Deux bribes de confidence, Journal des Goncourt, 3

Les Goncourt parlent très bien des autres, des paysages, des femmes, des hommes, de la peinture, des salons, des acteurs, des attentes, etc. Mais d’eux intimes, de leur identité pseudo-gémellaire, ils parlent rarement. Dans cette année 1865, où ils attendent anxieusement - car ce sont des anxieux - , de savoir si leur pièce Henriette Maréchal sera acceptée et jouée à la Comédie-Française, ils laissent échapper deux petits filets de confidences.

À la fin d’un déjeuner

« 25 mai. - Nous allions déjeuner à Trianon en bande avec la Princesse Mathilde, la vie est bizarre. Nous ne croyions guère, quand nous sommes venus ici chercher les pas de Marie-Antoinette, déjeuner un jour avec une Napoléon, dans le décor de chaumière que lui dessina Hubert Robert.
Toutes les fins de repas où il y a des femmes, vont à des causeries sur le sentiment, sur l’amour. Et la princesse a demandé à chacun ce qu’il aimerait le mieux avoir d’une femme comme souvenir. Chacun dit sa préférence : l’un, une lettre ; l’autre, des cheveux, l’autre, une fleur ; moi, un enfant : ce qui a manqué de me faire jeter à la porte. »

Lequel des « moi » vient de parler de ce désir d’enfant ? Est-ce celui qui a presque honte de ne pas avoir de famille, le Ier janvier 1863 au soir, lorsqu’ils vont dîner rapidement, seuls, au restaurant, blues de fin d’année ?

À la fin d’un dîner

Et que penser de ce petit passage du Journal, où pour une fois, sortant d’un de leur dîner bimensuel chez Magny [1], avec leurs amis, « ils » parlent d’eux, de leur communauté d’esprit, de leurs différences intimes, produisant une sorte d’analyse géochimique de leur fraternité.

« 29 août 1865 Encore à table, nous causons de nous, après dîner...
Je n’ai pas les mêmes aspirations que l’autre de nous. Lui, sa pente, s’il n’était pas ce qu’il est, ce serait vers le ménage, vers le rêve bourgeois d’une communion d’existence avec une femme sentimentale. Lui est un passionné tendre et mélancolique, tandis que moi je suis un matérialiste mélancolique... Je sens encore en moi, de l’abbé du XVIIIe siècle, avec de petits côtés cruels du XVIe siècle italien, non portés toutefois au sang, à la souffrance physique des autres, mais à la méchanceté de l’esprit. Chez Edmond au contraire, il y a presque de la bonasserie. Il est né en Lorraine : c’est un esprit germain. Edmond se voir parfaitement militaire dans un autre siècle, avec le non-déplaisie des coups et l’amour de la rêverie. Moi je suis un latin de Paris... moi, je me vois plutôt dans des affaires de chapitre, des diplomaties de communauté, avec une grande vanité de jouer des hommes et des femmes pour le spectacle de l’ironie. Est-ce qu’il y aurait chez nous une naturelle prédestination de l’aîné et du cadet, comme elle fut sociale autrefois. Nous découvrons cela pour la première fois.
Au résumé chose étrange, chez nous, la plus absolue différence de tempéraments, de goûts, de caractères et absolument les mêmes idées, les mêmes sympathies et antipathies, pour les gens, la même optique intellectuelle. » À ce passage, Edmond ajoutera, au moment de l’édition, bien après la mort de Jules :« Je donne la note telle qu’elle a été rédigée par mon frère après avoir été parlée ; mais je dois déclarer qu’il y a dans cette note de mon frère une exagération à se peindre en laid et à me peintre en beau. »

À la fin du tome II, je commande le tome III.

Edmond (à gauche) et Jules (à droite) de Goncourt, par Nadar
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Notes

[1Le restaurant de Modeste Magny (1812-1879) s’est ouvert dans l’ancien cabaret du marchand de vin Paraison, proche de la rue saint-André des Arts. Sainte-Neuve y a ses habitudes. Dans un cabinet particulier de ce restaurant se réunit à partir de 1862, un lundi sur deux, le cénacle littéraire et artistique institué par François Veyne, Chennevières et Sainte-Beuve et connu sous le nom de dîner Magny.