Annie Comolli. Cinématographie des apprentissages, fondements et stratégies

Le lien qui renvoie à l’ouvrage d’Annie Comolli est donné à titre indicatif, mais il ne permet pas de prendre connaissance du compte rendu. Je place donc ce dernier ci-dessous, dans sa version dactylo, car je n’rai pas eu le justificatif imprimé et je ne peux donc pas indiquer les références de pages.

Cet ouvrage [1] rend compte, avec clarté et précision, de l’élaboration complète d’une recherche dans ses différents phases, hypothèse et méthode de départ, étapes, infléchissements et acquisitions méthodologiques, perspectives. Annie Comolli, cinéaste et anthropologue, à partir des options fondatrices de sa double qualité, donc de sa double démarche, nous donne en quelque sorte un récit de voyage ; elle procède à la manière des voyageurs qui s’aventurent dans une terra incognita, comme eux, elle dit pourquoi elle est partie, depuis 1972, dans un terrain qui n’existait pas en tant que tel, dont elle a eu l’intuition ; comment elle en a posé les bornes, comment elle en a relevé les constantes, noté les surprises, placé des balises qui feront autorité pour les prochains voyageurs.

La terre devient familière, grâce à elle, à la fin de la lecture de cet ouvrage. Cette terre, c’est la cinématographie des apprentissages. Elle définit les deux termes : par cinématographie, elle entend l’usage du film ou de la video, non pas comme matériau destiné à illustrer des situations d’apprentissage, mais à les écrire de façon originale en les enregistrant, puis à les étudier et à en déchiffrer commodément les phases pour mieux en saisir le déroulement. La souplesse et la constante disponibilité de l’enregistrement, les possibilités de revenir sur l’image, de pratiquer des arrêts, et des comparaisons de différents films en fait un outil privilégié pour l’étude des gestes, des regards, des mouvements, des pratiques, qui composent les séquences d’un apprentissage, dans sa temporalité particulière.

Du second terme, apprentissage, qui a longtemps résonné essentiellement avec les acquisitions des métiers manuels ou techniques, elle retient le sens le plus large : il s’agit d’explorer les situations où un être humain apprend quelque chose. Elle entend donc par ce vocable, aussi bien les apprentissages des gestes quotidiens des petits enfants, s’habiller, se laver, ranger, que les séances de cuisine, de judo ou de gymnastique, jusqu’aux situations sociales et religieuses réglées et signalées par des rites (elle a étudié notamment les rites du sabbat, enseignés à l’école et dans les familles) . La dichotomie habituelle utilisée par les ethnologues, qui réservent "initiation" aux apprentissages de rites et pratiques de rituels sociaux ou religieux, est refusée d’entrée de jeu par Annie Comolli. En lisant son ouvrage, on est convaincu par la justesse de son option. La dichotomie classique apprentissage/initiation a un petit côté réducteur et déplaisant, qui partagerait la vie sociale en un côté noble et cérémoniel (la culture et la religion), et un côté plus modeste voire négligeable, que constitueraient les gestes et pratiques du quotidien et de la distraction (sport, cuisine etc.). En revanche, en alignant les acquisitions sous le terme apprentissage, quel que soit le domaine de la vie sociale dont elles ouvrent les portes, Annie Comolli souligne la relation sociale qui s’établit, dans toutes ces situations, entre celui qui ne sait pas encore et celui qui transmet, celui qui regarde, écoute ou exécute maladroitement une série formant ensemble, et celui qui montre ou qui exécute d’une façon totalement maîtrisée les gestes. Elle utilise donc le terme agents de l’initiation, aussi bien pour l’apprenti que pour celui qui sait, qu’il s’agisse de point de tricot ou de fabrication de pains du sabbat, ou des rites qui ouvrent le sabbat chaque vendredi soir dans chaque famille juive.

Ainsi, cet ensemble sensible qu’est la cinématographie des apprentissages, a-t-il été défini d’abord par une volonté de son auteur : Annie Comolli a fait, en 1972, un double pari, simultané, qui se lit dans le sous-titre de l’ouvrage, "fondements et stratégies". Premier pari : avec l’a priori du lien qui existait entre les situations d’acquisition et de transmission, quels qu’en soient l’objet et le lieu, elle a fondé les soubassements conceptuels du terrain anthropologique dont elle pressentait qu’il existait. Deuxième pari : en tant que cinéaste, il lui a fallu partir « à l’aveuglette », pour explorer les différentes stratégies de parcours de ce terrain, apprendre sur le tas, si le terrain était décidément viable, et, j’emprunte au vocabulaire de l’urbanisme, s’il était viabilisable, praticable. Pour ce deuxième pari, elle était un peu moins seule : des cinéastes anthropologues, comme par exemple Jean Rouch, dont elle a d’ailleurs pris la succession à l’École pratique des Hautes Études, l’avaient précédée. Elle travaille étroitement depuis longtemps avec l’école d’anthropologie filmique de Paris X-Nanterre, réunie autour de Claudine de France, école dont la rigueur et les résultats, dans le domaine de la théorie ou de la réalisation de films anthropologiques, sont connus. Elle partage avec eux le même vocabulaire théorique et sur le plan pratique, la méthode des esquisses filmiques.

En tant que cinéaste, elle a privilégié les apprentissages dont les contenus se laissent voir et entendre, donc filmer : les activités matérielles, visibles ou audibles. Les activités purement mentales (les méditations par exemple) sont hors de son champ, mais on lira avec intérêt les techniques d’apprentissage des prières. Les situations d’apprentissages réussis ou les situations de contraintes ou de transgressions, sont explorées par elle, de manière à dresser une gamme à la fois riche et précise des différents « profils d’apprentissages », des différents rapports humains qui se trouvent en jeu, selon la présence ou l’absence de l’initiateur.

L’ouvrage est construit de manière apparemment simple, en réalité très savante, par un va-et-vient constant entre la pratique et la réflexion, entre les situations concrètes et leurs implications théoriques. Un autre va-et-vient double le précédent : une dialectique est instaurée en permanence entre les réflexions et les exemples qui relèvent du domaine de la compréhension des diverses situations d’apprentissage, et ceux qui relèvent de la manière de les filmer. Car le cinéaste doit adapter sa manière de filmer aux différents modes d’initiation, contact, séparation, orientation, aux divers jeux de présence et d’absence dans les situations évoquées, dans le poids respectifs des paroles, des regards, des gestes, des préséances. L’auto-mise en scène des agents de l’initiation engendrent ou non le soulignement ou l’estompage de tels ou tels éléments, de tels ou tels fragments de rituel quotidien ou cérémoniel. Des croquis faits par l’auteur viennent aider à saisir d’un coup d’oeil les problèmes d’espace réglés par les différentes mises en scène, reproduisant au trait les éléments soulignés des plans de films dont ils sont tirés.

Sur cette organisation de l’espace, le retour fréquent à l’analyse des séquences tournées avant de poursuivre l’enregistrement d’une phase choisie de l’apprentissage, leur confrontation avec d’autres situations voisines ou inverses dans d’autres films ethnographiques, sont des clés du travail d’Annie Comolli. Là aussi son parti est original et efficace : de même qu’elle a fait sauter la frontière entre apprentissage profane et religieux, quotidien et cérémoniel, elle fait sauter celle qui sépare le documentaire ethnographique (les siens ou ceux des autres) et les films de fiction qui mettent en scène, sans intention didactique, des situations et des agents d’initiation : la filmographie citée en fin de l’ouvrage rend compte de cette option méthodologique très ouverte. Gregory Bateson, Hélène Stork, Jean Rouch, Jane Guéronnet, Claudine de France (et, bien entendu au premier chef, Annie Comolli), voisinent avec Alfred Hitchcock, Billy Wilder, François Truffaut, ou Jean-Jacques Annaud. Tarzan et Paul-Emile Victor se côtoient. La fiction comme le documentaire fonctionnent en réservoir d’exemples de formation de l’homme par l’homme, de transmission, de chaînes de pratiques qui courent d’une génération ou d’un groupe à l’autre.

La réflexion sur la temporalité propre aux situations d’apprentissage met l’accent sur son caractère dominant, le changement, et parfois la fugitivité, qui proviennent non seulement des différents stades d’acquisition, mais aussi et peut-être surtout, du changement que l’acquisition ou la résistance à l’acquisition provoquent chez l’apprenti, que chaque stade forme et transforme. Faire comprendre comment on peut filmer une série de moments qui forment une démarche capitalisante, une connaissance en train d’être maîtrisée, par à coups, par bribes ou insensiblement, est l’un des enseignements particulièrement intéressants de La cinématographie des apprentissages.

Un des aspects attachants de l’ouvrage vient de ce qu’Annie Comolli est à la fois apprentie et initiatrice d’elle-même puisqu’avant elle, la cinématographie des apprentissages n’était pas pensée comme telle. Au fil des années et au fil de l’ouvrage, en nous faisant le récit ordonné et systématique de son expérience dans des situations de plus en plus complexes, par ses réalisations et par l’analyse critique de ses propres réalisations, elle s’est à la fois trouvée apprentie et initiatrice de son propre terrain. Dans ce parcours à travers les expériences des autres et de la sienne propre, à travers ses propres films ou ceux des autres, elle construit le récit d’une auto-initiation, qui, de manière presque paradoxale, est due aux apprentis et leurs initiateurs. Elle la livre aux autres anthropologues et aux autres cinéastes, leur montrant dans toute sa précision la complexité des diverses situations, des diverses tensions, des diverses contraintes rencontrées dans sa propre pratique, tout en racontant le vécu de l’apprentissage et de son tournage. Si bien qu’il y a un effet de miroir entre les « apprentis filmés », et celle qui apprend à filmer les autres en train d’apprendre ou de montrer. On a beau savoir que tout chercheur est en fait un éternel apprenti, ici, à cause du terrain même de l’apprentissage, la nécessaire oscillation interne d’Annie Comolli d’un niveau à un autre (apprenti et maître d’elle-même), compliquée par sa place de tiers observateur rend plus sensible le problème de la formation par la recherche : la résonance entre les trois niveaux est plus frappante, plus convaincante. Ces trois aspects du travail d’Annie Comolli sont inséparables, simultanés, toujours conquérants, aidés par les retours momentanés vers l’acquis grâce aux comparaisons effectuées en cours d’acquisition et d’observation, le tout entraîné dans un mouvement vers l’avant. Son autorité vient de la conscience et de la connaissance qu’elle a de son terrain, de sa méthode critique et de la justesse de son regard aigu sur les problèmes de mise en scène et de formation.

Hélène Puiseux
EPHE Paris
Mars 1996

Notes

[1Annie Comolli. - Cinématographie des apprentissages. Fondements et stratégies. Préface de Jean Rouch, Paris, Éditions Arguments, 239 p., fig., 1995.