Bio express

  • Par Hélène Puiseux

Pourquoi un site ?

Ce site est un autoportrait, il rassemble des fragments variés produits au cours de ma vie. Un brin d’étymologie éclaire ce terme site. Situs, d’où il provient, est dérivé du verbe latin sino (supin, situm) : poser, permettre, laisser libre. Le Gaffiot donne des exemples, « laissez-moi savoir », « laissez-moi faire », et même « laissez-moi la vie ». Voilà, mon site, c’est à la fois du rangement et une exposition, ouverts aux autres. Des « Portes ouvertes » sur un atelier.

Les indications biographiques éclairent mon parcours, l’évolution de mon goût pour la recherche et la fiction, pour mieux comprendre nos peurs — la guerre, le nucléaire —, nos attirances et leurs cadres, le temps, l’espace, la mémoire.

La photo est aussi un autoportrait involontaire : en octobre 2012, j’étais à Hiroshima dans une chambre d’hôtel et je croyais prendre la rue et la ville près de la gare. « Hiroshima, Hiroshima », le haut-parleur de la gare y résonne encore de nos jours, comme dans Hiroshima mon amour. J’avais oublié que la vitre est à la fois transparente et miroir : ma photo est un composé en surimpression. Je me trouve, silhouette derrière mon viseur, imprimée sur la ville que j’occulte à moitié, et dissimulée par la ville et ses lumières qui me passent dedans. En même temps, j’ai capturé la mémoire de la ville et la mienne. Tout y est emmêlé, y compris le hors champ. Les portraits composés ou brouillés sont sans doute les moins infidèles. Car personne n’est simple, on est une histoire, un lieu vivant de rencontres, des éclairages et des coups de projecteurs braqués par les autres, des aléas, des ratés et de la volonté.

0 - 15 ans, le Paradis terrestre

J’ai presque 15 ans lorsque j’entre pour la première fois dans une salle de classe. On est en octobre 1947. Je sortais du Paradis terrestre, une grande et belle maison dans le Jura, une maison de femmes, ma grand-mère, veuve, sa fille aînée, veuve, Maman, séparée de mon père l’année de ma naissance, et mes deux sœurs. Il y avait eu la guerre : j’avais 11 ans à la Libération, 12 ans pour Hiroshima.

Je n’allais pas à l’école, car la sœur de ma mère avait décidé de m’instruire, et cela jusqu’à mon entrée en Seconde au Lycée de Lons-le-Saunier. Ma tante avait du génie, elle a su m’intéresser à tout. Seule élève, j’étais et je suis restée dépourvue d’esprit de compétition, j’ai appris à travailler pour moi, pour le plaisir : rivalités, classements, copier sur l’autre, n’avaient pas de sens.
De ma mère, j’admirais le sens de l’humour, un réel courage et la capacité d’adaptation. J’adorais me réveiller le matin pour vivre les surprises de la journée. Je lisais énormément. Je ne pleurais jamais, sauf quand les contes de fées finissaient mal. Quitter cette vie pour la ville et le lycée, n’a pas été drôle, je me suis sentie chassée du Paradis, sans autre faute que d’avoir presque 15 ans et de devoir enfin me confronter au monde.

15 ans – 31 ans. Tournants et tâtonnements

J’avale mes années de lycée et mes deux bacs. Je pars faire ma licence d’Histoire à Dijon. J’ai 21 ans à la naissance de mon fils Jacques, le 29 mars 1954, qui m’a donné l’indépendance, la liberté : je ne rentrerais pas au Paradis, j’entrais dans la nécessité de travailler et le hasard des nouvelles rencontres. Je « monte » à Paris.

Tâtonnements professionnels : Alliance Française à San Luis Potosi, au Mexique, retour en France, secrétariat à l’Oiseau-Lyre — une maison de disques anglo-australienne très originale —, quelques années à enseigner l’histoire et le français dans le secondaire, un poste de relations publiques dans l’édition. Rien ne me plaît vraiment, le tout se déroule sur un fond d’amours compliquées et parfois magnifiques.

Politiquement, je suis « de gauche », je vote contre la Constitution de 1958 et ses aménagements désastreux de 1962. Je manifeste tout le temps, dans la rue pour un oui ou un non, pour l’indépendance de l’Algérie, contre les diverses injustices etc.

Rencontre avec le cinéma, ou, plutôt, rencontre avec deux œuvres qui m’ont changé le regard. Jusqu’en 1959, j’allais y regarder les histoires comme j’aurais lu un roman illustré, j’avais vécu le temps de Fanfan la Tulipe, Le Journal d’un curé de campagne, L’Inconnu du Nord-Express, Limelight, et des films où Jean Gabin bougonnait des répliques d’Audiard. J’avais avalé des Buñuel et des masses de films américains en technicolor, James Dean, Elisabeth Taylor, Gregory Peck, au Mexique en 1955/56. Godard et la Nouvelle Vague rafraîchissaient sérieusement les écrans.

1959, j’ai 26 ans à la sortie d’Hiroshima mon amour : le film traitait de l’amour et du problème de la mémoire infiltrée dans le présent, c’était aussi le mien. L’Année dernière à Marienbad en 1961, sur le même thème, a changé définitivement mon regard sur le cinéma : l’image avait sa vie particulière, en réseau, et elle créait le monde de l’œuvre, j’ai vu 11 fois le film en trois mois. Et d’œuvre à œuvre, se créaient le monde cinématographique et une pensée du monde réel.

1964. J’ai 31 ans. Mon fils, 10 ans. L’homme avec qui je vis tombe malade. Mes divers emplois m’ennuient, j’ai l’impression de ne rien faire d’intelligent ni de constructif. Sur les conseils d’une amie, j’envoie mon CV à l’École pratique des Hautes Études (EPHE), établissement de recherches, dont j’ignorais tout. Dans ce lieu très original, les chercheurs enseignent leur propre recherche dans la plus grande liberté : coup de pot, je suis tombée au bon moment, eux aussi avaient besoin de quelqu’un.

Ma vie entière en a été changée.

32 ans – 69 ans. Le monde de la recherche

E.-M. Laperrousaz, directeur d’études à l’EPHE, réorganisait la Section des Sciences religieuses : mon CV décousu lui convient, je suis recrutée comme chef de travaux. Très bien, mais ce serait quoi, ma recherche ?? Les Sciences des religions, ça me faisait plutôt rire, je n’y avais aucune compétence, dans aucun siècle ni sur aucun continent. Je n’avais pas de spécialité. Ils étaient un peu bizarres, je l’étais aussi. Engagée pour m’occuper d’abord de l’administration, de la scolarité et des publications, j’ai fait des inventaires de tout, archives, Annuaires, mémoires d’étudiants, cahiers des signatures de présence aux séminaires etc. Je me mouvais avec plaisir parmi les chercheurs célèbres qui étaient en poste dans les années Soixante et Soixante-Dix, Lévi-Strauss, Dumézil, Laroche, Corbin, Caquot, et bien d’autres. Je me suis formée à leurs méthodes. J’ai appris à construire des rapports, à comparer, à critiquer, à analyser, à faire des perspectives, établir des problématiques, des synthèses.

Très vite, j’ai voulu trouver « mon terrain », faire, penser, fabriquer quelque chose. Là encore, coup de chance : le délicieux branle-bas de 1968 m’a mise en contact avec Marc Ferro. Il m’a proposé son terrain, Cinéma et Histoire, et un sujet de thèse Les Actualités allemandes entre 1918 et 1933, inventaire et analyse. Les inventaires, j’adore. L’analyse, je l’ai bricolée à mon usage.

Soutenance le 30 janvier 1978, je viens d’avoir 45 ans, et troisième coup de chance : les chefs de travaux docteurs sont, cette année-là, transformés en Maître de conférences. Adieu à l’administration. Me voilà sommée d’enseigner. Comme dans un puzzle, les pièces se sont emboîtées brusquement : mon goût pour l’image de cinéma, mon goût pour l’analyse, la nécessité de classer, de penser, de regarder, de formuler.

À partir de là, fin des coups de chance, je travaille d’arrache-pied pour un séminaire de recherches hebdomadaire sur l’analyse de l’image cinématographique. Dans la contrainte que me créait le fait d’être en Science des religions, j’ai abandonné l’angle historique et trouvé un angle d’attaque particulier : la capacité qu’a le cinéma de créer et d’entretenir des mythes palliatifs.

Maintenant

J’ai adoré ma vie à l’EPHE, mais je l’ai quittée sans avoir envie de m’y accrocher : à ma retraite, j’ai fait ce qui me plaisait, les amis, les voyages, écouter de la musique.

J’ai été un certain nombre de fois en Asie, à la recherche de l’Eurasie, peut-être. En France, je ne rate pas les films chinois, japonais, coréens etc. J’ai voyagé en Europe aussi, en Allemagne notamment, pour la musique.

J’aime depuis toujours la musique, ce gigantesque domaine du sonore, indescriptible, à part de toutes mes autres occupations. Si j’avais droit à une autre vie, je deviendrais instrumentiste, un violoncelle, dans un orchestre. Je me contente de courir après le plaisir sans bornes d’être assise dans une salle d’opéra ou de concert, au moment où dans la fosse et sur le plateau, un silence, déjà chargé de la présence et du souffle vibratoire des instruments encore muets, signale que l’œuvre est sur le point de commencer et va basculer pour se dérouler en un temps compté, à rebours vers la dernière note de fin.

Post-scriptum

Un dernier mot à propos de site : les sens de situs, substantif dérivé de situm, commencent bien, « position, place forte », mais ils finissent mal, « moisissure, rouille ». Du devoir d’évoluer.