Méliès et les premiers travestis du cinéma

Méliès et les premiers travestis du cinéma

« Il réfléchit longtemps à cette créature étrange,
sans aboutir à aucune conclusion précise ».
J.W. Goethe

J’ai eu la chance, récemment, de voir en quelques jours, une cinquantaine de films de Méliès [1]. Bien sûr, j’ai été séduite ; j’ai aimé la vivacité des mises en scène, la simplicité gaie des intrigues, le composite moqueur des décors où l’on voit la chaise Louis XIII des drames romantiques voisiner avec un télescope de fantaisie ou une baignoire à pattes. Et depuis, je rêve, effectivement. A qui ? A Bel Azor et Azurine, à leurs amours contrariées par Carabosse ? A Dreyfus faisant les cent pas dans la cour minuscule de l’Ile du Diable ? Aux chenilles géantes ? Ou aux concierges en bonnet grec, comme en portait M. Homais ? Oui, à eux, et à bien d’autres, mais je suis surtout restée perplexe, aguichée, agacée par l’utilisation que Méliès fait des travestis. Il y en a une quantité, ceux que j’ai reconnus nettement, ceux que j’ai soupçonnés, et sans doute une masse que je n’ai pas vue.

Quelques exemples

Ainsi, Le Voyage dans la Lune, ce grand classique de 1907 : au tableau 7, vous voyez à gauche de l’écran, le grand canon qui va projeter la fusée du Professeur Barbenfouillis dans la lune ; à droite, pendant que leur chef en costume blanc estival, s’apprête à donner le signal de l’envoi, les artilleurs de la marine, immobiles, face au public, sont debout sous un ciel peint où brille la lune au dessus d’un paysage montagneux. Des artilleurs ? Non, des artilleuses et elles ne s’en cachent à peu près pas : leur costume de fantaisie est composé de collants clairs par-dessus un petit short plus foncé et s’arrête au ras des cuisses, qu’elles ont fort rondes. En haut, un tricot de marin rayé à décolleté bateau, recouvert par un gilet sans manche, à col châle. Leurs cheveux, frisés ou coiffés en frange, sont relevés et en partie cachés sous un grand chapeau à bord rond et relevé. On les a à peine remarquées qu’elles sont déjà loin car nous sommes partis dans l’espace à bord de la fusée ; nous ne les reverrons qu’au tableau 28 où elles participent à un grand défilé de « marins et de pompiers » dit le catalogue anglais de la Star Film [2], et leur présence est comme un nouveau petit signe de la main qu’elles/ils nous feraient.

1908. Le Conseil de Pipelet. Cette fois, pas de féerie, pas de science‑fiction : nous sommes dans une loge de concierge, tendue de papier rayé, meublée principalement d’un buffet nouille - qu’on revoit dans de nombreux films - et de quelques chaises que la concierge époussette avec un plumeau, pendant que son mari lit le journal (laissons de côté aujourd’hui la prodigieuse mine d’histoire sociale que représentent les films de Méliès). Entre un petit pâtissier : c’est une femme habillée en jeune homme ; puis une lingère avec une ample jupe amidonnée et un tablier, portant un grand panier à linge : elle sort directement de la Blanchisserie Blanche des Mirabelles [3] ; à n’en pas douter, c’est un homme. Enfin un couple petit‑bourgeois vient chercher le ménage des concierges pour les emmener à la foire : dans les deux couples, rien à signaler, la femme est une femme, et l’homme, un homme. Passons sur l’intéressant décor des baraques foraines et arrêtons‑nous avec les deux couples devant la parade des lutteurs, où les bonimenteurs, avec instruments de musique, porte‑voix et prospectus, attirent les clients et leur montrent les lutteurs debout sur l’estrade, bras croisés sur leur maillot blanc : un très grand et très gros, un petit frêle. On entre dans la baraque, on s’aperçoit alors, en le voyant en plan moyen, que le lutteur énorme est une femme travestie : il se mesure à l’un des spectateurs (homme) et le jette par terre, en une sorte de mime de « scène primitive » assez terrifiante puisque le pauvre homme, qui est dans la position de la femme du missionnaire, est d’abord aplati et finit par disparaître dans le tapis.

Au Royaume des Fées (1903), les pages sont tous des femmes travesties et les matelots de la flotte du prince Bel‑Azor aussi, ressemblant comme des frères/soeurs à ceux du Voyage dans la Lune, Chez Barbe‑Bleue (1901), tous les laquais à la française sont des jeunes filles, alors que, dans la cuisine où l’on prépare le repas de la noce fatale, s’affairent quatre ou cinq cuisinières habillées en femmes, dont deux au moins sont des hommes. Au début du Tambourin fantastique (1908), des pages (femmes travesties) entourent un charmant jeune homme (femme travestie), habillé comme s’il sortait d’un tableau de Goya, culottes, bottes, grande chemise blanche. Le tambourin magique, après quelques tours d’illusionnisme, dédouble les pages et les habille en femmes, qui se mettent à danser le quadrille et disparaissent lorsqu’elles commencent à relever leurs jupes, pour laisser apparaître le jeune Espagnol, ravissant dans une conque, parodie ambiguë de Vénus Anadyomède. Dans le superbe Jack le Ramoneur (1906), à la fois féerie, drame populiste et film‑poursuite, le personnage de Jack m’a posé un problème tout au long : je dirais qu’il s’agit d’une femme travestie, mais je n’en jurerais pas, je commençais sans doute à avoir la tête tournée par tant d’incertitudes. La Chaise à porteur enchantée (1905) a le pouvoir de transformer ce qu’elle touche et elle s’en donne à coeur joie, les hommes deviennent des femmes et réciproquement, avec, comme matériel de base, un mannequin, un page (femme travestie) et une servante (femme) ; on a très vite fait de s’y perdre, on ne sait plus du tout à qui on a à faire, ni à quel signe vestimentaire correspond tel sexe. Et que dire de L’Eclipse de Soleil en pleine Lune (1907) : dans un décor amalgamant merveilleusement le Moyen Age et le Napoléon III, un astronome fait un cours devant ses deux aides et ses élèves (tous masculins, semble‑t‑il), il dessine le croquis d’une éclipse de soleil. Survient la véritable éclipse, tous se ruent sur leurs lunettes et sur le télescope géant, grâce auquel nous voyons, nous aussi, spectateurs de 1980, un gros plan de la tête de la lune, encadrée dans un cercle ; elle a des yeux gourmands et se lèche les lèvres d’excitation à l’idée de passer tout contre le soleil : une tête bien ambiguë et c’est d’autant plus piquant que nous ne saurons jamais s’il s’agit d’une tête de jeune homme ou non, Méliès ne laissant pas d’indication de ce genre. Moi, je penche pour le jeune homme, quelque chose dans ses traits me le souffle et j’ai reçu ce film comme un clin d’oeil homosexuel ; le soleil, lui, à une tête dessinée authentiquement masculine, il se lèche aussi les lèvres et roule des yeux pleins d’appétit ; tous deux, au fur et à mesure de l’éclipse qui les confond, donnent les signes assez gros d’un plaisir, d’une expression pas très raffinée peut‑être, mais clair.

Ailleurs, un pêcheur italien devient une beauté féminine 1900 (Les Transmutations imperceptibles (1904), une dame de cœur devient un roi de trèfle (Les cartes animées, 1905), une bonne à qui son patron, en rêve, pince la taille, est un moustachu travesti (Le Rêve du Maître de Ballet, 1903) et mille autres pages et laquais. Enfin, si Méliès opte résolument pour le sexe féminin chez les anges (Au Pays des jouets, La Damnation de Faust, Un miracle sous l’inquisition par exemple), il met indistinctement hommes et femmes dans les collants noirs des diables qui circulent et sautent dans d’innombrables films.

Chacun sait que Méliès, en même temps qu’il se lançait dans le cinéma, était directeur du théâtre Robert‑Houdin qu’il avait racheté en 1888 à la veuve de l’illusionniste. Chaque soir, il y présentait à côté de scènes de pure magie (transformation d’oeuf en danseuse, apparition de squelette, escamotage, etc.), des scènes à trucs qui s’apparentaient aux pantomimes et au répertoire du théâtre de féerie. En tant que directeur de la Star Film, d’une main, il puisait ses scénarios dans le répertoire de son théâtre et, de l’autre, il les jetait dans les trappes et les machineries de son studio de Montreuil. Les films de Méliès forment donc charnière entre le monde des théâtres - monde encore éblouissant mais qui s’effritait déjà -, et le monde naissant de l’industrie cinématographique.

Aussi, lorsqu’on se penche sur eux, c’est toujours avec la curiosité de la vieille cousine appelée à admirer un nouveau‑né et chargé de scruter s’il tient de son père ou de sa mère, du théâtre ou du cinéma. L’étonnant n’est pas de reconnaître ces traits, mais de les voir assemblés, fondus dans un visage nouveau et si personnel. Les films de Méliès et leurs travestis, comme Mlle de Saint Loup dans Le Temps retrouvé, ressemblent à « ces « étoiles des carrefours où viennent converger des routes venues des points les plus différents » [4].

Les travestis entre cinéma naissant et théâtre

Méliès a pu voir les oeuvres du théâtre d’Extrême‑Orient, Japon, Java, Indochine, qui ont été notamment présentées à Paris lors de l’Exposition de 1900. T. Rémy, évoquant Georges Wague, mime du tournant du siècle, en parle pêle‑mêle avec Cléo de Mérode, la Loïe Fuller (danseuse que filma Edison) et le cinéma [5]. Comme le Tout‑Paris des années 1900, il a été touché par cette vague d’orientalisme et les décors ou intrigues de certains de ses films y font référence  : Le Rêve d’un fumeur d’opium, Le Thaumaturge chinois, Le Brahmine et le Papillon, etc. Je me sens trop ignorante des traditions du Nô ou de l’Opéra de Pékin pour déceler chez les travestis de Méliès la part extrême‑orientale qu’ils peuvent comporter ; je suis portée à croire qu’il y a, dans le théâtre asiatique, de trop fortes contraintes, des règles trop impérieuses pour avoir séduit Méliès et créé un lien de parenté entre une artilleuse du Voyage dans la Lune et un travesti du Nô.

Car Méliès n’est pas à côté ou devant le monde théâtral, il est dedans, et son monde, c’est le théâtre occidental du XIXe siècle, où, à la suite d’une longue série qui va de Rome à Shakespeare et Marivaux, les travestis se sont succédés, parfois imposés par des contraintes sociales ou de mode, mais le plus souvent, matière même de l’action. Des pièces tout entières, au théâtre ou à l’Opéra, reposent sur ce que l’on pourrait appeler, avec Jean Baudrillard, « la stratégie des apparences », et sur les contours tremblés, brouillés, de la sexualité : Chérubin, dans Beaumarchais comme dans Mozart, charme plus la Comtesse par sa voix et son corps incertains que par son désir certain. Wilhelm Meister, captif dès l’enfance du monde du théâtre tombe d’abord amoureux de la jolie Marianne « qui, en fin de soirée, ravissait le public sous le costume d’un jeune officier » [6], avant de tomber en arrêt devant « une jeune créature ( ... ) qui porte une petite veste de soie très courte avec les manches découpées à l’espagnole, un pantalon collant et allongé ( ... ). Il regarda l’enfant avec surprise sans trop savoir si c’était un garçon ou une fillette » [7]. C’est Mignon.

L’un des plus grands amateurs de théâtre du siècle, Théophile Gautier, est amoureux du souvenir de Mlle de Maupin, femme travestie de la fin du XVIIe siècle, « une beauté en pourpoint », aussi beau cavalier que belle actrice et qui chantait le rôle ‑ travesti ‑ de Tancrède à l’Opéra : le roman [8] qu’il lui a consacré semble un théâtre dont les portants (l’identité sexuelle de Mlle de Maupin) s’allongent en trompe‑l’oeil à l’infini. Sauf lorsqu’elle écrit à sa confidente, « La Maupin », comme l’appellent quelques-uns de ses biographes, n’use jamais de son prénom de Madeleine, mais tantôt de celui de Théodore, adopté avec l’habit masculin, tantôt de celui de Rosalinde, dont elle joue le rôle travesti (Rosalinde/Ganymède) de Comme il vous plaira vers la fin du roman. Travesti de travesti, sa sexualité se déploie, de la jeune fille qu’elle est de naissance, à l’ambiguïté d’un faux jeune homme qui passe pour fort macho, puis bientôt pour homosexuel en engageant un page (mais ce page est une jeune fille !). Lorsque le page Isnabel tombe de cheval et qu’on le/la « délace », Théodore repasse sur la ligne de l’hétérosexualité, aux yeux du public du monde interne du roman. Homme pour la galerie, devinée femme par le Chevalier d’Albert avec qui elle décide de passer une nuit, pour « voir », elle se relesbianise ensuite avec Rosette qui est la maîtresse d’Albert, avant de repartir, reine/roi de jeu de cartes. Après sa double nuit ‑ commencée avec d’Albert, finie chez Rosette ‑ elle écrit au pauvre chevalier ce qui est peut‑être le résumé de la bible du travesti : « J’ai servi de corps à votre rêve le plus complaisamment du monde » [9]. Elle ne cesse de séduire, quelque rôle, quelque forme, quelque vêtement qu’elle adopte ‑ puisqu’elle les adopte en fonction presque inverse du désir qui naît en face d’elle, pour l’éprouver, le forcer à s’interroger, à bousculer les codes et les cadres reçus.

Théophile Gautier, s’il sait parler des travestis, va chaque soir, ou presque, en voir au théâtre, aux Variétés, à l’Opéra, aux Folies‑Dramatiques, aux Folies‑Bergères, au Châtelet, à l’Ambigu... et devant les baraques foraines où, nouveau Wilhelm Meister, il tombe en arrêt, un jour de mai 1844, devant « un petit être pâle, habillé en amour » dont il ne peut « discerner le sexe, en raison de l’ambiguïté de ses formes et de son costume » [10]. Deux mois plus tard, il applaudit Mlle Maria à l’Opéra, dans Eucharis, où elle tient en travesti le rôle de l’Amour : comment n’est‑elle pas amoureuse d’elle‑même ? se demande Théophile Gautier, en la voyant en marinier danser avec les Nymphes ‑ « en petit matelot » précisait le livret, comme pour annoncer, soixante ans à l’avance, les « matelotes » de Méliès.

Il semble que l’Amour ait été traditionnellement incarné par une femme travestie (ainsi Angélique Legros, ravissante aux Folies Dramatiques dans les Amours de Psyché en 1841). Amour ou non, les travestis sont grimpés en masse, sur toutes les scènes du XIXe siècle : en 1866, Charles Deburau, mime célèbre, joue aux Variétés le rôle travesti de Mercédès dans La Belle Espagnole. Nous retrouvons une Mlle Maria, charmante en Génie rose protecteur d’Arlequin, aux Funambules (Le Père Lantimèche). Réjane et Sarah Bernhardt jouent en travesti dans Pierrot Assassin, de Jean Richepin, alors que Mlle Cassandre, en 1883, joue dans une pièce de même titre d’Alexandre Guyon, et triomphait au Trocadéro. Félicia Mallet jouait l’adjudant dans Les Treize jours de Pierrot (F. Boussenot) et le rôle de Pierrot fils dans L’Enfant prodigue, de M. Carré, où elle sera remplacée par Christiane Mendelys. Toutes sont des contemporaines de Méliès, tout comme Christine Kerf, « un travesti d’une magnifique opulence » [11] selon T. Rémy qui l’a applaudie dans le rôle de Satan, des Sept Péchés capitaux (ballet pantomime de M. de Marsan et R. Louis, 1903) ; elle avait déjà joué dans une Tentation de sainte Antoinette, dont je voudrais bien connaître l’intrigue, car, dans ce rôle, elle fait sûrement un petit signe de connivence à la Tentation de saint Antoine, de Méliès, où le Christ en croix est remplacé, l’espace d’un plan et d’une tentation, par une jeune femme en collant clair. En 1907, Christine Kerf joue le fiancé breton dans Giska la Bohémienne avec un tricot rayé qu’on dirait volé aux artilleuses ; elle joue dans La Chair, en compagnie de Colette qui s’est lancée dans la pantomime : Georges Wague (co‑auteur de la pièce avec L. Lambert) tient le rôle du Mari, Colette, celui de la Femme, et Christine Kerf est l’Amant. La Marquise de Morny ‑ la Missy de Colette ‑ crée une pantomime, où elle‑même, travestie en savant égyptologue, est assaillie par une délicieuse momie (Colette) ; le lendemain de la première, Georges Wague a dû remplacer Missy, dont l’apparition (sur la scène ? ou bien en travesti ? ou les deux ?) avait fait scandale.

Les emplois des travestis chez Méliès

Oui, c’est bien du théâtre que le cinéma tient le goût du travesti. Méliès, en les utilisant, n’innove pas : mais le fait-il comme Rostand avec L’Aiglon, comme Richard Strauss fera avec Octavian dans le Chevalier à la rose, comme avait fait Beethoven dans Fidelio. Où se situe-t-il ? Que dit‑il à ce sujet ? Pour lui demander son avis, j’ai couru à la succursale de la Bibliothèque Nationale à Versailles : les revues où il a écrit y sont reléguées, car peu nombreuses et peu connues [12].

Eh bien, il n’en dit rien. Mais rien du tout. On apprend une foule d’autres choses, que sa caméra pesait trente‑cinq kilos, qu’il avait des problèmes de lumière, la naturelle trop changeante, l’artificielle, trop faible ; il nous détaille les machines avec lesquelles il fait voler Phoebé, les Pléiades ou galoper le carrosse du Diable, il nous montre les trappes, les rails des décors mobiles. Il raconte la peine qu’il a eue à vendre à un brocanteur, en 1923, les 20 000 costumes et accessoires du studio de Montreuil. Et le mal qu’il se donne pour le recrutement des acteurs hommes et femmes ‑ pour leur expliquer qu’on ne joue pas au cinéma comme au théâtre ou comme dans un mime, mais il ne dit pas comment et pourquoi il leur répartit les rôles. Les travestis allaient-ils de soi. Ne lui faisaient‑ils pas problème ?

J’ai dit plus haut que les travestis de ses films m’avaient aguichée et agacée.
Aguichée ? Oui, je l’ai été, j’ai raffolé du jeune homme à la Goya dans sa conque, et de Jack le ramoneur, de la Lune de L’Eclipse, des diables, c’est‑à‑dire de ceux que je soupçonnais, ceux qui offraient ce double appel de signes contraires, ce léger vertige du trompe‑l’oeil où l’imagination se promène. De même, j’ai aimé le « linger » et la petite mitronne du Conseil de Pipelet  : leur état‑civil officiel est juste assez indiqué pour que les vêtements et les signes distinctifs du sexe opposé fassent équilibre, à peu près, pas vraiment, offrant cet imperceptible/perceptible manque de compensation, ce « je sais bien, mais quand même » qui déclenche une envie hasardeuse de répondre, mais à qui répondre, au juste ?

La plupart des autres m’ont agacée. Attention, je n’ai pas dit déçue ou ennuyée, mais bien agacée, c’est‑à‑dire que depuis que je les ai vus, je me demande ce qui a grippé, je ne les ai pas reçus avec le plaisir habituel : les travestis qui posent au théâtre une question sur l’identité sexuelle. semblent plus souvent chez Méliès l’esquiver, la détourner, ou la cacher, bref ne servir à rien. La vieille cousine en visiteuse pointilleuse et habituée au théâtre s’impatiente devant le nouveau‑né dans le berceau : quelque chose cloche. Ça vient sûrement de l’autre famille, la nouvelle, l’inconnue, la mère, l’image cinématographique, cette bâtarde aux trente‑six pères, un Américain, Edison, un professeur au Collège de France, Marey, son préparateur Demeny, et le couple des Frères Lumière, la science, l’industrie, tout le monde s’y est mis. Eternel débat de l’image et du réel, de la présence de l’acteur au théâtre et de son « reflet » sur un écran ? Non, je sais très bien que, précisément, le charme de l’image est en partie de même nature que celui du travesti, un « je sais bien mais quand même » permanent.

Si l’ambiguïté du travesti, si cette superposition à peine décalée de deux images, était annulée par le fait d’être filmée, alors qu’elle « passe » si bien en peinture, en photo, comment Jack ou le « linger » me plairaient‑ils ? Bon, ce n’est pas l’image. Mais tout de même votre nouveau‑né, il est muet. La voix joue un rôle essentiel dans le travesti ; elle correspond, bien sûr, au sexe réel de l’acteur ; le travestissement doit être suffisamment fort ‑ par les vêtements, par une parodie plus ou moins appuyée des signes connotant le sexe d’emprunt ‑ pour que cette voix, d’inverse, devienne adaptée à ces vêtements et à ces signes, au point qu’on n’en voudrait pas d’autres (je pense au jeu parfait des Mirabelles [13] sur ce point, à leurs voix inséparables de leurs personnages). Il faut qu’il y ait une fusion, une évidente adéquation entre des signes masculins (par exemple le vêtement, le sens du discours) et des signes féminins (les corps qui supportent les vêtements, la voix qui tient le discours), mais une fusion fragile, instable, prête à être remise en question, pour remettre en question à son tour le spectateur. Là, le cinéma muet est impuissant ; pis, il est nocif, car il déséquilibre constamment l’équivoque, par l’absence de voix et de discours, au profit d’un sexe et abolit le travesti, pour peu que celui‑ci soit, au départ, un peu trop marqué d’un côté.

Il me semble que c’est ce qui se passe souvent chez Méliès, où les acteurs travestis portent trop en avant ‑ pour nos yeux habitués à l’esthétique 1980 assez androgyne ‑ les signes physiques de leur sexe, les artilleuses et les laquais ont des corps épanouis, dotés pour nous d’une hyperféminité, les cuisinières ont de trop grosses moustaches ; les vêtements empruntés n’arrivent plus à compenser, privant le spectateur de ce jeu de balance entre le voir et le savoir, lui enlevant la liberté d’interprétation ; ce n’est pas le cas des minces diables, de la Lune sans corps, de Jack, du « linger » et de la mitronne aux corps incertains dans des costumes qui ne sont pas parodiques. Mais peut‑être le public de 1900, baigné dans cette même esthétique n’avait‑il pas cet obstacle que je trouve entre moi et l’équivoque (ce terme convient bien, Littré lui‑même ne sait pas s’il est masculin ou féminin) [14].

En 1900, comme maintenant, on pouvait constater que Méliès réservait presque toujours (il y aurait une exception si Jack est une femme) aux travestis des rôles secondaires : ce sont le plus souvent de simples emplois de figurants. Aucun n’apporte le moindre ressort à l’intrigue, qui se déroulerait identique si les laquais étaient des garçons, si Barbe‑Bleue se décidait à habiller ses cuisinières selon les vêtements de leur sexe. Jamais le trouble identitaire n’est le moteur de l’action. Les héros, eux, font correspondre corps et signes sociaux (vêtements, attitudes), avec une foule autour d’eux où s’opère, pas constamment, mais de temps à autre, une confusion purement gratuite. Cette gratuité, finalement, fait problème, plus sûrement que l’esthétique démodée ou le mutisme : après tout, les mimes parviennent très bien à être à la fois muets et ambigus.

Pourquoi des travestis ?

A quoi servent‑elles, ces artilleuses avec leur costume invraisemblable, qui fait penser aux petits enfants de la Belle Epoque au bord de la mer, avec leurs chapeaux bretons trop grands et leurs petits shorts ? Si on prend le temps de les voir, toutes sérieuses qu’elles sont, elles nous font comme un petit sourire en coin et nous sourions de les voir. A côté des artilleuses, des matelotes et autres soldates, je rangerais aussi les cuisinier(e)s de Barbe‑Bleue. Tous me rappellent les jours où je me déguisais, petite, en mettant des moustaches de maïs : personne, à commencer par moi, ne me prenait pour un monsieur, mais ça faisait rire, le temps que le maïs veuille bien rester coincé entre mon nez et ma bouche, parce que cela déconcertait une seconde les grandes personnes. Ce désir de faire rire, on le retrouve dans certains déguisements de Carnaval, qui se greffent sur des traditions anciennes d’inspiration souvent très éloignée du comique, comique vers lequel les participants actuels les détournent : les garçons de Dunkerque qui se déguisent en femmes, avec porte‑jarretelle et bijoux, s’amusent en amusant les autres, bien plus qu’ils ne célèbrent quelque rite sacré d’inversion d’un jour. Je ne crois pas faire injure à Méliès en prêtant à ses travestis ce comique burlesque, presque puéril, basé sur le désir de surprendre et non de séduire.

Les femmes‑laquais et les pages, eux, n’ont rien de parodique, rien d’immédiatement drôle ; la vraisemblance de leur costume les rapproche du travesti trompe‑l’oeil ; parfois, on les remarque à peine tant ils sont bien fondus. Elles figurent dans les féeries, les scènes à trucs, les saynètes d’illusionnisme ou de magie, c’est‑à‑dire dans des mondes que l’on nous présente comme étranges ; ils n’y ont pas de rôle déterminant, mais contribuent à donner un certain moelleux, une sorte d’indécision, un léger insolite, peut-être dû, justement, à leur corps trop « épanoui » pour leurs jaquettes. A leur propos, je me risquerais à parler d’une sorte de dépersonnalisation du travesti, de l’abandon de sa séduction en tant qu’individu pour devenir meuble de style, élément de décor, panneau de signalisation : « Attention, vous sortez de votre monde habituel, ici tout peut arriver, le saugrenu, l’incroyable, le merveilleux ». Et Méliès, sans plus focaliser sur les laquais-signes, se met à déployer les objets typiques du merveilleux les coffres au Trésor, les royaumes sous‑marins, l’armoire de Barbe‑Bleue. La voilà peut‑être, la clé de mon « agacement », cette utilisation collective de travestis, gommés en tant que questions à l’identité sexuelle pour devenir éléments du code de la route du Voyage vers l’impossible.

Nobody is perfect

Je feuillette à présent, vite, en guise de conclusion, l’album de famille de la descendance des premières images cinématographiques des travestis.

On en trouve de somptueux, grâce à Werner Schroeter (Salomé, 1971) : qui n’a pas été cloué dans son fauteuil en voyant Magdalena Montezuma/Hérode, dans sa grande toge sombre, avec son crâne chauve, sur les grands escaliers de Baalbek, tourner autour de Salomé, en lui faisant la propre danse des sept voiles de sa fortune sur la musique de Richard Strauss ?

Et comment oublier les écrasants gros plans, noirs, blancs et carmins de Candy Darling (acteur transsexuel new‑yorkais) dans la Mort de Maria Malibran (W. Schroeter, 1972) ? Dans ces deux films, les travestis ne font que renforcer le romantisme noir, la violence des désirs impossibles, des tourments et des agonies, et ils atteignent au sublime : ce Sublime que Schiller définissait comme « un composé de malaise, qui, à son plus haut degré se manifeste comme un mélange de terreur et de satisfaction qui peut aller jusqu’au ravissement ». De fait, nous, spectateurs, balançons entre le malaise et le ravissement selon les facettes et les éclairages des travestis, qui expriment dans leurs corps, dans leur visage, cette « fusion de sensations contraires », monde d’enchantements lourds et puissants, si éloignés de l’aimable impossible des studios de Montreuil.

Serguei Paradjanov dans Couleur de la Grenade (Festival du film étouffé, Alès, 1979) prend une seule actrice pour les deux rôles de la princesse et du poète, rôles si parfaitement incarnés, où il est si belle, où elle est si beau, que la grammaire, les yeux et le coeur s’y perdent. On voudrait ne plus voir un autre homme, une autre femme, que celui/celle qui est là, dans ces tons blancs, ocre, noir ou turquoise, travesti médiateur de la Beauté.

Dans Triple Echo (Soldier in Skirts, Michael Apter, 1972), un jeune homme se cache dans une ferme pour échapper à l’armée : c’est la guerre, et, pour ne pas compromettre la jeune femme qui l’héberge, il accepte par nécessité de s’habiller en femme et de passer, de loin, pour une parente réfugiée. Peu à peu, la nécessité devient habitude, puis amusement, un amusement un peu équivoque : car la nuit, le jeune homme est l’amant de la jeune femme et le jour, sa cousine ; c’est en l’accompagnant à un bal qu’il se heurte, en tant que femme, à ce qui est son sexe d’origine et qui est l’Autre. Le travesti de Triple Echo, c’est l’identité sexuelle vacillante, mi‑perte, mi‑acquisition, une incertitude insupportable qui le conduit à la mort. Pas très loin de lui, dans d’autres films, Philippe et Marc apprennent sadiquement La Meilleure façon de marcher (Patrick Bouchitey et Patrick Dewaere dans le film de Claude Miller, 1976), pendant que, dans la petite aube du 30 juin 1934, Visconti, Les Damnés (1969), filme Helmut Berger travesti en Marlène Dietrich et les soldats de Röhm attendant la mort en porte‑jarretelle.

Méliès reconnaîtrait mal cette descendance sérieuse, troublante, tragique, que les années 1970 ont donnée à ses travestis qui questionnent directement la sexualité. Il se voulait trop léger pour cela, même si la présence de Jack et du linger, la cruauté de certains petits films, l’ironie sur les rapports de couples, montrent que cette question, pour être latente, n’en est pas moins présente et posée en filigrane. Il doit bien lui arriver de rire, au paradis des cinéastes, en voyant Harpo Marx avec sa perruque blonde et parfois une grande jupe, ou de conclure, avec Jack Lemmon dans le canot du milliardaire de Certains l’aiment chaud, « Nobody is perfect » [15].

Hélène Puiseux

Post-scriptum

Ce texte a été très légèrement modifié lors de sa mise en ligne, quelques notes de mises à jour ont été ajoutées et des erreurs de date ou de style corrigées.

Notes

[1Chance offerte par Mme Madeleine Malthète‑Méliès, Présidente de l’Association des Amis de Georges Méliès, grâce à qui j’ai pu visionner des classiques et des bandes fort rares, en préparation au Colloque sur Méliès, Cerisy‑la‑Salle, août 1981. Je profite de cette note pour lui redire toute ma reconnaissance.

[2On sait que la Star Film est le nom de la firme de production de Méliès depuis 1897.

[3Blanchisserie Blanche pièce créée et interprétée par les Mirabelles au Théâtre des Champs Elysées, Paris, printemps 1980.

[4M. Proust, A la Recherche du temps perdu. Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, La Pléiade, T. III, p. 1029.

[5T. Rémy, Le Mime de la Belle Epoque, Georges Wague, Paris, 1964.

[6J.W. Goethe, Wilhelm Meister, Les Années d’apprentissage, Paris, Gallimard, La Pléiade, p. 386.

[7J.W. Goethe, op. cit., pp. 464‑465.

[8Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, Paris, Ed. Garnier Flammarion, 1966.

[9Th. Gautier, op. cit., p. 373.

[10Théophile Gautier, Histoire de l’Art dramatique en France depuis 25 ans, Paris, Hetzel, 1858‑1859, 6 vol.

[11T. Rémy, Le Mime..., op. cit., p. 52.

[12Le Nouvel Art Cinématographique, 3, 2e série, juillet 1929 ; n° 4, 2e série, octobre 1929 ; no 5, 2e série, janvier 1930. Bibliothèque Nationale, Versailles. La Revue du Cinéma, 2e série, n° 4, 15 octobre 1929. Bibliothèque Nationale, Paris, et surtout réédition intégrale en 1979‑1980 chez Pierre Lherminier, 5 vol. L’article de Méliès est dans le 2e volume de Lherminier, pp. 133‑153.

[13Troupe de théâtre de travestis des années Quatre-Vingt.

[14Colette, dans L’Envers du Music‑Hall, parle de Régine Tallien, dont les formes abondantes « la vouent aux emplois de pages et de travestis de style ». Il semble donc que le public, loin d’être déconcerté par des travestis peu crédibles, les appréciait particulièrement.

[15Certains l’aiment chaud, film de Billy Wilder, Etats-Unis, 1959