Livres, dit-elle...

Je ne tiens pas beaucoup cette chronique ces temps-ci, car je prépare un moment assez considérable : celui de faire repeindre mon appartement.

Une mémoire incarnée

Toute ma vie, c’est moi qui ai repeint, je faisais une pièce de temps en temps, par roulement, j’aimais beaucoup cette activité de l’été. Mais voilà, je suis vieille à présent et je ne me vois pas le courage ni les capacités physiques pour entreprendre un tel boulot. Je vais donc le faire faire par une entreprise. Cela suppose au préalable une activité terrible, ranger les bibelots, les bibliothèques, les paperasses, la vaisselle, le linge, bref, « penser, classer » comme disait l’autre.

Jeter, j’adore ça, je l’ai toujours fait, Cette disposition à balancer des choses, des lettres du temps où on en recevait, des vêtements qu’on ne met plus, je la tiens de ma mère : lorsque mes sœurs et moi avons rangé son appartement après sa mort, il n’y avait plus rien de superflu, pas de paperasses, assez peu de bouquins, et, dans la cave, vide, trônait une seule grande malle, elle-même vide ! Je n’en dirais pas autant de ma cave qui est un foutoir affreux, mais pour mon appartement, je vais entreprendre ce travail, pour former le cadre de mes futures années.

Pour l’instant, j’ai attaqué les livres, je n’en ai pas des milliers et des milliers comme certains de mes amis, car j’ai toujours aimé travailler en bibliothèque, emprunter et rendre les ouvrages, mais enfin tout de même, je finis par en avoir pas mal, j’ai acheté les indispensables, acheté des coups de cœur, des livres à la mode ou même des sottises, reçu des ouvrages, et donc me voilà devant le problème : lesquels balancer, lesquels garder.

Au passage, je note que revendre des livres ne se fait plus du tout, comme autrefois où on se pointait chez Gibert qui vous rachetait sans trop de façons les livres en bon état. Maintenant, non, il faut enregistrer sur leur site les codes barres, et la réponse tombe « ce livre n’est pas repris actuellement ». Quelques exceptions, mais qui ne valent pas le coup de se fatiguer à entrer ces foutus chiffres et à trimballer quelques sacs rue Piere Sarrazin.

Aucun bibliothèque n’en veut, elles n’ont plus de place, les copains non plus, qui ont les mêmes problèmes dans leurs demeures.

Comment trier les livres

Au premier livre dans la poubelle (la verte, m’a précisé la mairie de Paris, et la jaune pour les feuillets séparés, les magazines et journaux), on a le pincement d’un sacrilège, mais nul ange ne vient vous coller un coup de poignard, et, au deuxième, c’est fini, on est blindé, c’est comme le pain, autrefois, qu’il ne fallait pas jeter, civilisation de l’abondance où tout le monde râle de n’avoir pas assez et pas assez vite, paradoxe.

Quelques jours de réflexions et de tâtonnements poussiéreux vont me conduire à sélectionner et à garder ce que je pense « la quintessence » finalement. Penser, classer, oui, c’est vraiment ce qu’on sait faire, ce qu’on est content de faire, oui, Lévi-Strauss avait raison.

Forcément je croise au fil des rayons toute ma vie, les livres qui m’ont constituée mentalement, humainement, ceux qui m’ont permis de développer ma propre recherche. Et souvent mêlées aux livres, fleurs séchées, cartes postales, je croise les traces écrites, matérielles, picturales ou photographiques, mon fils, mes amis, hommes et femmes, les hommes de ma vie, mes collègues, mes étudiants : cette activité de rangement est proprement délicieuse, et même si ma vie a été parsemée comme pour tous d’inquiétudes et/ou de vraies peines, combien interessante elle a été jusqu’à présent. Rencontres et acquisitions durables.

Qui jeter ? Qui garder dans mon espace physique, même si je ne peux plus les lire, même si on les trouve sur internet, Benveniste, Foucault, Ricoeur, Legendre, Le Goff, Castoriadis, Dumézil, Thomas Pavel, et qui parmi tous les autres, cette mosaïque humaine, présence de la musique intellectuelle indispensable dont les notes circulent en moi, déformée, retravaillée, assimilée ? Pour faire bref, je suis donc en plein travail de recomposition.

Musée des instruments de musique, Bruxelles
HP