « alibi thérapeutique » [25], à l’échelon de la société. Ce qui est « mystère » pour Jacqueline Baudrier n‘est pour Niney que machines de faux‑semblant, faux entretien psychanalytique (L’Amour en Danger), exploits reconstitués (Les Marches de la Gloire), fausse spontanéité. Enfin, en tant que spectacle, la valeur de ces émissions est, dit‑il, « en dessous de toute critique ». Inutile de décrire et de passer au crible de la critique quelque chose de si nul. « Un mauvais spectacle », dira quelques jours plus tard Alain Vogelweith dans un débat télévisé sur Témoin n°1(cf. infra, n. 41).

Dans ces deux pages du Monde des Débats, on assiste à l’attaque ou la défense d’un objet double, qui serait formé par le canal utilisé par l’émission (la télé), et par le recto‑verso du contenu de cet écran, autrement dit les images et la réalité (sociale) qu’elles figurent ou, mieux, dont elles assurent la représentation. C’est d’ailleurs peut‑être cela, un reality‑show. En ne traduisant pas reality, on dirait que tout se passe comme si reality n’était pas tout‑à‑fait la réalité, mais une sorte de chose exotique, peut‑être intermédiaire entre image et réalité, produite par leur union.

On trouve des opinions, on se limite à l’usage de deux tons, méprisant ou enthousiaste, accusateur ou défenseur, débat aux allures théologiques, dans le sens où chacun des intervenants s’appuie sur une position équivalente à une croyance : selon Jacqueline Baudrier, le système d’images reality‑show serait une puissance du bien, capable d’être facteur d’ interactivité (nouvelle tarte à la crème) bénéfique ; ou, selon Niney, une puissance du faux‑semblant douée d’une activité bêtifiante ou à tout le moins lénifiante, une « morale attrayante » distillée aux téléspectateurs, comme jadis les « vues » dans les salles paroissiales, menteuse en tous cas sur ses intentions comme sur ses procédés.

En ce sens, Le Fascinateur n’est pas dépassé, il y a toujours du théologique attendu, ou redouté, du côté de l’image.

Deuxième Partie : Montrer/ne pas montrer

Deux exemples contemporains

Quittons l’écrit, les débats, les passions tranchées, et passons à l’image elle-même, à deux applications particulières, c’est‑à‑dire les œuvres que j’ai signalées plus haut : elles sont ici considérées comme deux instantanés, deux manières d’utiliser les images filmiques en 1993. Avec un spectacle télévisuel d’un type récent, Témoin n°1 et un montage original d’archives pour un film de distribution en salles, L’Œil de Vichy, j’espère faire quelques pas dans le paysage contemporain de l’offre et de la demande dans le marché surabondant des images.

Je rappelle qu’il y a un postulat à ce travail : les œuvres, ainsi que les malaises ou polémiques surgis autour d’elles, mettent en question les pouvoirs et les devoirs que nous attribuons à l’image elle‑même ‑ car il est bien évident qu’elles n’ont que ceux que nous leur construisons, qu’elles ne sont pas des entités qui fonctionnent toutes seules. En revanche, leur mode de faire (audio et visuel) découpent le monde et c’est sur ce découpage qu’il faut réfléchir.

Les différences entre les deux œuvres sautent aux yeux. D’abord, la nature et la date des matériaux utilisés : plus de cinquante ans séparent les images qui ont servi à composer L’Œil de Vichy, et celles filmées sur le plateau de Témoins n° l. Elles appartiennent chacune à deux lieux de production et de réception d’images, le cinéma et la télévision. Affaire de rythme aussi : Témoin n°1 est une émission mensuelle de télévision, et qui, en tous cas, se veut telle ; L’Œil de Vichy est un film de montage d’archives, réalisé pour la distribution commerciale, et ne comporte pas de projet de suite ; enfin, la polémique autour du reality‑show ne fait que commencer et se structure au fil des jours, alors que les discussions autour du film ont été rampantes et ne se sont jamais organisées en opposition déclarée.

Chacune des discussions appartient d’ailleurs à un ensemble distinct : pour L’Œil de Vichy, elle se rattache à une affaire de mémoire et de ses prolongements, au problème non réglé de ce passé peu plaisant qu’est la France de Pétain entre 1940 et 1944 ; pour Témoin n°1, deux problèmes s’entrelacent, l’influence d’une émission sur le comportement public, et l’intrusion d’une chaîne de télévision dans les institutions d’État. Elles partent toutes deux avec des handicaps, mais des handicaps différents.

Les deux œuvres ne tiendraient donc pas le choc d’une comparaison terme à terme, ni dans la structure, ni dans le projet, ni dans le matériel filmique. Mais on peut les mettre en perspective, pour plusieurs raisons. D’abord pour le lien que leurs images elles‑mêmes entretiennent avec le réel, contemporain dans le cas de Témoin n°1 ou passé dans le cas de L’Œil de Vichy, et ce lien les a fait percevoir comme des outils ambigus, voire dangereux, par certains de leurs spectateurs. Chacune est faite d’un système d’images composites et hétérogènes, chacune est conçue pour être spectacle, c’est‑à‑dire dans la problématique « montrer/ne pas montrer » ‑ qui est l’option des auteurs et réalisateurs ‑, problématique inséparable de son doublon, « voir/ne pas voir » qui fonctionne chez le spectateur (et donc du côté de la polémique possible).

Leurs titres se font écho. Témoin, Œil, ces mots font appel à une famille‑gigogne de notions, telles que voir, vu, visible, montrer, montré, montrable, regard, etc., tous nantis de leurs négatifs, ne pas voir, ne pas regarder, invisible, etc. Du témoin au voir, au vu et au pas vu, du montrer et du montré au pas montré ou au pas montrable, les notions s’emboîtent ou se déboîtent comme les tuyaux des longues‑vues et l’on pourrait d’ailleurs, pour leurs titres, rêver à d’autres combinaisons, L’Œil du témoin, Vichy n°1, Vichy‑témoin, L’Œil n°1. Même ces jeux de mots font sens et posent problème, car dans l’image, ce qui y est comme ce qui n’y est pas, tout fait sens et problème. Les deux œuvres considérées sont donc attachées ensemble par cette problématique même de l’ellipse ou de la redondance, du creux et du relief, et ouvrent une interrogation sur les visions politiques et éthiques du monde.

II 1. L’Œil de Vichy
Une mine d’images revisitée

Ce film est une mise en relation complexe de plusieurs regards. D’abord, les documents d’actualités donnent le regard d’un régime sur lui‑même, dans une époque donnée, et la mise en application quotidienne de son idéologie. Le regard de Claude Chabrol intervient ensuite, découpant dans les systèmes d’images de ce régime des éléments avec lesquels il construit un nouveau et petit système ; il contraint (comme on dit du béton contraint) les images dans une forme voulue par lui où elles entrent à leur tour en interaction, qui n’était pas celle prévue au moment de leur tournage entre 1940‑1945. Troisième entrée : Chabrol offre ce film au regard des spectateurs, dans leur variété d’âge, de savoirs, d’options politiques, non prévisibles. Enfin, mon propre regard intervient : j’ai vu à trois reprises ce film dans les conditions ordinaires de visionnement, l’analyse que je donne ici est donc relativement grossière, car on travaille avec moins de minutie sur les images en salle que devant une bande vidéo docile et répétable à volonté. Je n’ai évidemment rien avancé qui n’ait été vérifié lors des visionnements et des prises de notes. Pas de travail sur un souvenir un peu vague, c’est le b.a. ba.

On sait que les films de montage, d’ordinaire, proposent des récits sur un événement, une personne ou une époque. Certains forment des séries basées sur l’événementiel ‑ par exemple les Grandes Batailles d’Henri de Turenne ; d’autres, souvent liées à des anniversaires et des commémorations, proposent des mises en perspective en quelque sorte téléologiques, construites comme des prophéties rétrospectives ‑ 8 mai 1945, 6 août 1945, Mai 68, etc. D’autres films de montage s’essaient à travailler sur des situations évolutives et complexes, présentes ou passées ‑ par exemple la guerre actuelle dans l’ex‑Yougoslavie, auxquelles un collage d’images d’archives, d’images actuelles de terrain et d’interviews faits auprès de spécialistes contemporains essaient de donner sens.

Ces films se présentent le plus souvent comme une double bande, une bande visuelle de documents d’archives, dont la bande sonore contemporaine assure ‑ impose ‑ une cohésion et une cohérence, qui, sans elle, ne sauteraient pas aux yeux. Images et son délivrent du présent et du passé, qui, par le montage et le mixage, pratiquent un échange ; les images donnent à voir, dans un système d’ellipses qui dépend des intentions de l’auteur, mais elles sont en dépendance du commentaire, qui corrige les ellipses. Plus le commentaire est important, plus le présent s’introduit, par la voix off, celle-ci distancie le passé, le remet à sa place d’objet devenu inutilisable sans mode d’emploi. Par les propos, par les explications, le commentaire souligne la péremption du passé, même si celui‑ci est appelé, chronologiquement, à titre d’explication de la situation présente.

L’Œil de Vichy a été présenté comme un film de montage de documents d’actualités cinématographiques ; quatre mois après sa sortie, il l’est encore dans L’Officiel des spectacles du début juin 1993. Pourtant, Chabrol, dans L’Œil de Vichy, a dérogé à la recette, il a pris le parti de renoncer presque entièrement au feuilletage passé/présent et de laisser aux documents d’archives qu’il a choisis dans les stocks des années 1940‑1945 leur propre commentaire. Sauf quelques indications sonores en surimpression, son, image et époque marchent d’un seul pas. Chabrol a renoncé au commentaire pour lier la sauce, mais cependant celle‑ci a pris, et on va essayer de voir comment et pourquoi.

La veille de la sortie de L’Œil de Vichy, Chabrol, interviewé dans le cadre de sa campagne publicitaire aux journaux télévisés, s’est étonné de ce que le journaliste de France 3 lui demande pourquoi il n’avait pas fait cet exercice habituel du commentaire, pourquoi il ne les avait pas ‘expliquées’, pourquoi il n’avait pas dit aux spectateurs ce qu’ils voyaient ou ce qu’ils ne voyaient pas ; on lui reprochait en somme de n’avoir pas fait « parler les images » : « Parce qu ‘elles ne parlent pas d ‘elles‑mêmes ? » a‑t‑il ré pliqué d’un air très surpris. Il leur a donc confié le soin d’organiser le récit. À elles, images visuelles et à elle, bande‑son d’origine.

Ce qui n’est pas tout‑à‑fait vrai, car, avant de les montrer, il les a choisies et montées. Quelles sont‑elles donc, ces images sonores ? D’où viennent‑elles ? De quel temps ? Quelle était leur vie et leur destination avant d’atterrir dans des archives où Chabrol est venu les trier puis les coudre ? Avant que les critiques n’en décousent, assez curieusement, avec elles

Il a utilisé quatre types de documents d’archives [26] : extraits d’actualités françaises et allemandes, extraits de films de propagande ‑ dont l’un est un dessin animé ‑, extraits de films de fiction, extraits de publicité. Toutes viennent du même monde, celui du spectacle cinématographique tel qu’il est organisé depuis l’avènement du parlant (l929), et jusqu’à l’invasion de la télévision (début des années Soixante). Jusqu’en 1964, où les actualités disparaissent des salles françaises, le menu reste inchangé, rituel toujours observé : il y avait actualités, documentaire, dessin animé, quelques bribes de publicité (les « réclames ») pendant l’entracte, et en seconde partie, ce qu’on appelait, par référence aux petits hors d’œuvre d’avant l’entracte, le grand film.

Les images sélectionnées par Chabrol appartiennent donc les unes et les autres à cette époque révolue, à ce système de spectacle effondré, à l’intérieur duquel les actualités elles‑mêmes constituaient un sous‑ensemble très ritualisé. En restituant actualités, dessin animé, moyen‑métrage, publicité filmée et rappel de la fiction, Chabrol dresse un petit monument commémoratif à ces anciens systèmes, mais il les désarticule pour les ré-articuler dans son œuvre propre.

Le système de construction de Claude Chabrol

Une lecture trop rapide ou simplement naïve ferait croire que Chabrol a construit son film en emboîtement : entre deux séries d’images d’avant et d’après Vichy, on trouverait, enchâssé, L’Œil de Vichy lui‑même. En fait, elle repose sur quatre fils d’organisation différents et assez emmêlés : le découpage de la narration, le matériel visuel, le matériel sonore, la prise en compte de l’Histoire.

On ne peut suivre l’un des fils sans rencontrer les trois autres, mais toujours avec un léger décalage, de fausses symétries ; aucun n’est suivi jusqu’au bout de sa propre logique et le résultat est plutôt une structure en tissage extrêmement complexe. Je donne quelques éléments de chacune de ces lignes, de chacun de ces fils.

La composition narrative est la suivante : 1. Prologue ; 2. Générique de début ; 3. Récit intitulé L’Œil de Vichy ; 4. Générique de fin.

Les documents sont montés chronologiquement. Les gros chiffres des années, accompagnés au son par les première notes de Maréchal nous voilà, ponctuent le film, 1941, 1942, 1943, 1944. Cette simplicité contient quelques bizarreries : si 1940 appartient logiquement au prologue, en revanche, 1945 n’apparaît nulle part. Quant au récit proprement dit, L’Œil de Vichy, il comprend à la file le temps de l’État Français et la Libération jusqu’au retour de Pétain en France depuis Sigmaringen, en août 1945.

Le prologue est lui‑même composé de deux parties ‑ une citation et un petit montage d’actualités, de forme très classique. La citation est empruntée à Cioran ; c’est le premier paragraphe du Précis de décomposition : « En elle-même toute idée est neutre, ou devrait l’être ; mais l’homme l’anime, y projette ses flammes et ses démences ; impure, elle se transforme en croyance, elle s’insère dans le temps, prend figure d’événement ; le passage de la logique à l’épilepsie est consommé... Ainsi naissent les idéologies, les doctrines et les farces sanglantes ». La citation est d’abord entièrement éclairée, sur un écran très lumineux, toutes les lignes à l’exception de la dernière, formée par « les farces sanglantes » qui restent imprimées noires, puis sont surexposées à leur tour et l’ensemble disparaît.

Immédiatement à la suite, défilent des images d’archives de la première moitié de l’année 1940, de janvier à août. Elles résument, très vite, comme en courant, en quelques minutes, l’évolution de la situation politique et militaire de la France pendant le début de l’année 1940 qui mène à la prise de pouvoir par Pétain. Monté selon la forme classique des films de montage à intention didactique, le passage rapide d’images d’archives et de pages de journaux, est accompagné en off par un commentaire dit par Michel Bouquet : le prologue a donc les défauts habituels du genre, la bande‑image et la bande‑son se font concurrence, passage trop rapide, trop de dates, trop de chiffres, trop de faits, une voix prédominante : à la limite, on peut dire qu’elles s’annulent, et que les redondances sonores et visuelles forment un tissu lassant et non‑mémorisable.

Au bout du compte, après avoir vu, à toute vitesse, quelques images d’explosion, de chars et de bombardements, quelques pages de journaux, quelques images de perron de chancellerie et de ministères, on arrive à l’armistice, et tout en voyant un petit poste de radio, on entend la voix de Pétain prononcer son fameux discours du 17 juin, « Je fais à la France le don de ma personne ». Et puis, brusquement, tandis que le son subsiste et qu’on apprend ainsi,la dissolution des deux chambres (Députés et Sénat) par Pétain ‑ à qui les pleins pouvoirs avaient été votés, peu avant, par ces deux chambres réunies, par 569 voix contre 80 ‑ le spectateur se trouve plongé devant un écran noir. La jonction de cet écran noir et de la fin de la République crée une métaphore visuelle au sens politique non ambigu.

La bande sonore se poursuit, et dans le début de cette nuit sans démocratie, dans le noir où salle et écran sont plongés, on apprend, de la voix de Michel Bouquet, l’origine des images qui suivront, ce sont des actualités franco‑allemandes et des moyens métrages ; il précise qu’elles présentent « La France telle que Pétain et les collaborateurs ont voulu qu’on la voie ». Et non pas telle qu’elle était. Voilà qui est dit.

L’entrée de Vichy fait choc, mais pas sa sortie : la composition narrative, on l’a dit, n’est pas symétrique ; au prologue ne répond nul épilogue, car les images de la Libération, qui devraient, dans la logique de l’Histoire, en tenir lieu, sont traitées à la file, au bout d’une actualité du temps de Vichy, d’août 1944, sans préavis visuel qui puisse répondre à l’écran noir d’août 1940. De ce fait, Vichy isolé, à son arrivée, des temps qui le précédent, glisse et s’effondre sans bruit, sans signe. Un embryon de symétrie, cependant, se fait jour dans la bande son : car à l’entrée comme à la sortie, Chabrol réintroduit les méthodes classiques, c’est le commentaire de Michel Bouquet qui ouvrait le prologue, c’est lui qui indique le passage aux images de la Libération. La structure est complexe, comme l’affaire qu’elle construit.

Lorsque, après le prologue, la lumière est rendue à l’œil du spectateur, c’est pour le titre du film,L’Œil de Vichy, en grosses capitales carrées blanches sur le même fond noir, et au son, Michel Bouquet précise que ces images faites ou diffusées par les autorités de Vichy pendant quatre ans sont assorties de leur son d’origine, et qu’un commentaire de 1993 n’interviendra que lorsqu’il a paru « nécessaire de fournir quelques informations supplémentaires. Ma voix vous les dira ». De fait, il interviendra moins de quarante fois, en deux heures, et toujours de la manière la plus brève, quelques secondes à peine.

Sur le plan de l’Histoire, L’Œil de Vichy proprement dit comporte deux parties, très inégales, mais dont le matériel visuel forme une nappe continue.

La première partie historique – l’État français ‑ dure les deux heures presque entières ; elle est un patchwork d’images produites en France et en Allemagne entre le 6 août 1940 et le 3 août 1944 ; la seconde, de quelques minutes, est une conclusion sur la fin du régime, sur la Libération, et se boucle sur l’arrivée de la voiture menant Pétain au fort de Montrouge, le tout en images d’archives tournées en France entre le 3 août 1944 et le 25 août 1945.

Or, sur le plan des images, si on prend, comme principe de découpage, la présence ou l’absence de matériel visuel d’archives, à l’exception de la citation et des génériques, toutes ces parties, historiques ou narratives, mangent au même râtelier : Archives d’avant le 6 août 1940 + Images du 6 août 1940 au 3 août 1944 + Images d’août 1944 à août 1945. Avant L’Œil de Vichy, dans L’Œil de Vichy, et après qu’il soit fermé par la Libération, la tonalité visuelle et sonore est la même : le noir et blanc, la mise en images, les cadrages, la sonorité, forment une nappe continue, avec un type d’images d’un autre âge que le nôtre. Ce temps appartiendrait‑il tout entier au passé ? C’est ce que semblent suggérer, à première vue, les images par leur qualité même.

La structuration des images par les images

Chabrol a construit avec art, mais aussi avec une astuce extrême, les images du passé nanties de leur discours propre qu’il leur a laissé : le risque était grand, en les choisissant, en les extrayant de leur contexte, soit de les réduire, soit de les monter en épingle et de fausser l’ensemble disparu. Ses interventions, montage visuel et les quelques intrusions sonores qu’il pratique, ont constitué autant de piliers qui ont structuré ces miettes pour en faire un ensemble.

 Les images d’actualités proprement dites

Toutes les actualités du monde, à cette époque, se ressemblent : il n’est pasde genre cinématographique plus codé, plus ritualisé, plus monotone [27] et plus ancien. C’est leur matériau, le réel, qui a constitué les premières bandes Lumière, Le train entrant dans la gare de La Ciotat, La sortie des usines Lumière, etc. Dans les années 1910, le tissu du visible y est organisé par diverses contraintes matérielles, notamment la lourdeur des appareils ; mais celle‑ci peu à peu vaincue, les routines acquises ont été en quelque sorte moulées et figées par la place rigide qu’occupait cette information dans le spectacle cinématographique hebdomadaire ; les actualités étaient un hors‑d’œuvre, et comme tel, se devaient d’être brèves ; pendant la Deuxième Guerre mondiale, elles avaient acquis de l’ampleur, pour leur valeur reconnue ‑ ou espérée ‑ de propagande et à cet effet elles étaient passées, de quinze à trente‑cinq ou quarante minutes ; quoi qu’il en soit, chaque sujet demeurait trop court pour traiter autrement qu’en signes ce qu’il prétendait exposer. En quelques minutes, et plus souvent en quarante secondes, on ne peut pas travailler en finesse et en développement rationnel. On cultive le signe, comptant sur lui pour déclencher les associations, et on joue sur la répétition pour le construire et l’entretenir dans sa chaîne sémantique.

S’ajoutait à cette nécessaire brièveté, qui entraînait le codage de l’exposé, l’étroitesse du champ d’information : c’était toujours les sports, les fêtes religieuses ou politiques, les applications de quelques grandes découvertes techniques, les grands chantiers, les inaugurations, les catastrophes naturelles. D’une manière générale, avant 1964, date de leur mort en France, les actualités évitaient les sujets qui auraient demandé un historique, une réflexion, elles ne jouaient que sur des parcelles capables de susciter l’émotion immédiatement partageable par la salle : c’est pourquoi elles ont été les favorites, sous Vichy et dans l’Allemagne nazie ou l’Italie fasciste, dans la formation ou au moins dans l’entretien d’une idéologie völkisch et communautaire qui s’appuie sur des magmas d’impressions, de clins d’œil, de contiguïtés esquissées. Le temps de passage des actualités convient aux mythes, car il ne permet pas de les interroger, de les mettre en question ; à peine sont‑ils montrés, à travers des enfants jouant dans les moissons, ou à travers un vieil évêque (Mgr Mayol de Luppé) en tenue militaire, qu’ils sont déjà remplacés, dans le même registre de l’émotion, par des soldats prisonniers revenus grâce à la « Relève » pour embrasser femme et enfant et marcher avec eux dans les sillons d’un champ, etc. Les mythes, les idéologies, ne font sens, n’apparaissent qu’à la faveur d’une répétition hebdomadaire.

Cette répétition est forcément cassée par Chabrol, qui tasse en deux heures ce qui a occupé quinze ou vingt minutes hebdomadaires pendant quatre longues années, c’est‑à‑dire, au minimum, entre cinquante‑deux heures et cinquante-cinq heures.

Mais à la répétition étalée dans le temps, à l’absence du contexte où se déployait la lente pédagogie filmique qui était reprise dans tous les autres moyens de l’État – l’école, les lois, la radio, les rafles, l’organisation sociale du travail, les camps de jeunesse, les expositions, les boutiques de propagande de la Révolution Nationale ouvertes dans les villes, les cartes de restrictions, etc. – à cette répétition, donc, Chabrol supplée par la compression des images, par le rapprochement, par l’analogie : les thèmes, la révolution nationale, la collaboration avec l’Allemagne nazie, la nécessité et les joies du travail obligatoire dans les usines allemandes, la propagande antisémite, au lieu de se trouver distillés et encensés à la petite semaine au cinéma, et vécus au jour le jour dans les contraintes, apparaissent dans L’Œil de Vichy comme ce qu’elles sont, les obsessions volontaires, les fils directeurs d’un régime qu’on s’attache parfois à montrer comme entraîné à faire telle ou telle politique.

En premier lieu, la collaboration avec l’Allemagne est présente de la première minute d’août 1940 à la dernière d’août 1944 ; dès août 40, les décombres sont déblayés « grâce aux Allemands », dont on ne dit pas bien entendu qu’ils en sont la cause. On voit et entend se succéder les déclarations sur les « camarades allemands » qui accueillent les ouvriers français dans leurs usines si propres et si bien équipées, déclarations qui accompagnent les fréquentes images de la Relève en 1942 (qui envoyaient des ouvriers en échange avec des prisonniers libérés avant l’heure) et du Service du travail obligatoire (STO) à partir de 1943. On entend et on voit les discours non ambigus de Pétain, lors de l’entrevue de Montoire qui a posé les principes de la collaboration, lors de l’anniversaire de Montoire en 1941, lors des premiers attentats des résistants sur les officiers allemands, lors d’une visite de Goering en décembre 1941. Collaboration qui fleurit sur les lèvres de Bousquet, d’Alphonse de Chateaubriand, de Georges Lamirand (Secrétaire d’état à la Jeunesse) parlant aux jeunes gens des Chantiers de jeunesse etc. Collaboration qui souligne les travaux du Mur de l’Atlantique, grâce auquel les Allemands « nous protégeront » ; collaboration activement militaire de la LVF (Légion des Volontaires français) sur le front russe, prôné par Pétain, par Mgr Mayol de Luppé et bien d’autres. Anniversaire de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, en 1943, avec les images des actualités allemandes du 30 janvier 1933, les défilés avec des torches, les grandes fêtes du régime nazi, le rappel des réussites sociales du IIIe Reich, etc.

Le régime est collaborationniste dans tous ses actes et les actualités le montrent par tous les canaux dont elles disposent, l’image et le son, en présentant la collaboration comme porteuse d’avenir, constructrice d’une Europe dont le cœur est la Grande Allemagne. On peut ici regretter qu’une intervention off de Michel Bouquet ne précise pas que la conception de l’Europe nazie n’est pas la même que celle de l’Europe de Maastricht et du traité de Rome.

Deuxième obsession du régime signalé par le deuxième bégaiement des images : la nécessité de rompre avec le passé, avec le mode de faire politique du passé, la nécessité de la Révolution Nationale qui doit être opérée ; ce projet et sa réalisation passent par une expression paternaliste, parfois menaçante, mais toujours soutenue par l’émotion et souvent une expression chagrinée ; Chabrol a intégré dans le film bien des extraits de discours de Pétain : discours de Nouvel An, ou prononcés à diverses occasions ou anniversaire (comme celui de l’armistice du 17 juin 1940, commémoré un an plus tard avec le fameux « Français, vous avez la mémoire courte »). On l’entend parler en off, ou, plus souvent, les actualités le montrent, devant un micro, assis sagement à une table dans un studio, lisant ses discours dominés par une plainte grondeuse : « L’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice » ; « Français, méditez vos malheurs » (fin 1942) ; « Les événements m’obligent à donner à mes voeux la forme d’une suprême exhortation », et, après avoir dit « je vous aime comme un père », Pétain évoque « la hideuse guerre civile » (fin 1943) ; courant 1944, « N’ajoutez pas aux épreuves de la France ( ... ) je vous demande de ne rien faire qui puisse compromettre le redressement de la France ».

En accompagnement à ce paternalisme ému et mécontent qui s’adresse aux adultes, on voit beaucoup d’enfants dans ces actualités, enfants‑images de l’avenir, enfants que l’on peut espérer former, et qu’on a plaisir à montrer, dessins des petits enfants pour « le maréchal », enfants partant en vacances, enfants qui écrivent à leur père prisonnier, enfants qui accueillent (avec des visages curieusement mécontents) les prisonniers au retour de la Relève, ou qui reçoivent des ours en peluche aux arbres de Noël, à Vichy.

Dans ce monde infantilisé, les activités de la Résistance intérieure apparaissent toujours en creux, parfois en litote ; elles n’apparaissent à l’image qu’en 1944, avec deux plans américains de condamnés. La Résistance extérieure est essentiellement traitée à l’aide d’images d’actualités des bombardements anglo‑américains, effectués notamment sur Renault, sur Clermont‑Ferrand, sur Rennes, qui mettent l’accent sur les familles en larmes devant des décombres et des cercueils. On verra plus loin comment Chabrol a compensé ces silences ou ces interprétations.

Car la troisième obsession du régime, ce sont les ennemis, les ennemis sans nombre, ceux du passé, du présent, du dedans, du dehors, ennemis de plus en plus nombreux d’un. régime de plus en plus miné, et basé, de toutes façons, sur la xénophobie, l’antisémitisme permanent, l’anticommunisme, auxquels se joignent bientôt l’antigaullisme, l’anglophobie et l’antiaméricanisme. Aux images, les actualités proprement dites, en tous cas celles sélectionnées par Chabrol, traitent le thème de l’antisémitisme à travers des sujets d’une grande banalité de mise en scène, représentant des meetings nationalistes, où des orateurs interviennent violemment contre « les juifs et les capitalistes », par exemple, Jacques Doriot, Alphonse de Chateaubriand, Philippe Henriot, etc. C’est au son que passe la haine, plus qu’à l’image. On assiste cependant en 1941, à l’inauguration de l’Institut des Questions Juives. Toutefois, là aussi, comme pour les images de la Résistance, le travail de Chabrol a corrigé considérablement le tir elliptique de ses documents : nous verrons plus loin comment il a suppléé aux actualités par d’autres éléments filmiques.

A cause des ennemis, les images des forces appelées à les combattre prennent de l ‘ampleur : défilé de la Légion Française des Anciens Combattants, entraînement des forces de police présentées dans les exercices de sport, défilé de la Légion Française des Volontaires (LVF) pour le front de l’Est, défilé des miliciens. Le film montre bien un régime infantilisant, mais militarisant, car menacé.

Au total, les actualités, si elles étaient muettes, seraient d’abord fades, voire ennuyeuses. Elles dénotent aussi un archaïsme que l’on n’a pas toujours à l’esprit, s’agissant de temps finalement assez proches, mais où les foins se font comme sous Louis XIV, le charbon de bois comme du temps des Gaulois, la culture dans les champs comme du temps de Millet. Archaïsme des techniques et pauvreté des vêtements imposés par les restrictions, mais aussi choisis pour figurer aux images d’un régime qui vit de l’idéologie du sol et de la tradition.

 Les documents de propagande

Au lieu d’adopter l’habituel commentaire, Chabrol a laissé les images d’actualités se faire architecturer, armaturer, armer, par d’autres images qui leur sont contemporaines, qui servent de pilier à l’ensemble, soutenant et donnant une unité aux discours monocordes, hachés, toujours un peu essoufflés, parfois joyeux ou même triomphalistes, des petits morceaux d’actualité et qui, sortis de la grand’messe de leur spectacle hebdomadaire, risqueraient de perdre leur sens. Ainsi, la propagande rampante de l’actualité est‑elle reprise sur le double thème de l’ennemi et de l’antisémitisme, qui se tiennent évidemment par la main.

Les extraits des moyens métrages viennent s’enchâsser dans les petits bouts d’actualités, avec lesquels Chabrol a pris soin de les mettre en relation de contiguïté, locale et idéologique, qu’ils viennent souligner et éclairer violemment, pour deux raison au moins : la première est qu’ils annoncent la couleur idéologique sans fard, ils sont de la propagande pure et ne font pas dans le détail, ils grossissent les traits, les inventent, les métaphorisent, avec outrance. La deuxième raison de leur violence est qu’ils font irruption dans le ronron visuel tiré des vues hebdomadaires, car ils utilisent des procédés plus sophistiqués, surimpressions, très gros plans, coups de lumière, maquillage, mouvements de caméra plus vifs et plus nombreux, ou d’autres techniques, dessin animé notamment, etc [28].

Sont ainsi utilisés Le Péril Juif, Les Spéculateurs, l’exposition Le Juif et la France (exposition itinérante en zone occupée et en zone libre). Il faut en dire un mot, car on peut soupçonner qu’ils sont à l’origine des réticences provoquées par le film de Chabrol, à l’origine d’une gêne, que pour ma part, j’explique par leur terrible proximité avec les discours xénophobes, racistes et nationalistes qui montent à vue d’œil dans ces dernières années en Europe.

Le Péril Juif est monté immédiatement après le tout petit sujet, consacré à l’inauguration de l’Institut des Question Juives. Avec le moyen métrage, tout s’éclaire, si je puis dire, sur ces « questions juives ». Le film se présente comme un reportage, avec des images et un discours insistant sur l’analogie « du Juif » avec des rats entassés dans des caisses, grouillants : la métaphore est longuement exploitée, les animaux et les hommes constamment confondus, car les images montrent, avec les rats, ce que les paroles disent des juifs. Puis, la métaphore animale change, le commentaire parle de vermine et on voit des cafards grimpant sur des murs crasseux, la caméra fait un quart de tour, montre un coin de cuisine encombrée, un bout de table où une femme, des vieillards barbus et des enfants sales, au regard hostile, sont mis en parallèle avec des mouches et des cafards sur lesquels la caméra refait un quart de tour. Retour aux rats, fin de l’extrait, parfaitement immonde d’un bout à l’autre.

Deuxième extrait, toujours pour l’année 1941 : Les Spéculateurs. Là, nulle comparaison avec des animaux sales et nuisibles ; on voit la Côte d’Azur, les casinos, les plages, les colliers de perles, les yachts, et, sur ces images de richesse et de vie facile, en plan rapproché, avec des fondus enchaînés et des surimpressions, glissantes à l’œil, le commentaire joue les vertus et condamne les juifs : ils seraient les seuls, dit‑il, à ne pas vivre dans l’ascétisme recommandé par les discours vertueux et punitifs de Pétain, qui ponctuent le film, cet ascétisme devant venir en expiation (de ce que Pétain dénonçait comme des fautes politiques et morales, Front populaire, parlementarisme, communisme). La bande est montée immédiatement après les images du procès de Jacques Nathan, pendant que Michel Bouquet, off, en commentaire externe, rappelle la deuxième vague de lois antijuives, celles du 22 juillet 1941, sur l’aryanisation des entreprises. Montrer Les Spéculateurs en 1941avait pour objet de justifier les confiscations qui les ont suivies ; les montrer en 1993 rappellent qu’elles étaient injustifiables.

Un petit dessin animé, Nimbus libéré, est consacré aux craintes que suscitait ‑ craintes non dites – l’activité des préparatifs anglais et américain dans le printemps 1944. Premier plan, le professeur Nimbus écoute Radio‑Londres dans son pavillon. Deuxième plan, le speaker de Radio‑Londres, un personnage caricatural, illustration des fantasmes xénophobes réunis, mi‑moyen‑oriental, mi‑africain, avec des grosses lèvres, un gros nez et des cheveux crépus, crie dans un micro avec un fort accent yiddish : « Nous arrifons, nous arrifons ». Les plans suivants se passent dans le ciel, envahi d’escadrilles, dont les avions sont conduits par Mickey, Donald, Popeye, qui bombardent Nimbus et sa maison. En dernière image, sur les ruines d’où la radio de Nimbus émet toujours, on entend « Notre émission est terminée », tandis que la Mort, avec ses ailes noires et sa faux, se pose sur les décombres. Chabrol fait suivre le dessin animé par un court‑métrage intitulé Anticipation, débarquement anglo‑américain imaginé, et repoussé par les Allemands depuis les bunkers du Mur de l’Atlantique. L’humour en est grand en 1993.

Techniques de collages et de passages

Aux extraits de documents de propagande Chabrol ajoute ses armes, multiplie les clins d’oeil et les rapprochements, suggère les associations ; ainsi, au premier renvoi de Laval par Pétain, montré aux actualités de 1941, il fait succéder la publicité d’une poudre à laver, la poudre Lavor, au Gala des Gardiens de la Paix, qui se déroule au Vél’ d’Hiv’, succède la réclame de la gaine Scandale et on peut entendre « C’est une Scandale » comme ’C’est un scandale’. Et je ne suis pas sûre que la prédilection qu’il semble avoir pour les plans de Scapini, homme politique aveugle, qui passe et repasse dans le tissu du film, au gré des actualités, avec une coquille noire lui cachant l’œil droit, lisant ses discours rédigé en braille, toujours escorté de fidèles accompagnateurs, ne soit pas l’illustration dérisoire, le symbole, de L’Œil de Vichy.

Avec les images, Chabrol utilise aussi la technique du passage de couleurs en peinture : l’exemple le plus réussi est la mise en lumière, sans qu’on la voie jamais, de la rafle du Vél’ d’Hiv’ et de la déportation. Les actualités sont muettes, et aveugles, sur la rafle de Juillet 1942. Mais Chabrol en fait parler les autres images, entre elles. Car, d’années en années, le Vél’ d’Hiv’ est présent aux images, bien décoré, les gradins bien remplis, galas des Gardiens de la Paix, gala des Volontaires de la LVF, meetings nationalistes, et, en creux, en absence, terriblement présent, le Vél’ d’Hiv’ et la rafle des 16 et 17 juillet 1942. Chaque fois que l’image du Vél’ d’Hiv’ apparaît, la rafle est là, absente, invisible, insupportable, avant d’avoir eu lieu et après y avoir eu lieu. Elle est collée au lieu réel. Le travail d’échos ainsi créés est politique et superbe.

Les apparitions régulières des trains en partance pour l’Allemagne, la Relève, le STO, le retour de prisonniers de guerre à Dieppe, etc., ont le même pouvoir évocateur rappelant en contrepoint les trains de déportés toujours invisibles. Shoah, de Claude Lanzmann (1985), était construit sur ce va‑et-vient ferroviaire et mortel. Et pourtant, c’est à propos d’une vision de trains qu’intervient peut‑être une des seules erreurs, dans le film de Chabrol : j’y viens avec l’examen du travail opéré sur la bande‑son.

La bande‑son et l’inquiétude

Au temps de Vichy, on montre peu, ou pas, ce qui va mal dans la situation et les projets : les ellipses, les silences, au mieux, les litotes et les allusions sont les places réservées à la Résistance, ou tout simplement aux difficultés de ravitaillement, aux complications du marché noir, à l’existence puis au gommage de la ligne de démarcation au moment de l’occupation générale de la France en novembre 1942. De même, la guerre que l’Allemagne, aidée par la LVF, mène sur les différents fronts, Est, Afrique, Italie, n’apparaît à l’image que lorsqu’elle est victorieuse ; seule, une écoute très attentive des commentaires permet de noter des changements : ainsi les Allemands, en 1941, sur fond de carte de la Caspienne, « combattent le bolchevisme », mais en 1943, ils « se défendent » en Russie. Les bombardements sur la France ont pour seuls commentaires des déclarations indignées sur l ‘Angleterre prenant pour cible le peuple français. On peut soupçonner, aussi, dans la répétition des thèmes de la pénitence chers à Pétain, que tous les Français ne suivent pas ses conseils de travail et de rédemption par la Révolution Nationale. Passent aussi les dénonciations, officiellement recommandées par Pétain, lorsqu’il demande, au lendemain d’un attentat contre des officiers allemands, de dénoncer les auteurs de ces actes pour, dit‑il, épargner la vie des Français (allusion à la pratique des otages fusillés en représailles). Rien de ceci n’est hélas, bien original.

Cette bande‑son attendue, classique, y compris dans ses silences, Chabrol l’a parasitée, achevant ainsi le travail commencé par la structuration des images, pour introduire un contrepoint au discours général de Vichy, ce qu’il déforme ou dissimule [29].

Il pratique deux types d’intrusions : les surimpressions sonores empruntées au temps passé et les interventions contemporaines de Michel Bouquet.

La Résistance, par exemple, apparaît par les soins de Chabrol, bien avant les allusions chagrines de Pétain, dès 1941, dans la bande‑son où il a mixé en contrepoint sonore des éléments émis par Radio‑Londres, musique, messages, et les brouillages‑radio faits par les Allemands ; ce travail sonore prépare le débarquement et la reconquête de la France et de Paris, qui éclatent en quelques images dans les actualités de l’après‑Vichy, en ce mois d’août 1944 où tout bascule.

De même, les discours triomphalistes officiels, qui vantent le STO sur images de trains en partance, sont‑ils démentis de deux façons, une première, à l’image par les visages fermés des gens réquisitionnés sur les quais de gare, et une seconde, par « Ne va pas en Allemagne », slogan résistant que Chabrol introduit en sur ou sous‑impression sonore, avec son rythme sourd et syncopé « Ne ‑ va pas ‑ en Alle-magne ». Tous ces sons liés à la Résistance, et en indiquent la montée en intervenant de plus en plus souvent dans le cours des années.

Trente‑sept brèves phrases de Michel Bouquet, ‑ à part la présentation du prologue, et celle qui accompagne la fin du régime (débarquement, retour du Général de Gaulle, bal de 1945, retour des trains de déportés, retour de Pétain de Sigmaringen) ‑ se glissent au cours des quatre années d’occupation, formant toutes contrepoint ou complément à l’image et au son d’origine ; quelques exemples : en 1941, sur images de jeunes volontaires de la LVF, Michel Bouquet lit le télégramme de félicitations de Pétain : « Vous détenez une part de notre honneur militaire ». En 1942, sur images des bombardements de Renault sur l’Ile Seguin et le 16e arrondissement tout proche, Michel Bouquet dit que les usines Renault travaillaient entièrement pour l’Allemagne, dont la France était le premier fournisseur européen en matière industrielle. En 1943, sur images de froids paysages de Russie, il annonce la reddition de von Paulus, que les actualités n’évoqueront pas. En 1944, sur une courbe de chômage réduite à zéro entre 40 et 44, il explique que cette soi‑disant résorption est due au fait que de nombreux ouvriers français réquisitionnés travaillent en Allemagne et que les camps de prisonniers et de déportés accueillent le reste de la statistique.
Tout cela est très bien venu et ajusté.

Une seule erreur, ai‑je dit plus haut : elle intervient en 1942, et concerne ce que Chabrol a pourtant par ailleurs le mieux réussi, c’est‑à‑dire la mise en lumière des pratiques antisémites de Vichy, cette réussite globale atténuant d’ailleurs la portée de l’erreur. Juillet 1942, les actualités montrent des trains de vacances du Secours National partant pour Vierzon, avec un commentaire radieux sur les œuvres de l’État Français, qui permettent aux enfants d’aller vers l’air pur et la nature ; Michel Bouquet intervient en surimpression sonore pour rappeler qu’au même moment, la rafle du Vél’ d’Hiv’ envoie des trains d’enfants juifs vers les camps de Compiègne, Pithiviers et Beaune‑la‑Rolande, puis vers Auschwitz. Pour qui connaît bien les images des trains de déportés, nulle ambiguïté, on est même reconnaissant à Chabrol de faire ce parallèle entre ces enfants contents et ceux, qu’on ne montre pas, entassés, terrorisés, dans des wagons à bestiaux. Chabrol est un cinéaste, et donc, pour lui, l’image n’est pas illustrative par rapport à un scénario, elle fonctionne à part entière, elle montre quelque chose et on peut en dire une autre en contrepoint. Cependant, il y a, à cet instant précis et unique, un danger de lecture d’images, car est‑on tout‑à‑fait sûr que l’ensemble du public de 1993 ne prenne pas les vues des trains d’enfants partant en colonies de vacances pour une illustration de ce que dit Michel Bouquet dans son ton très neutre ? Les enfants juifs partiraient dans des trains de voyageurs en embrassant leurs mamans sur le quai : erreur d’autant plus facile à commettre que, dans la plupart des films de montage, et contrairement à L’Œil de Vichy, l’image est traitée en second couteau comme une pure illustration des commentaires qui tiennent le fil du récit ; cette pratique courante forme l’œil, l’oreille et la pensée du spectateur à marcher ensemble, ce que chez Chabrol, ils ne doivent pas faire. Au‑delà de cette pratique et de la confusion qu’elle risque d’engendrer, est-on sûr que tout le public ait présent en esprit les images si différentes de trains de déportés, les wagons à bestiaux plombés, où l’on a entassé les enfants juifs ? Pour ma part, je ne jetterai pas la pierre à Chabrol, comme certains ont cru bon de le faire, je déplore seulement que le commentaire sonore n’ait pas précisé que ces trains qui partaient à l’image, n’étaient pas ceux qui partaient au son ; il fallait les séparer, les distinguer, appuyer carrément sur l’opposition. Il fallait prendre en considération le temps qui passe et qui transformera le public, pas forcément très savant en histoire. Et sans doute fallait‑il aussi décaler de quelques secondes le rappel des trains de déportés vers l’image suivante et ne pas compter seulement sur la vertu de l’allusion qu’elle contient : Chabrol montre un bout d’archives où des forestiers fabriquent du charbon de bois pour le gazogène, mais l’allusion aux fours crématoires est nette, de même les tissus synthétiques en cheveux qu’on voit fabriquer à l’image suivante. Là encore, parallèle entre les projets et réalisations que se montre Vichy (trains de vacances, charbon de bois, tissu) et le silence sur sa politique : en rapprochant le commentaire de Michel Bouquet sur les camps, l’allusion aurait été facilitée. On ne peut pas compter que les ‘images parlent’, si on parle d’autre chose de semblable et différent tout à la fois, en même temps, car alors on peut craindre qu’une image mentale appelée par le sonore (les trains de déportés) et une image visuelle (les trains de vacances) viennent se court-circuiter.

Une remarque pour terminer cette étude du son : la bande que Chabrol parasite, presque toujours très habilement, a son propre son, identique d’un bout à l’autre, du prologue à la fin, et l’une des marques du film est sans doute ce ton et cette sonorisation, criards, métalliques, emphatiques, gonflés, que chacun reconnaît comme signature sonore du cinéma, à partir du moment où il s’est mis à parler (1927 en date officielle et technique, mais 1931‑32 pour la grande diffusion commerciale) et avant les perfectionnements des années Cinquante. L’Œil de Vichy, certainement, mais certainement aussi la voix de Vichy, la bouche de Vichy, avec les accents provinciaux de beaucoup d’hommes politiques, avec le ton assourdi, la diction un peu cotonneuse et hachée de Pétain, avec la joyeuse assurance des commentaires, avec les élans sonores des orateurs, qui nous paraîtraient risibles, si ce qu’ils disaient n’était pas si sinistre. Or, la bouche de Vichy, la voix de Vichy, sont en grande ressemblance, par leur discours, avec celle des extrêmes droites d’aujourd’hui. Aussi, de fades, le son les rend‑il menaçantes, inquiétantes, et malgré l’archaïsme de la sonorité, terriblement actuelles et présentes.

Vous avez dit ambiguïté ?

Avant de quitter le passé ‑ cette utilisation des images, ce montage - quelques questions subsistent.
Distingue‑t‑on dans les actualités celles qui proviennent soit des firmes allemandes (traduites), soit des firmes françaises. À l’image et au commentaire, les images produites par la France et l’Allemagne sont unifiées par le style du genre actualités, et par des idéologies qui se touchent par bien des points (même si les différences entre le régime pétainiste et le régime nazi sont grandes). Aussi, est‑ce moins le style, unifié, qui permet de les reconnaître, que le lieu de leur tournage : il y a bien des chances que les images du front russe ou de Goebbels parlant au Sportpalast de Berlin, proviennent des firmes d’Allemagne, et que les chantiers de jeunesse faisant les foins en chantant dans les campagnes françaises sortent des studios de Joinville.

La France vaincue et occupée n’a pas vraiment de politique cinématographique indépendante [30] et les produits filmés, par sympathie idéologique et par force, voisinent absolument avec ceux de l’occupant. Les nuances du soubassement idéologique (car l’Allemagne nazie et la France pétainiste offrent ces nuances) ne sont pas directement lisibles, visibles, dans les images. Une étude que j’ai menée il y a plusieurs années, sur l’Allemagne de Weimar, me permettait de conclure que les actualités muettes produites par les firmes qui sympathisaient avec les partis de gauche (la firme Emelka notamment) ne travaillaient pas l’image elle‑même de manière vraiment différente de celles de la droite ultra (Hugenberg). Les tics de prise de vues étaient les mêmes, la formation des cameramen, techniquement, était la même. C’était plutôt dans la proportion des sujets à résonance folklorique que se lisait la position politique d’une firme. Et encore, cela n’est‑il pas toujours vrai [31].

On trouve une nouvelle preuve de l’extraordinaire ressemblance des actualités, indifférentes au contexte politique, dans la fin du film de Chabrol : les quelques images de la libération de Paris, la fameuse intervention du Général de Gaulle sur « Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé mais Paris libéré », le défilé sur les Champs‑Élysées, la foule dansant dans les rues le 14 juillet 1945, le retour de Pétain et son incarcération au Fort de Montrouge, toutes images produites hors du cadre politique de l’État français et de l’occupation allemande, ressemblent comme des sœurs à celle de L’Œil de Vichy. Les personnages ne sont pas les mêmes, mais la manière de les filmer, oui, tout comme le beau noir et blanc de cette époque, tout comme le son ou l’emphase du ton. Il y a presque une gêne à constater qu’il s’établit ainsi une parenté, par l’image et même par le son, entre les deux bouts du mois d’août 44, renforcée par les invocations à celle qu’il faut toujours préserver, la « France éternelle », évidemment monopolisée à des fins radicalement opposées.

On peut s’étonner que ce type de montage des documents ait désarçonné un certain nombre de spectateurs, qui regrettent qu’un solide commentaire contemporain ne leur ait pas donné la main, montré la route, et n’ait pas mis au rancart, relégué dans le passé bien clos, la voix de Vichy et ses propos affreux. Regret curieux : désir de subir une lecture imposée, désir de se conformer à la gestalt confortable de l’alouette fascinée par la puissante image, plutôt que d’avoir à faire travailler son regard, son écoute, de créer ses associations, en un mot de faire une lecture attentive et active, la seule valable, des propositions de Chabrol [32].

Spectateurs ou critiques ont parlé d’ambiguïté. Certains pensent qu’il aurait fallu, carrément, ne pas montrer le film. Bernard Frank dans un récent article, qui résume assez bien la polémique générale, raille ceux de ses confrères qui auraient voulu qu’on rétablisse une censure à propos du film : « Tout a épouvanté nos chroniqueurs dans L’Œil de Vichyde Chabrol. S’ils en avaient eu les moyens, ils auraient interdit, du moins censuré, ce film qu’un peuple d’abrutis ne sauraient voir sans danger. Ils lui auraient appliqué les méthodes en vigueur sous Vichy et auraient enjoint au Marion ou au Morand qui se serait occupé du cinéma de couper ça mieux que ça » [33]. Tout en raillant ces rêves de méthodes expéditives, Bernard Frank n ‘en ajoute pas moins qu’il aurait fallu sous‑titrer le film : « Quand on entend dire que les juifs sont des rats, que sous le nazisme, il n’y avait pas de chômeurs, ça risque de donner de mauvaises idées, de fausses espérances (...) Il risque d’y avoir confusion, amalgame. » [34] Les extraits de Vichy seraient donc censés apporter des arguments aux xénophobes d ‘aujourd’hui. Comme si ceux‑ci avaient eu besoin d’attendre Chabrol pour connaître Vichy, Pétain, l’antisémitisme et son arsenal ! Là aussi, même air connu, le spectateur serait toujours une alouette. Les yeux reçoivent bien l’image, mais tout se passe comme s’il n’y avait rien derrière, aucune pensée, aucune faculté de jugement.

Montrer, ne pas montrer ? Montrer en risquant de plaire à ceux qui pensent comme en 1941, que les juifs, ou « les autres », sont des animaux malfaisants ? Montrer et faire entendre ? Montrer aujourd’hui n’a‑t‑il pas pour enjeu d’obliger le sourd de 1993 à entendre ce qui se dit autour de lui, et qu’il ne veut pas toujours entendre, l’obliger à faire le lien entre les racismes et leur cortège de désirs, de 1940 et de 1993 ? On retrouve ici les propos du Dr Regnault, dans L’Illustration de 1896 : le film de Chabrol « extériorise » du familier, du connu, nous oblige à en prendre conscience. Nous ne trouvons pas forcément cette image attrayante.

Où y a‑t‑il ambiguïté ? Davantage dans la demande que dans l’offre. Le matériel de Vichy n’est pas compliqué, il ne succombe pas sous le poids de la polysémie, Chabrol a raison, les images parlent entre elles, ou, mieux, il les a fait parler entre elles, et, nous parlant du passé, elles nous parlent aussi de notre présent. Les reproches d’ambiguïté, les critiques, les gênes, dessinent, cernent une demande qui ne serait pas satisfaite : aux images du passé, on demanderait de montrer le passé, et si elles sont gênantes, d’y rester, de ne surtout pas venir faire écho avec le présent, de ne pas inquiéter.

Il est vrai que la voix de Vichy, tout comme son œil, sont gênants. On n’est pas content, on n’est pas réconforté, ni pendant le film, ni quand on en sort. J’étais même, à chaque fois, aussi accablée qu’au premier visionnement. Car malheureusement, on sait très bien que, sortant de la salle de cinéma et du passé, on trouve dehors, au grand jour, bien des éléments qui lui ressemblent.

La réussite du film est précisément de faire le lien entre le passé, entre ces images démodées issues du réel dont on voudrait que l’idéologie soit aussi périmée que leur technique, et le présent, avec ses faits qui envahissent nos modernes journaux télévisés : la xénophobie, le discours sans argument des partis nationalistes, désignant à nouveau l’étranger, le juif, l’immigré, comme des rats dont il faut se débarrasser, ne sont pas monuments d’archives. Le film le dit doublement ; d’abord par la permanence, atterrante monotonie du fond xénophobe et antisémite ; et ensuite par sa structure même : on se rappelle que si une parenthèse en forme d’écran noir ouvre sur Vichy et semble l’isoler, nulle parenthèse ne l’enferme de l’autre côté. Pour Chabrol, L’Œil de Vichy, la Bouche de Vichy, ne sont pas fermés.

II. 2. Témoin n°1 

Un témoin au banc des accusés

Des images historiques, de l’extériorisation d’un passé qui bave dans le présent, passons à présent l’écran de télévision et à ses émissions en direct. Les images y sont celles du présent sans recul, le présent tout court, tel qu’il se montre dans les reality‑shows, ces sortes de monstres composites, modèles hérités des télévisions américaines et anglaises où ils prospèrent depuis plusieurs années. Les reality‑shows, spécialités de TFI, ont pour but, au moins leur nom l’indique‑t‑il, de « montrer la réalité », de la mettre en scène, en spectacle, et, comme telles elles rejoignent un autre monstre linguistique, le show‑biz. Elles plaisent ou déplaisent. Sans nuance. Quand elles plaisent, c’est sous le double bouclier confortable des taux d’écoute et de l’aide qu’elles apporteraient aux individus en détresse. Quand elles déplaisent, on adopte le discours des singes d’une publicité télévisée considérant leur linge sale : « Basta les mégabeurk ». On se reportera au travail d’Anne‑Sylvie Pharabod : elle a dépassé ces deux attitudes et a analysé à fond la structure de l’une des plus anciennes d’entre elles, Perdu de vue, et son travail est le premier ‑ et aujourd’hui le seul ‑ modèle d’approche de ce type de spectacle [35].

En février 1993, un nouveau reality‑show, Témoin n°1 est lancé par TF1, consacré aux affaires judiciaires non résolues, qu’il s’agisse d’enquêtes arrêtées ou en panne, faute d’informations suffisantes, ou qu’il s’agisse de la découverte de cadavres non identifiés, énigmes qui empêchent de dépasser le stade de l’enquête et d’ouvrir une instruction.

Témoin n°1 est ici l’objet d’une analyse restreinte – l’émission est trop récente pour constituer une série suffisante ‑, mais justifiée par la polémique qu’elle soulève. En effet, lorsque l’émission se met en route, fin

Février 1993, elle suscite des attaques qui ne s’étaient pas systématisées autour des autres productions de l’unité de programme de Pascale Breugnot : ainsi, pour Perdu de vue, Anne‑Sylvie Pharabod montre que l’hostilité ne dépasse pas le commentaire, l’agacement, le zapping tout au plus. Pour Témoin n°1, les critiques se sont groupées, officialisées et adressées aux pouvoirs publics. Mea Culpa est en train de provoquer à son tour des réactions.

Une demande d’audience a été déposée par le Syndicat de la Magistrature et Les pieds dans le PAF [36] au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et au Ministère de la Justice, en vue d’une interdiction de l’émission sous sa forme de Février 1993 : « L’instruction ne peut être soumise à la pression de l’opinion publique au rythme et au temps de la télévision qui reposent sur l’immédiateté et la superficialité » [37]. Le temps pour le CSA de fixer son calendrier, le 26 avril s’est trouvé être à la fois le jour de la deuxième émission et le jour de l’audience au CSA. Reçus par cet organisme, les deux associations ont présenté leur requête en vue de la suppression d’une émission qui, selon eux, donne « (...) une image faussée et mensongère de la justice et participe au développement d’un climat sécuritaire dans le pays ».

Deux accusations, d’ordre différent : d’une part, les émissions donnent une idée fausse du fonctionnement de la justice et, ce faisant, la gênent dans son fonctionnement réel, et d’autre part, le thème même, recherche et dénonciation d’assassins, titille des sentiments, des pulsions, des craintes mal maîtrisables et qui peuvent conduire aisément à des abus, des délations, des vocations de redresseurs de tort.

Pourtant, après une interruption de deux mois, qui a été signalée lors de la reprise, mais non justifiée ‑ juste une litote, qui est la figure de style préférée de Jacques Pradel, l’animateur, accompagnée d’une mimique de tristesse et d’incompréhension ‑, Témoin n°1, deuxième numéro, a été diffusé le soir même de l’entrevue au CSA, 26 avril. Elle a eu lieu, à nouveau, le 23 mai, gagnant ainsi, dans le silence des institutions d’Etat, la garantie de son rythme mensuel. TFI semble avoir gagné, au moins provisoirement, le droit de jouer de ses bonnes intentions.

Les images et leur cadre

Il faut rappeler les éléments scénographiques et les éléments iconographiques de Témoin n°1, qui fonctionne, comme ses émissions-sœurs, en direct sur un plateau conçu pour elle ; on comprendra mieux le débat d’opinions que l’émission a soulevé et les problèmes d’espace filmique qu’elle crée.

Au fond du décor, dans une sorte de dunette surélevée, qui évoque une tour de contrôle aérienne ou une nacelle pour dictateur informatique de science fiction des années Soixante‑dix, avec tableau de bord complexe, sont installés Patrick Meney et Richard Michel, deux des animateurs concepteurs de l’émission, chargés des relations extérieure, du filtrage des coups de fils que des « témoins » éventuels et qui resteront invisibles, pourront passer. En contrebas de la dunette, et tout‑à‑fait au premier plan de la scène, deux hautes tables, face à face, sans chaise, figurent sans nul doute deux « barres » de témoins des salles de justice. En fait, ce ne sont pas les témoins qui viendront, mais les plaignants, ou les parties civiles de cette mise en scène de procès ‑ procès fait à qui, c ‘est une autre question ‑, accompagnés éventuellement de leurs avocats : en face d’eux, Jacques Pradel fait venir les juges d’instruction chargés des dossiers litigieux. Le but du face‑à‑face est de faire appel à nous, spectateurs.

Entre les deux tables et entre les deux espaces (bas et haut, terre et ciel), et entre le visible du plateau et l’invisible où s’inscrivent les spectateurs, Jacques Pradel assure le lien, son paquet de fiches à la main : il met en communication la dunette céleste, les barres de déposition, la salle d’audience, dédoublée en un élément visible (les gens invités sur le plateau) et un invisible, c’est‑à‑dire nous, spectateurs privés, sur nos canapés.

Jacques Pradel circule, interroge d’en bas de la dunette, et son regard est suivi alors par une caméra en contre‑plongée respectueuse vers ladite dunette, parle, dans son téléphone portable, avec le hors‑champ, par conséquent avec nous, éventuellement. Car nous sommes appelés à participer. On demande au public invisible son témoignage. Il nous faudra dire ce que nous aurions vu, il y a des années ‑ certaines affaires remontent à cinq ou sept ans et que d’autres n’ont pas vu ou mal vu, ou trop peu vu.

Comme tout reality‑show, celui‑ci a une structure, mais encore mal fixée, puisque l’émission fait problème et ne roule pas avec la majesté douce, tranquille et bien rôdée de Perdu de vue. Actuellement, au bout de trois passages, le système d’images repose sur un montage de phases de plateau, décrites ci‑dessus, et de petits bouts de films ou de photos, chargés d’illustrer les cas sur lesquels on demande témoignage.

Ces trois types d’images alternent : le direct du plateau ; des films de semi-fiction ‑ qui sont les reconstitutions d’assassinats non élucidés ‑ et des documents d’institutions, photos de morts non‑identifiés, photos de morgue ou portraits‑robots d’expertises, appartenant au monde judiciaire ou à celui de la médecine légale. Un spectacle ‑ un show ‑ composé d’éléments disparates, télé directe, fiction, institution. Télé dans son cadre, semi‑fiction cadrée, institution décadrée.

Sur les films de reconstitution, les assassins inconnus figurent, de dos, silhouettés indicatives, joués par des acteurs, sans visage, juste une allure, une taille, quelques vêtements, brimborions issus des souvenirs des dépositions, tentation aussi pour des délations non justifiées : le blouson de

cuir de cet homme inconnu qui court dans le film après avoir tué une jeune fille ne ressemble‑t‑il pas au blouson de mon voisin ? On voit la dérive possible et l’on comprend les protestations suscitées par ces reconstitutions. L’appel à témoin peut tourner facilement en provocation à la délation imaginaire, au désir de se venger de tel ou tel en lui causant des ennuis.

Une déréalisation, un éloignement de la réalité des faits, se produit, par la parenté avec les séries policières favorites, Rick Hunter, Colombo, qui est flagrante, avec un ton dramatisant « Il [le mort] ne pouvait pas prévoir qu’un autre rendez‑vous l’attendait, un rendez‑vous fatal ! ». Cela fonctionne comme Les Cinq dernières minutes, sauf que le film s’arrête avant la fin, car on ne connaît pas, justement, le dénouement : on est dans le registre du mystère, du suspense.

Les photos d’identité judiciaire jouent sur le registre de l’émotion : une petite fille retrouvée assassinée dans les bois, sans nom, ne va‑t‑elle pas venir exciter la grosse meute, toujours en haleine, qui, trouvant la police et la justice incapables, s’arment et font tout seuls la loi selon leur flair, comme dans les Scènes de chasse en Bavière [38]. Les Pieds dans le PAF le leur ont reproché, lorsqu’ils disent craindre le dérapage du « climat sécuritaire ».

Le 26 avril, dans le monde fictionné des reconstitutions, un court‑métrage, Le grain de sable, reconstituait un crime déjà élucidé. Des acteurs jouaient qui, l’assassin, qui, la femme assassinée, la cousine de l’assassin, le fils de l’assassin. La scène de l’assassinat se déroulait dans le parking du grand magasin où elle avait vraiment eu lieu. Là, point d’acteurs : les vrais gardiens du parking, ceux qui avaient été les témoins, rejouaient leur vrai rôle. Leur attention avait été attirée sur le fait qu’un homme avec un casque de moto avait couru et sauté dans une voiture. Cette bizarrerie ‑ moto/auto ‑ les avaient conduits à relever le numéro de la voiture ; une fois le cadavre découvert, le numéro de cet homme au comportement bizarre avait permis de remonter la filière et de retrouver l’assassin. Le film terminé, les gardiens étaient sur le plateau, félicités de leur perspicacité, et de leur action, devant l’une des barres de témoignage du décor. Le Grain de sable était fait, disait Jacques Pradel, « pour montrer l’importance d’un témoin pour envoyer quelqu’un en prison ». Et cela leur valait d’être là, sur le plateau, héros. Ce film mêlait ouvertement la notion de bon exemple et celle, plus ambiguë, de repérage d’un comportement bizarre, et enfin, il servait de récompense à une dénonciation, par la spectacularisation des dénonciateurs. Mais il négligeait une dimension humaine de taille, l’impact de la reconstitution sur la vraie famille du vrai assassin : on peut douter que l’émission lui ait plu.

La patinoire des bonnes intentions

TFI se targue d’être la bonne fée. dans les situations de crises qui affectent les individus : des couples en difficultés (L’Amour en danger), des familles désunies ou amputées par des fugues récentes ou anciennes, ou par des pertes d’emploi catastrophiques (Perdu de vue), le chirurgien des abcès que sont les scandales qui divisent les villages (Mea Culpa). Ne soyons pas naïfs, on sait bien que, quel que soit leur discours‑bouclier, le souci premier des producteurs est l’audience et les parts de marché publicitaire.

Or les bonnes intentions, non seulement masquent cette logique commerciale légitime, mais encore servent à dessiner une morale publique. Drapée dans un amalgame de psychanalyse, d’assistance sociale et des bonnes œuvres d’autrefois [39], la chaîne tient ouvertement à mettre en scène des choses émouvantes et à réparer les pots cassés chez et par des individus. Dans l’ensemble de l’unité de production, sous couleur de venir en aide, par ses spectacles de la misère et du malheur réparés, TFI propose, en creux, des normes ou des renormages, pour les individus qui se trouvent aux prises avec les institutions de base de la société, couple, famille, voisins. Ce renormage se fait doucement, à la petite semaine, à force de montrer les mêmes pots cassés et les réparations.

L’intention de bienfaisance de Témoin n°1 reste la même : si l’on écoute Jacques Pradel ou Patrick Meney [40], TFI se propose de mettre fin au calvaire des familles atteintes par la mort de l’un de leurs membres : mais pas n’importe quelle mort, pas dans n’importe quelle circonstance ; dans le premier cas, le disparu a été retrouvé mort assassiné, de cela on est sûr, à ceci près que l’enquête et l’instruction sont bloquées dans une impasse et que le mort reste seul, face à un meurtrier en pointillé qui, lui, demeure inconnu, caché, et cependant, présent. Il existe un deuxième cas d’enquête bloquée, c’est celui où les morts sans meurtrier sont aussi des morts sans nom ; chaque année des gens assassinés, parfois sans vêtements, toujours sans papiers, sont retrouvés, dans des fossés, dans des bois, souvent à la saison des champignons ou de la chasse, activités qui provoquent les randonnées dans les forêts où, comme au Moyen‑Âge on rencontrait des fées et des animaux fantastiques, maintenant, on rencontre la mort.

Mourir sans nom, mourir sans assassins nommés, voilà ce qui provoque, à TFI, un appel à l’action, il faut aller au secours et rétablir une identité, pour la victime dans le cas du mort sans papier, pour l’assassin dans le cas de meurtres non élucidés de personnes identifiées. Le point d’interrogation se plaçant dans la zone des non-identifications, TF1 se transforme en phare, pour rayonner sur les zones d’ombre, en informant la France tout entière de ces affaires mystérieuses, afin que des témoins éventuels, des gens qui connaîtraient le mort sans nom et qui auraient vu le meurtrier sans nom, puissent le dire. Officiellement, ils ne le disent que par téléphone, tout‑à‑fait secrets, mais dans la pratique, Le Grain de sable a déjà introduit une sérieuse entorse.

TFI n’a pas seulement l’intention d’aider les morts à retrouver leur identité ou leur assassin ; il s’agit aussi, disent les organisateurs, d’aider les vivants, et d’abord ceux qui vivent dans l’anxiété d’une perte sans savoir si elle est définitive ou pas, qui s’interrogent sur la disparition d’un proche. Il s’agit de les sortir du doute ‑ voire du faux espoir ‑ et de leur révéler la vérité de la mort, si douloureuse soit‑elle, seule condition pour que soit entrepris un « travail de deuil ». Il faut sortir le mort inconnu des photos de l’identité judiciaire et le faire rentrer dans la paix des albums de famille et du caveau familial.

Pour les autres vivants, ceux qui savent que leur mort est bien mort, assassiné, mais sans savoir de quelle main, il faut aussi créer une possibilité de réparation qui dépend, elle, de l’identification, de la mise en accusation, puis de la condamnation du meurtrier encore inconnu : le saisir sous les feux de l’actualité, puis le faire rentrer dans l’ombre d’une prison.

Dérapage : on change de registre

Le Syndicat de la Magistrature a vu dans I’émission une sorte de lieu annexe au cabinet du juge d’instruction, une pièce violemment éclairée, investie par des professionnels du spectacle, ouverte sur son quatrième côté comme les théâtres à l’italienne. Les producteurs, quant à eux, n’ont pas vu ‑ ou pas voulu voir ou pas voulu reconnaître – qu’ils changeaient de registre dans leurs prétendues œuvres de bienfaisance habituelle.

En effet, venir en aide à des individus morts et vivants ne constitue qu’un premier étage de l’ambition de ce reality‑show, ambition qu’il partage avec toutes les émissions du même type. Mais, dans Témoin n°1, TFI a l’intention avouée de « venir en aide » à deux institutions, la Police et la Justice.

De l’individu à l’institution, il y a un changement de registre important. Aider l’individu isolé, sans aide, perdu, ne pose qu’indirectement, au cas par cas, le problème social d’une possible normalisation, qui n’apparaît que si on se donne la peine de relier les émissions entre elles. Mais que l’institution ‑ en l’occurrence la Police et la Justice, les bras et glaives du pouvoir soient en situation de se faire aider pose la question de sa possible défaillance, de sa carence, et par là même, pose un vrai problème politique. On peut même se demander si la mise en scène, dans sa forme de salle d’audience, ne contient pas le procès de l’incapacité de ces deux institutions, sur laquelle la dunette céleste permettrait d’intervenir. L’émission fonctionne comme une ingérence ‑ volontaire ou involontaire – d’un quatrième pouvoir, celui de la télévision, dans ce qui n’est pas son domaine, à savoir le pouvoir judiciaire.

Un problème d’éthique : justice et télé

Il s’agit donc d’aider la justice. Ce sont les propres termes de Patrick Meney [41] lors d’un débat télévisé organisé par Michel Denisot à Canal Plus le dimanche 25 avril, veille de la deuxième émission, qui mettait Patrick Meney en face d’Alain Vogelweith, du Syndicat de la magistrature.

Michel Denisot a posé le problème directement à Patrick Meney (alors seul avec lui dans le décor) : ‑ « La télévision peut‑elle remplacer la justice et la police ? » ‑ P. M. : « Non, bien sûr que non. Bien sûr que non. » ‑ M. D. : « Quelle est votre ambition dans cette émission ? ». ‑ P. M. « Apporter de l ‘aide à la justice quand la justice demande de l’aide », aussitôt corrigé en « quand un juge demande de l’aide », car, du Garde des Sceaux, il n’est assuré que d’ « un accord implicite », par des « contacts » avec le cabinet.

La justice demande‑t‑elle de l’aide ? Un juge qui en demande est‑il responsable de lui seul ou de son corps d’appartenance ? Et que signifie, pour la justice d’un État de droit, (ou pour quelqu’un qui en fait partie) de demander de l’aide à une chaîne de télévision, chaîne privée, de surcroît ? Ce sont les points autour desquels Patrick Meney et Alain Vogelweith se sont opposés dans un dialogue de sourds.

Là aussi, le décor et les attitudes participent au débat lui‑même. À ce tournoi audio‑visuel, Canal Plus offrait le décor ultracontemporain de l’émission, champ clos en verre et métal, à la fois translucide, transparent et très structuré, auquel on accède par un couloir de verre : au centre d’une série d’emboîtements de ces parois lumineuses et froides, les débatteurs, juchés sur des tabourets de métal autour d’une table en verre, cadrés à tour de rôle par la caméra, indifférents à tant de transparence, ont bloqué l’émission, chaque argument positif de l’un étant repris en négatif par l’autre.

Patrick Meney était assis, costume bleu, l’air doux, un peu attristé, habitué qu’il est à côtoyer, dans les émissions, l’infortune humaine ; en l’occurrence, l’infortune, ce jour‑là, revêtait pour lui les traits d’Alain Vogelweith, dynamique porte‑parole du Syndicat de la Magistrature, veste rouge, chemise beige. L’émission a tourné en rond autour de trois thèmes : l’aide/le refus, le spectacle/le secret, les intentions/les dérives.

Alain Vogelweith a refusé le principe de l’aide, contesté à un spectacle le droit de se transformer en cabinet de juge d’instruction et dénoncé les dérives de témoignages trop sollicités : l’aide offerte était dénoncé comme piège. Patrick Meney a adopté un ton feutré, mesuré, presque peiné de trouver de l’indignation en face de ses bonnes intentions ; habitué à la gestion de l’émotion des autres, il voulait maîtriser celle qui se faisait jour sans masque chez Alain Vogelweith, constamment indigné et véhément, émotion qui aurait bien pu finir par déteindre sur lui, Patrick Meney. Ses bonnes intentions se voyant balayées, il cédait du terrain, avouait en effet la nécessité de « recadrer » l’émission ; mais une contradiction majeure l’empêchait de regagner du terrain : il prétendait que les magistrats étaient réellement « responsables de la mise en scène » comme ils l’entendaient, et deux minutes après, disait que l’émission était « une mécanique » (sur lequel un intervenant avait donc peu de poids, face au réglage, au « cadrage » préalable des producteurs). De cet « encadrement » par la présence des juges, Alain Vogelweith a refusé le principe : « Le fait que des magistrats participent à ce type d’émission ne donne pas de garanties particulières. C’est même le danger principal de l’émission » et il s’interrogeait sur le « cadre aberrant » dans lequel ces magistrats ont obtenu des informations. « Ce qu’on demande », ajoute‑t‑il, « c’est que les magistrats du parquet n’y participent pas ».

Si Patrick Meney offrait une aide au nom de l’efficacité due à la vaste audience, Alain Vogelweith la refusait au nom même de cette vaste audience qui la transforme à la fois en intrusion dangereuse dans les modes de faire de la justice, et en spectacle non maîtrisable ; car même si le plateau de télé est relativement maîtrisé par la « mécanique » de l’émission et le savoir‑faire de ses animateurs, l’émotion qui en est dégagée, qui y est produite, n’est pas maîtrisable dans le cercle des téléspectateurs.

À chacun sa profession, a dit Alain Vogelweith en substance, à chacun son lieu. L’écran cathodique, ouvert sur le quatrième côté, ne doit pas mettre en contact le cabinet d’un juge d’instruction et la salle de séjour des téléspectateurs, par le biais d’ « un mauvais spectacle ». La justice, rappelle Alain Vogelweith, a besoin de travailler dans le climat le moins émotionnel possible, sa charge de drames humains est déjà bien suffisante, pour ne pas venir se redoubler dans une mise en scène, où jouent les violons de l’émotion, les orgues des Requiem, entre la musique de générique et la publicité. Le danger de l’émission, prise dans sa gangue d’émotion, est de faire croire, que l’instruction d’un dossier n’est pas un métier, pas plus que le droit ne serait une discipline, mais un domaine où tout un chacun, avec les meilleures intentions du monde, peut interférer.

Sans doute la nécessaire frontière entre un spectacle et une institution chargée de la défense des droits de l’homme et du citoyen, doit‑elle être posée par les journalistes eux‑mêmes. On peut sans doute parler de tout, mais pas dans n’importe quel « cadre », pour reprendre un mot cher aux organisateurs des reality‑shows. Et de ce cadre, ils sont responsables, même s’ils prétendent s’en défausser sur tel ou tel juge participant, qui, de toutes façons, n’y a qu’une apparence de pouvoir, en potiche.

Les effets du « recadrage » étaient lisibles dans l’émission de mai (qui est la troisième du genre), au cours de laquelle Jacques Pradel n’a cessé de rappeler combien le juge d’instruction qui est là est heureux de l’utilité du reality‑show, et lui‑même, ce juge, n’a cessé de rappeler combien il est bon qu’il soit présent, combien il est heureux qu’une telle occasion lui soit donnée de débloquer l’affaire sur laquelle il piétine depuis neuf ans. On voit, dans cette insistance naïve, les effets, pour l’instant pervers, du débat Denisot‑Meney‑Vogelweith. À force d’entendre dire que la justice a besoin d’aide, que l’émission est juste et judicieuse, pure de tout détournement, le message finira‑t‑il pas s’imposer ? Jacques Pradel et Patrick Meney modifient leur ton, ils tiennent à se montrer petits, modestes, plats, humbles au service de la Justice, à introduire fréquemment des déclarations de bonnes intentions, à susciter des éloges de l’émission chez tous ceux qu’ils invitent. Ce déballage d’éloges était artificiel et lassant. De plus, peut‑être pour parer à tout reproche de spectacularisation (comme si elle n’était pas déjà là, par le fait même de la diffusion), de crainte peut‑être, d’avoir l’air de faire de l’audience, en un mot, de vouloir séduire, les présentateurs prenaient l’allure, le ton, le regard de cadres des Pompes funèbres. L’émission, à mes yeux, en était presque drôle, et l’on regrettait qu’il n’y ait pas, comme le demandait naguère Jean‑Luc Godard, adéquation entre la publicité intercalée et l’émission : on aurait attendu des clips sur des cercueils et des marbres plus que sur une marque de slip ou une marque de café.

Le visible et l’invisible dans Témoin n°1

Au total, le cadre de cette émission trace deux cercles, le visible et l’invisible.

Qui meuble le visible ? Tous ceux qui ne voient pas ou n’ont pas vu le crime, qu’ils soient les proches, les anciens témoins, les juges en panne, les présentateurs.

 Dans le cercle du visible, donc, en premier lieu, les familles des victimes, debout, à la barre, dignes et tristes, demandant justice contre le blocage ou parfois la fermeture des dossiers.

 Visibles aussi, les témoins d’autrefois, de bonne volonté, mais cependant peu utilisables ; ils n’apparaissent généralement pas sur le plateau, ils sont présents par délégation de leur image, par de petits bouts d’interviews filmées, qui portent, en sous‑titre en avril, lr nom curieux de « témoin réel ». Quel est le contraire de témoin réel ? Témoin « reconstitué », comme l’est l’assassin ? Témoin virtuel (celui qu’on espère capter par le spectacle) ou faux témoin ? Nul n’a encore posé la question.

 Quelques experts de médecine légale, quelques juges d’instruction ou commissaires de police, justifient par leur présence, au moins au yeux des producteurs, la légitimité de l’émission.

 Visibles aussi, les morts sans identité, dans le tragique raide des photos de morgue, ou le tragique brut de la découverte dans le bois ou le fossé, les vêtements salis, relevés, rabattus, sanguinolents, etc. Ce visible‑là est facilement porteur de voyeurisme macabre, mais le voyeurisme n’étant qu’une pratique individuelle, il n’a pas à figurer dans les accusations portées contre l’émission. Elles ‑ la pratique, ou l’image qui la suscite, ou les deux ‑ ne regardent, si je puis dire, que le voyeur.

Dans les images de Vichy montées par Chabrol, on a vu que la bande‑son était porteuse, par défaut ou par litote, de l’inquiétude. Dans Témoin n°1, l’inquiétude se place dans l’invisible, vaste lieu du bien et du mal où se trouvent le meurtrier, le « mystère », « la vérité » et « la réalité » et, dans le cas des morts non identifiés, le nom de la victime elle‑même. Parmi beaucoup de déclarations émaillant les émissions et les débats, je cite : Patrick Meney affirme le 25 avril que l’émission travaille « pour la recherche de la vérité [42] » ; le 26 avril, Jacques Pradel propose le film de reconstitution « pour élucider le mystère », et, après le film, « Il faut trouver la vérité, quelle qu’elle soit. Il faut faire face à la réalité. Le juge (...) attend de vous des indications très précises. Quelques mesures de Requiem terminent la séquence.

 Mais dans l’invisible, il n’y a pas que des notions, il y a aussi des humains, c’est là que se trouvent aussi les spectateurs, vous ou moi, hors‑champ dans nos maisons ; encore invisibles dans ce cercle de l’invisible, nous sommes appelés à en sortir, et à en faire sortir la vérité, le mystère, l’assassin, la réalité, la mort et la vengeance. C’est‑à‑dire à tout rendre visible. L’appel à témoin devient une mission, à laquelle se dérober serait une faute sociale : car notre silence nous lierait au meurtrier, nous laisserait enfermés avec lui et avec la mort.

 Le malaise que crée Témoin n°1, provient au moins autant de la confusion des pouvoirs judiciaires et télévisuels, que de cet étrange découpage d’espace, qui fait du spectateur un personnage du monde de l’invisible, appelé à servir de courroie de transmission entre la « bonne scène » où vient pleurer Margot, et l ’espace de l’ailleurs, peuplé d’une part par des abstractions ‑ la vérité et la réalité de la mort ‑, d’autre part, par des morts ‑ c’est le cas des victimes sans nom ‑, et enfin des vivants ‑ le spectateur‑témoin et les meurtriers. Pour n’être ni meurtrier, ni mort, ni abstraction, il faut donc parler, dénoncer.

C’est sur le premier point, l’articulation de l’émission avec les devoirs sociaux, que TF1 s’est trouvée prise à partie, par les deux associations citées plus haut. Mais cette articulation, cette confusion des lieux et des pouvoirs, sont construites de manière très curieuse, par un découpage de l’espace réel et imaginaire, particulier à cette émission, échappant peut‑être à la conscience de ses organisateurs.

Avant de quitter l’espace des reality‑shows et de leur émotion qui gonfle le visible et l’’nvisible, signalons que l’émission de mai 1993 de Mea Culpa, consacrée à un cas d’inceste, est à son tour en passe de susciter une polémique qui montre la difficulté, pour les producteurs, à contrôler, comme ils croient le faire, les réactions du public.

Le village ou a eu lieu la scène ne s’est pas reconnu dans l’émission. Dans une interview du 5 juin 1993, Patrick Meney avoue avoir fait une « erreur ». L’un des habitants du village, qui était apparu dans un petit reportage réalisé sur cette affaire d’inceste, affirme « J’ai été piégé », lors d’une interview où il avait été interrogé de façon adroite pour lui faire dire des choses dont une partie a été coupée à l’antenne, ce qui a modifié le sens de l’intervention qu’il croyait avoir faite. Quant à la grand‑mère de la jeune fille violée ‑ la mère du père incestueux ‑ elle avoue à son tour avoir été désarçonnée par son passage sur le plateau, et avoir été « maladroite ». Enfin le maire de Suze‑la‑Rousse, la petite ville de la Drôme où s’est déroulée l’affaire, a carrément porté plainte contre TFI pour préjudice collectif infligé aux habitants de la commune : l’un d’eux estime que tous ont été « salis » et demande qu »on élimine « les soi‑disant journalistes qui jettent l ‘opprobre sur la profession » (cf. Gérard Buétas, « Mea maxima culpa » Le Monde, 5 juin 1993 et 6 juin 1993). En revanche, la jeune fille et sa mère défendent le principe de l’émission si bien que Patrick Meney, dans Le Monde du 13‑14 juin, réconforté, ne parle plus d’erreur : se bouchant les yeux et les oreilles, il met la polémique sur le compte de son sujet‑tabou, l’inceste. Dans Le Monde du 16 juin, il conteste les phrases attribuées aux habitants du village prises, selon lui, dans un autre document.

Les habitants de Suze‑la‑Rousse, dans leur indignation contre les manipulations qu’ils estiment avoir subies, ont su distinguer le pouvoir de ceux qui manient l’outil‑image, de l’outil lui‑même. Ils ne font pas porter à l’image filmique le chapeau des erreurs ou des bénéfices de ceux qui la font.

En guise de conclusion : sur le fil du rasoir

Le réel, même sous son déguisement exotique de reality, n’est pas un matériau si facile à « cadrer », les invisibles, les silences, y participent autant que le vu et le dit.

Pour le représenter, nous avons abandonné nos droits depuis longtemps à l’image, filmique et télévisuelle. Ceux qui la font lui ont confié le soin de modifier le contact, de faire croire qu’elle effaçait les distances, de jouer avec le temps et l’histoire. Des scènes et des actes du réel sont enregistrés, mais aussi différés, cadrés, classés par l’image, manifestation visible du réel, à défaut de tangible, revisitable, extériorisable. Avec elle, on peut voir ‑ par délégation ‑ beaucoup de choses.

On peut voir, mais pas connaître : la connaissance exige le contact. Cette impossibilité de connaître le réel par l’image ‑ et notamment la pointe extrême du réel, la mort ‑ cette barrière invisible et indestructible que l’image interpose entre une mort réelle et une mort en image, est l’un des thèmes du film, Benny’s video, sorti en février 1993 à Paris, contemporain des deux oeuvres précédemment analysées [43].

Car l’image filmique n’est pas le réel, elle est seulement le fil du rasoir qui découpe un morceau dans le réel, lui‑même susceptible de mille découpages, et le conduit devant nos yeux, le faisant voyager dans le temps et dans l’espace. Avec l’image, on élimine, on suggère, on propose de voir ou on choisit de ne pas montrer.

Cependant, et c’est la porte ouverte à toutes les confusions, en même temps qu’elle est le fil du rasoir, elle est le lien entre le réel absent, resté dans son ailleurs, et nous qui regardons, essayant de « saisir », de comprendre, le réel absent, dont elle a pour rôle de signaler l’absence et d’assurer la présence par délégation.

C’est-à‑dire que l’image est dans trois espaces à la fois : le lieu ambivalent qu’est le réel où elle a été prise (lieu ou temps) ; le lieu stable où elle est vue (télé, cinéma) et enfin le lieu mouvant, que sont le regard, l’imaginaire et le souvenir de ce joker incertain qu’est le spectateur qui l’a reçue.

Sur ces « frontières de l’ailleurs et de l’ici » [44], sur les frontières du réel et de ses délégations, les questions que l’on peut poser, restent toujours en déficit de réponse, car elles sont juchées sur le fil du rasoir, en équilibre toujours compromis, toujours à demi‑coupées, à demi‑basculées, biseautées à l’origine. C’est en se tenant le plus fermement possible à l’espace même de l’image, en revanche, qu’il est possible de comprendre comment fonctionnent ces espaces mentaux qu’il découpe et qui n’appartiennent qu’à lui, tout en étant opératoires dans le champ de l’histoire, du social et de l’imaginaire.

Tout ce nœud embrouillé par sa triple nature, ambivalente à ses trois étages, sans cesser d’exister, sera bientôt pris dans un autre jeu. Tandis que je saute dans les cases de mon jeu de marelle sur le réel et l’image, le spectateur et son salon, les yeux et les oreilles des temps passés et des temps présents, les images changent à toute allure. Leur château ne se réduit plus aux films et à la télévision, il s’y construit une aile dont le nom est, encore, un monstre composite : la réalité virtuelle. Tel est nommé par ses auteurs le monde des images de synthèse, qui présente un réel qui n’existe pas, où s’efface la notion de spectateur, puisque ce dernier croit se mouvoir dans ce virtuel qui devient le réel. Le ciel de la marelle est encore loin et s’agrandit chaque jour.

Hélène Puiseux
juin 1993

Notes

[1Consécration de ce contrat passé entre le réel et les images, telle peut se lire la création, il y a une dizaine d’années, d’un festival annuel qui a lieu à Paris, regroupant les films ethnologiques et sociologiques sous le nom de Cinéma du réel (chaque année en mars au Centre Pompidou).

[2L’Illustration, 13 mars 1897.

[3L’Illustration, 15 mai 1897. Le Bazar de la Charité, construction temporaire, en bois léger et tissu, édifiée rue Jean‑Goujon pour une vente de charité, a brûlé entièrement en quelques minutes par la faute d’un opérateur de cinéma qui a voulu remplir le réservoir de la lampe à éther qui servait aux projections, sans arrêter l’appareil. Il y eut près de cent vingt morts que leur état a rendus parfois très difficiles à identifier.

[4. L’Illustration, novembre 1897, p. 403, « Notes sur l’alchimie ». N’oublions pas que, en ce temps, au bout de la revue, les pages de publicité accueillaient pêle‑mêle des réclames de kodak et de petits appareils à rayons X, « L’ingénieux appareil du Dr Röntgen », si amusant, à travers lesquels on pouvait regarder le squelette de sa propre main, et ceci jusqu’à ce que des brûlures graves aient été constatées et les appareils retirés du commerce de la « physique amusante » pour le grand public.

[5Jean‑Louis BRETON, « La photographie animée », Revue scientifique et industrielle, pp. 179‑216.

[6Le Fascinateur, n°, 1er janvier 1903.

[7Au début du siècle, le terme cinématographe convient aussi bien pour le procédé, d’enregistrement que pour l’appareil et pour la salle de projections. Il y a d’ailleurs une quantité de termes concurrents, biographe, chronophotographe, wargraph, gioscope, phantographe etc.

[8Charles DUPUIS, La cinématographie, Cahors, 1913, p. 1.

[9Cf. La Nature, 31 août 1895, p. 218, « Le cinématographe de MM. Louis et Auguste Lumière », article où le chroniqueur écrit que « La nature est saisie sur le fait » par l’appareil cinématographique.

[10Cf. M. A. GAY, in Bulletin de la Société Française de Photographie, n°21, 1895, p. 507.

[11Cf. Chronique « Revue des Revues » in Bulletin de la Société Française de Photographie, op. cit. p. 91 ; il s’agit de la traduction d’un passage de la revue allemande Deutsch Photographen Zeitung, n°48, de 1894, rendant compte de la projection de « chronographies d’êtres animés en mouvement au moyen d’un dispositif dont la description n’est pas donnée » et montré par M. Anschiltz. « L’effet est très saisissant, » conclut le DPZ.

[12Sur ces actualités reconstituées, cf. Jacques DESLANDES, Histoire comparée du cinéma, t. 2, Casterman, 1968, qui fait l’état de la question dans le chapitre IV, intitulé C’est arrivé demain...

[13Revue Internationale de Filmologie, Paris, PUF ; créée en 1947, elle aura 19 numéros, et s’éteindra en 1955, après avoir été monopolisée successivement par les philosophes (1947/48), puis par les psychologues expérimentaux (1948‑1953), et enfin par les sociologues comme Edgar Morin et Georges Friedmann, qui créeront ensuite la revue Communications.

[14Cf. Jean‑Jacques RINIERI, « Présentation de la Filmologie », RIF, op. cit., n°l, pp. 87‑91. Rinieri mourra accidentellement quelque temps plus tard. Le n° 1 contient d’autres articles issus du groupe de Saint‑Cloud, Didier Anzieu, Maurice Caveing, Lucien Sève, Marc Soriano, et d’autres contributions de personnes déjà spécialistes de films ou en passe de le devenir, Georges Sadoul, Henri Agel, etc.

[15Cf. RINIERI, op.cit., p. 90. Ce groupe prendra le pouvoir dans le Centre et sur la revue jusqu’en 1952, conduisant les recherches à une impasse : désireux d’appliquer au cinéma des principes rigoureusement issus des sciences de la nature, les psychologues expérimentaux buteront rapidement sur l’inadéquation des instruments pour comprendre le phénomène de réception des films.

[16RINIERI, op. cit. p. 91.

[17On peut s’interroger sur la présence des « statistiques » dans un tel plan de travail, et, n’y voir finalement qu’un hommage nécessairement rendu dans ces temps de scientisme galopant qui frappait les sciences humaines, désireuses de gagner leur nom de sciences.

[18Cf. RINERI, op. cit., p. 91.

[19Cf. RINIERI, op. cit., p. 90.

[2021. Cf. RINIERI, op. cit., p. 87.

[21Avant et après ces premiers théoriciens de la recherche filmique, les cinéastes eux‑mêmes ont travaillé à cette légende d’un appareil autonome producteur de réalité et de vérité – le ciné‑œil de Dziga Vertov dans les années Vingt, le cinéma‑vérité de Jean Rouch et Edgar Morin dans les années Soixante, par exemple, en font une puissance.

[2223. Ainsi les termes proposés par Étienne SOURIAU dans son livre au demeurant excellent, L’Univers filmique, Flammarion, 1953, dont plusieurs sont tombés en désuétude ; ou, plus récemment, le glossaire, pour moi impraticable, de Gilles DELEUZE, dans L’Image‑mouvement et L’image‑temps, parues respectivement chez Minuit, en 1983 et 1984.

[23Jean‑Louis BRETON, op. cit., Introduction.

[24J’emprunte ces éléments biographiques à la notice que Le Monde des Débats lui a consacrée dans son numéro d’avril 1993, p. 22, pour la présenter à l’occasion du débat Pour ou contre les reality‑shows. Les citations entre guillemets sont prises bien sûr dans cet article.

[25Cf. notice sur François NINEY, Le Monde des Débats, Avril 1993, p. 23.

[26. Les images d’archives, signalées comme telles, d’entrée de jeu, en off, et citées dans la liste du générique de fin, proviennent des archives déposées à l’Institut national audio‑visuel (INA) ou à l’Établissement cinématographique et photographique des Armées (ECPA), de la Bundesarchiv de Coblence, du Centre National du Cinéma (CNC), de Pathé, de Gaumont.

[27Cf. Hélène PUISEUX, 1978, Les actualités cinématographiques allemandes de la République de Weimar, 1918‑1933, inventaire el analyse, Thèse de 3e cycle, Université de Paris X Nanterre, 6 t. 1214 p. Cf. aussi Hélène PUISEUX, 1992, ’Du rite au mythe, les actualités’, in Cinémaction n’65, Cinéma et Histoire, Corlet Télérama, pp. 96‑104.

[28Les films de fiction fabriqués en France sous l’Occupation n’arrivent pas à agréger le sens, comme les autres produits filmiques. Il semble que la liste des films sélectionnés par Chabrol soit surtout un amusement pour cinéphile. Il indique dans l’ordre : Les visiteurs du soir (Marcel Carné, 1942), Pontcarral, colonel d’Empire (Jean Delannoy, 1942), Monsieur La Souris (G. Lacombe, 1942), La Nuit fantastique (Marcel L’Herbier, 194 1), Dernier Atout (Jacques Becker,1942), Le destin fabuleux de Désirée Clary (Sacha Guitry, 1941), Graine au vent (Maurice Gleize, 1944) et Forces occultes. Ce dernier est signalé comme un échec retentissant, l’extrait donné est une sinistre satire de la vie politique parlementaire ; on regrette d’ailleurs que Michel Bouquet n’intervienne pas pour rappeler à nouveau, off, la dissolution des Chambres.

[29« Deux heures de mensonge », dira Chabrol parlant des actualités de Vichy, quelques jours après la sortie du film, dans une interview sur Canal Jimmy, dans l’émission de France Roche « T’as pas une idée ? »

[30Sur l’organisation générale de la production cinématographique en France sous l’Occupation, cf. Paul LÉGLISE, Histoire de la politique du cinéma français, t. 2, Entre deux Républiques, 1940‑1946, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1969.

[31Cf. Hélène PUISEUX, op. cit., 1978.

[32Pour apprécier la lecture imposée par le commentaire, le semi‑aveuglement qu’elle provoque par rapport aux images, on peut faire l’exercice, en regardant les images des journaux télévisées, de couper le son. Dans cet esprit, la chaîne câblée Euronews a créé une rubrique remarquable, intitulée No comment, et qui passe, sans commentaire, mais avec leur son d’origine, les images d’actualités qui seront ensuite montées dans la rubrique Nouvelles. L’effet de réel y est beaucoup plus grand parce qu’on peut enfin, regarder et voir, au lieu d’être saoulé du ton monotone, avec la remontée des fins de phrase, très style 1993, des commentateurs actuels, qui apprennent une diction type.

[33Cf. Bernard FRANK, « Pétain est servi », Le Monde des débats, Avril 1993, p. 24.

[34Cf. B. FRANK, ibid.

[35.Cf. in CRMC n° 16, pp.145-297, l’article d’Anne‑Sylvie PHARABOD qui passe Perdu de vue, dans un crible ethnologique très serré.

[36Une conférence de presse commune a été tenue par ces deux associations le jeudi 8 avril 1993 au Palais de Justice de Paris. Cf. Le Monde du 8 avril 1993.

[37. Le Monde, 27 avril 1993, p. 24.

[38Scènes de chasse en Bavière, Peter FLEISCHMANN, RFA, 1968, mettait en scène l’escalade de l’agressivité d’une communauté villageoise, à l’égard d’un jeune homme accusé de tous les maux, et que les paysans tuent, en prétendue justice directe.

[39On pense, en voyant déployer le zèle de Jacques Pradel pour rapprocher des familles en déroute, aux visites charitables qu’effectuent Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville dans Les Petites Filles Modèles de la Comtesse de Ségur.

[40Toutes leurs déclarations l’affirment, aussi bien au cours des trois émissions qu’ils ont animées depuis février, que lors d’une interview de Patrick Meney, diffusée sur Canal Plus, le 25 avril 1993, au cours de l’émission de Michel Denizot, Télé dimanches.

[41Toutes les citations qui figurent dans cette partie sont extraites de Télé dimanches, débat cité à la n. 37, où sont intervenus Patrick Meney, co‑producteur et co‑présentateur de l’émission, et Alain Vogelweith, secrétaire général du Syndicat de la Magistrature.

[42Cf. Débat télévisé cité à la note précédente.

[43Benny’s video, Michael HANEKE, Autriche, 1993. Ce film met en scène, avec un travail remarquable sur les cadrages et les décadrages, quelques jours de la vie d’un adolescent qui a l’habitude de saisir le monde par son camescope ou de le voir à travers des films. Lorsqu’il se heurte à la réalité de la mort en tuant une jeune fille, l’étrangeté du réel, de la douleur, des cris, déclenche une attitude complètement schizophrénique dans laquelle il entraîne ses parents.

[44Cf. Clément Rosset, Le Philosophe et ses sortilèges, Paris, Minuit 1985, mais aussi, sur les mêmes problèmes, Le réel et son double, Paris, Gallimard, 1976, et Le réel, traité de l’idiotie, Paris, Minuit, coll. Critique, 1977, d’où le cinéma n’est pas absent.