Laideur du paysage 2

I. Le petit monde jaune fluo

Samedi 19 janvier à Paris : le dixième samedi « Gilets jaunes » s’est déroulé sur la rive gauche. Pour eux, les plaisanteries les meilleures sont apparemment celles qui durent. Personnellement, je ne les ai pas vus ni entendus, ils ont défilé sur un très long trajet, allant des Invalides à la place d’Italie et retour aux Invalides par deux trajets un peu différents. En milieu de journée (plus ou moins 16 h), j’ai jeté un œil à la télé, LCI ou BFM, où j’ai vu un défilé à l’allure syndicale banale, marchant assez vite, sous une fine pluie verglaçante. Ils étaient comme auto-encadrés. À vue de nez et de télé (ce qui n’est pas très précis) il y avait une petite dizaine de milliers de personnes, toutes dans leur uniforme exhibitionniste que je déplore. Certains avaient écrit sur le dos de leur gilet « CGT ». Arrivés près de l’église S. François Xavier, au retour, ils ont eu l’air de se bagarrer un peu avec les forces de l’ordre, comme on dit. Un peu plus loin et un peu plus tard, ils ont fini par plier leur gilet fluo et se disperser.

Dans l’ensemble, ce moutonnement jaune semé de quelques drapeaux bleu blanc rouge était donc une manif qui paraissait presque ordinaire. Mais il y avait quelque chose de bizarre. Tout se passait comme s’ils avaient seulement voulu se montrer. Sans autre but qu’eux-mêmes. Sur les trottoirs, personne, aux fenêtres, idem. Vitrines barricadées et grilles baissées. Des flics en nombre et très équipés. Et, debout, quelques jeunes représentants des télés qui tendaient en quelque sorte la perche à selfie, dans un dialogue prudent et bref. Étrange détournement des « manifs traditionnelles » où l’on se montrait pour dire qu’on était nombreux à vouloir parler, à réclamer au gouvernement des « mesures », à parler aux journaux. Ici, non, puisqu’ils refusent de participer au grand débat, du moins l’affirment-ils.

En effet, ceux qu’on interrogeait dans la rue ou sur les plateaux, s’autodéfinissent toujours comme « Le Peuple », répétaient que Macron « c’est de l’enfumage », et autres arrêtés péremptoires, et un refus total d’en dire plus ou d’expliciter leurs clichés. Le dialogue était banni d’avance. Mais, dites donc, à quoi bon marcher sous la pluie s’il n’y a pas un dialogue - et une possibilité de compromis - au bout du compte ?

Sur le déroulement et l’issue du grand débat, j’ai assez fréquenté d’assemblées générales - ah les AG d’autrefois -, pour savoir que ça tourne souvent en eau de boudin, où flottaillent un méli-mélo de bonnes volontés et de mauvaises prises de paroles, mais, après tout, on peut rencontrer quelques intérêts communs. Ça vaut mieux que de se taper dessus ou de marcher sous la pluie. Mieux vaut parler assis au chaud.

Le soir, la préfecture de police avait dénombré 7 000 participants à Paris, et 84 000 dans toute la France, pour 80 000 forces de l’ordre. Franchement pas de quoi pas pavoiser, ni de tant en parler, si l’habitude d’en parler depuis deux mois sur les chaînes d’actualité aux dépens du reste du monde, n’avait été établie, preuve que quelque chose tourne autour d’eux et à cause d’eux, l’Histoire dira quoi.

Suffit pour aujourd’hui de contempler le terrain si jalousement délimité par les gilets jaunes (eux et rien d’autre).

II. Le monde vu de plus haut ?

Je hausse ma lunette. Beurk. L’océan plein de plastique, les poissons, tués à l’électricité, en masse, la calotte glaciaire qui fout le camp, on pleure sur les ours blancs, mais pas sur les migrants, climatiques ou pas, aïe, aïe, les milliards d’os de poulet que notre brillante civilisation laisse derrière elle, la chaleur dégagée par les Data Centers, témoins d’un culte de nous-mêmes et de mémoires hypertrophiées. Bref, le vaste monde bouillonne sous son Cloud.

À force d’entendre dire que c’est le temps de la dernière chance pour sauver l’avenir de l’humanité sur la Terre, je suis sûre qu’il est beaucoup trop tard : les masses énormes des océans, les masses énormes d’air, jouent toutes seules, après que l’humanité les ait bien aidées à se mettre en branle ; la température moyenne monte inexorablement, et on a beau nous dire de ne plus manger que 100 g de viande par semaine et de ne pas faire couler l’eau en nous lavant les dents, c’est trop tard. la Terre est dans une période de réchauffement. Elle a connu ça et son contraire. Adaptation ou disparition des espèces ? De l’espèce Homo sapiens ? De la vie ?

Regarde plus court et respire un bon coup.

Ah oui, mais là dans un petit coin, pas très loin, le Brexit ! Tout le monde, les Irlandais et les Britanniques compris, avait oublié pendant deux ans que la frontière avec l’Europe, si on en sortait, passerait entre les deux parties de l’île d’ Irlande ! Là où ils se sont entretués pendants des décennies et que justement, grâce à l’Union européenne, ils avaient fini avec ça ... Bloody Sunday. Incroyable. Ah, on avait oublié. Le 29 mars, La Frontière. Que faire. À suivre.

Alors, aujourd’hui, pas une miette un peu positive ? Allez, un effort.

III. La lecture ? Oui.

Les Frères Lehman, vous connaissez ? Ceux de la banque, ceux du Krach de 2008 ? Avant cette date, ils ont existé en chair et en os. Des hommes jeunes, des émigrés juifs de Bavière, une famille, des caractères, et, surtout, un merveilleux auteur, Stefano Massini, homme de théâtre, qui les a mis en scène dans une sorte d’épopée en prose, incroyablement vivante. Il s’est documenté pendant plus de trois ans, sur eux, et sur le monde de la finance.

Il les fait revivre, bosser, suer, séduire, jauger, produire, jeter, amasser, fonder et fondre, danser, exploser, dans un gros volume [1]. Qui m’a tellement plu que je l’ai lu deux fois de suite, intégralement. J’ai l’impression de les avoir connus.

Ode à la vie, à l’audace, aux émigrés qui tentent leur chance dans un pays largement inconnu, flair du bon moment, sens du commerce dont fait partie le sens de l’autre, bonnes et mauvaises rencontres, obsessions, patience, le tout s’ajoute au courage, à l’intelligence, la chance, et puis viendront les dérapages, la démesure, l’excès de confiance, la cupidité devenue complètement folle et la mort d’une banque qui fait mourir et trinquer bien de gens dans sa chute. La démonstration d’un monde halluciné par la cupidité.

Les États-Unis des années 1840 aux années 1990, les guerres, Sécession, Guerre mondiale I et II, Vietnam, Golfe etc. les dérapages de la finance, le poids des êtres eux-mêmes responsables de leur destin, le rôle des familles, le poids des valeurs religieuses et culturelles, sont déployés avec un humour toujours présent et une rapidité de joueur de cartes.

On rit beaucoup, on apprend beaucoup, on participe beaucoup. Les idées reçues tombent, sur les biographies et la manière de les faire - double biographie, d’une famille et de ses activités commerciales et bancaires sur plus d’un un siècle et demi - , sur les profondeurs de la banque, la folle autonomie d’un monde, pris lui-même sur le monde comme il va dans son épaisseur et son intimité. Mille connaissances nouvelles sortent. Massini a été pour moi une révélation.
La traduction (Nathalie Bauer) est remarquable, on ne conçoit pas le livre dans une autre langue.

Les frères Lehman
©Télérama

Notes

[1Les frères Lehman, Stefano Massini, Traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Globe, 832 pages, 2018, Prix Médicis Essai et Prix du meilleur livre étranger 2018.