Le XXIe siècle : Edward Snowden, « Mémoires vives ».

Une histoire de notre temps

On sait qu’Edward J. Snowden est cet Américain qui a fait connaître au monde entier les pratiques d’enregistrement systématique et permanent de la Central Intelligence Agency (CIA ) et la National Security Agency (NSA) - où il a travaillé sept ans - dans le domaine de la surveillance mondiale.

J’ai déjà parlé de Snowden, lors de la sortie du documentaire Citizenfour, tourné en 2013 à Hong Kong par Laura Poitras. La cinéaste présentait alors au monde ce jeune Américain (il avait tout juste 30 ans) aussi seul que déterminé, qui venait de faire son entrée dans la catégorie dénommée « lanceur d’alerte ». Le film était bouleversant tant par ses révélations que par la situation périlleuse du jeune homme, qui avait gagné Hong Kong avec la copie de ses dossiers, en attendant des journalistes qu’il avait prévenus de ses trouvailles par des mails signés Citizenfour. Avec d’autres journalistes, et pas des moindres (The Guardian, The Washington Post etc.), Laura Poitras l’avait joint, interviewé, filmé et mis en relation avec des avocats pour protéger sa vie et sa liberté désormais en grand danger.

Lorsque le film était sorti en France en 2015, soit deux ans plus tard, on savait bien sûr qu’il n’avait pas pu atteindre Quito où Rafael Correa, alors Président de la République, pouvait l’accueillir. Son passeport avait été frappé d’invalidité par l’administration Obama pendant le trajet Hong Kong - Moscou où il devait changer d’avion : il s’est donc trouvé coincé à Moscou, où il a été à la fois retenu et accueilli, et où il est encore.

J’avais été très touchée par le courage et la détermination de ce jeune homme attachant qui avait mis sa vie et celle de ses proches en jeu pour révéler la surveillance de masse du monde entier par les États-Unis. J’étais restée sur ma faim, car lui-même était demeuré dans le film, étant donné les circonstances, fort discret sur sa vie et sa formation.

Cette retenue a pris fin : Edward Snowden vient de faire paraîre ses mémoires, sorties en France aux Éditions du Seuil sous le titre Mémoires vives et, en même temps, aux États-Unis sous le titre Permanent Record, chez Metropolitan books (Macmillan).

C’est un ouvrage à la fois touchant par la personnalité plutôt sympathique de son auteur et captivant par l’ampleur du problème. En même temps, ce livre est effrayant, car Snowden dénonce l’intrusion constante que représente une surveillance permanente et occulte des citoyens du monde entier par les systèmes d’écoutes américaines, organisées par la Central Intelligence Agency (CIA ) ou la National Security Agency (NSA). Big Brother incarné et permanent servi par l’Intelligence artificielle. Snowden braque, en décrivant son cas personnel, une vive lumière sur notre XXIe siècle, l’invasion du numérique et la problématique sécuritaire hypertrophiée, délirante, du pays qui demeure encore le plus puissant du monde. Une folie de données stockées et travaillées au gré des algorithmes à l’échelle planétaire.

Un chemin personnel, plus moral que politique

Le titre américain des Mémoires vives de Snowden, Permanent Record, dit mieux que le titre français le travail implacable, constant et éternel de l’enregistrement des données (data), qui pourront être analysées et mobilisées pour toujours contre n’importe quel citoyen, y compris vous ou moi, à travers nos ordinateurs et nos portables, nos sms, nos mails et nos photos, nos petits récits sur Facebook, nos recherches sur Google etc.

Mémoires vives
photo HP

L’autobiographie de Snowden, dans son style souvent mal ficelé mais toutefois convaincant, met sous nos yeux une enfance et une jeunesse dans une famille modèle, pour série américaine, deux enfants (une fille, un garçon), des parents cultivés et ouverts, patriotes et fonctionnaires de l’État.

Cet Américain pur jus, descendant direct d’un des Pères pélerins du Mayflower, est né le 21 juin 1983 à Elizabeth City (Caroline du Nord) ; il décrit son enfance sur la côte Est (Caroline du Nord, Maryland), sa rencontre avec Internet, il tombe amoureux, à 12 ans, du premier ordinateur familial, au moment où cet outil paraissait prometteur d’une liberté et d’une égalité qui semblaient infinies et masquait ses capacités d’emprise. Enfin un lycéen américain qui se passionne pour autre chose que le baseball. Ce garçon timide et renfermé fait des études un peu bâclées sauvées par un vrai génie de l’informatique.

À 18 ans, un coup de tonnerre : l’attentat des Twin Towers du 11 septembre 2001 bouleverse le paysage politique qu’il croyait tranquille et sûr, il assiste physiquement au désarroi majeur qui gagne les immeubles de la CIA (Central Intelligence Agency ) près desquels sa famille habite. C’est la formation d’un esprit à la morale civique, en accéléré. Edward Snowden a d’abord la tentation d’entrer dans l’armée pour courir au secours de son pays, s’engager contre « les ennemis », mais après quelques ennuis de santé, et peut-être un début d’esprit critique sur l’armée, il fait son entrée dans les services secrets, où ses capacités le mènent à vingt-trois ans au poste d’ « ingénieur administrateur système » à la CIA (Central Intelligence Agency ) et à la NSA (National Security Agency).

Il est en poste à Genève, à Tokyo, à Hawaï. Il y prend conscience des déviances du Patriot Act, dont il fait la source des dérives sécuritaires, inspirées par le réflexe de peur et d’excès de méfiance généralisée, accompagné d’un désir hypertrophié de sécurité et de pouvoir, qui mange journellement les libertés individuelles, la vie privée, et piétine, de fait, la Constitution de 1783. C’est au nom de la défense de cette Constitution raisonnable et respectueuse de l’équilibre entre l’individu et les pouvoirs publics, dans cette impossible schizophrénie qui lui est imposée par son travail d’organisation d’un espionnage généralisé, que le citoyen Snowden justifie ses révélations, que l’État à son tour lui reproche comme une trahison.

Il a réussi à copier les preuves de cette immense toile d’araignée que les États-Unis ont étendue sur le monde : tous les mails, conversations téléphoniques, et autres échanges numérisés entre être humains, sont recueillis, analysés et stockés ad vitam aeternam dans les Big Data. C’est dire l’excès de pouvoir que s’est arrogé l’administration américaine, dans l’espace et le temps : Permanent Record, le titre américain est plus parlant que le titre français de l’ouvrage qui ne rend pas grand chose des problèmes évoqués par l’auteur. Chacun de nous a son hameçon accroché, toujours renforcé par les techniques perfectionnées sous George W. Bush, Barack Obama, et maintenant Donald Trump.

On a envie de jeter son portable et tout le reste. Mais on ne peut plus, c’est comme pour le climat, sans doute trop tard : Big Brother n’est pas seulement surplombant, il est dans notre poche, indispensable, on lui parle toute la journée. Snowden ne dit pas comment lutter, il a simplement choisi d’être du côté des victimes plutôt que du bourreau.

Le permis de séjour d’Edward Snowden, renouvelé deux fois en Russie, expire en début de l’année 2020. Il risque des centaines d’année de prison s’il est extradé aux États-Unis. La France lui a refusé le droit d’asile par deux fois (sous la présidence de François Hollande et tout récemment sous celle d’Emmanuel Macron).