La vengeance se mange brûlante Elektra (1909), Richard Strauss, Philharmonie de Paris

Vendredi 15 décembre : la Philharmonie est pleine comme un œuf, le public enserre l’Orchestre Philharmonique de Radio France qui lui-même, étant donné le nombre des musiciens et la diversité des pupitres, remplit entièrement le plateau dans un harmonieux demi-cercle disposé sur plusieurs rangs, chaleur brillante des cuivres et éclat argenté des instruments, chaleur des bois, minceur des cordes, majesté des harpes, des percussions et tambours.

Philharmonie, Elektra, mise en place de l’orchestre de Radio France
HP

J’ai pris cette photo en vitesse avant l’entrée du chef, Mikko Franck, et des chanteurs phénoménaux - Nina Stemme (Elektra), Waltraud Meier (Clytemnestre), ), Gun-Brit Barkmin (Chrysothemis), Mathias Goerne (Oreste) - chargés de chanter cette implacable affaire familiale de vengeance et de destin, ultime acte où va se fracasser la famille des Atrides, qui arrive là au bout de ses crimes effroyables.

Photo prise avant d’entrer dans cette submersion sonore qui a à la fois envoûté, pénétré et galvanisé la salle. Il aurait fallu aussi fixer à la fin les admirables chanteuses et l’incroyable performance artistique et physique de Nina Stemme, la seule à rester sur scène et en action pendant les (presque) deux heures de l’opéra, à désirer sa vengeance et à la voir s’accomplir, avant d’en mourir elle-même, par excès de joie. Un rôle effrayant.

Les ravages de la vengeance

Car la vengeance n’est pas bonne conseillère, elle qui s’est engendrée au fur et à mesure depuis des générations, sans jamais rien résoudre, violente, cruelle, bornée et implacable : elle n’a semé que des meurtres, depuis les crimes de Tantale, en passant par les enfants de Thyeste découpés et servis, cuisinés, à leur père, et bien d’autres horreurs sanglantes, incestes, viols, jusqu’aux flots de sang où Agamemnon a dérapé, égorgé par sa femme et son demi-frère (et beau-frère), dans la salle de bains.

Richard Strauss a repris de la mythologie grecque le dernier épisode de cette affreuse famille. La haine et la culpabilité sont devenues incompréhensibles, transmises, ingérées, jamais digérées, toujours augmentées, si bien que tout le monde est en même temps et successivement coupable et justicier, si bien que plus personne ne l’est : on voit ici Électre tenue de hurler sa haine héritée, le désir inextinguible de venger son père sans vouloir se rappeler qu’il a tué sa sœur Iphigénie, de tuer sa mère et l’amant de celle-ci - auteurs du crime -, soutenue par la volonté de diriger ce passage à l’acte, par personne interposée, en en chargeant Oreste, son frère qu’elle croyait mort en exil.

De cette affaire, naîtra d’ailleurs, ne l’oublions pas, dans la mythologie grecque, de par la volonté d’Athéna, l’institution de la Justice et du premier procès légalement organisé, précisément celui d’Oreste après le meurtre de sa mère, et le remplacement des Érynies, les vengeresse qui poursuivent Oreste, par les Euménides, les bienveillantes. La mise à distance est nécessaire, refroidir les causes, introduire des tiers, des normes, des lois. Bien des gens pourraient en prendre de la graine dans notre monde présent.

Allein, Weh, Ganz allein !  [1]

Une étrange impression se dégage de ces femmes (les personnages principaux sont, de très loin, les femmes de la famille...) animées, rongées, par la haine et la terreur, rarement par la tendresse, hurlant - parfois murmurant - les paroles de la solitude, des meurtres et des cauchemars, mais résistant, dominant par leur puissance vocale, leur technique, leurs timbres magnifiques, tout l’orchestre, en le prenant tour à tour comme allié, comme témoin ou comme ennemi, tirant de la confrontation des uns aux autres leur valeur et leur éclat.

Les femmes sont en fait, par leurs capacités vocales, comme surnaturelles mais justement, l’absence de mise en scène montre aussi qu’elles se permettent, pour régner, des gestes très humains : ainsi Nina Stemme se baisse de temps en temps, pour attraper sa bouteille d’eau sous le pupitre de sa partition, pour boire rapidement au goulot... (je mourais de peur qu’elle n’avale de travers).
Et cela, sans rien perdre de sa souveraineté, de sa fantastique énergie vocale, de ce « coffre » extraordinaire qu’elle a dans un corps très bien fait, cette voix si parfaitement juste, large, modulable et riche de couleur, mise au service de la haine hystérique et parfois déformante d’Électre.

Tombe de Clytemnestre à Mycènes
wikipedia

En face, Waltraud Meier incarnait une Clytemnestre inquiète, apeurée par le destin, les présages et ses mauvais rêves, mais restant très dure à l’égard de cette fille avec qui seule la haine circule, la dominant encore pour un moment, un court moment - le temps du retour d’Oreste -.

Gun-Brit Barkmin, en Chrysothemis, désireuse de vivre, donnait une réplique humaine, belle, fraîche, puissante, à l’inhumanité prodigieuse de sa sœur Électre.

Les hommes - Égisthe (le ténor Norbert Ernst), Oreste (le baryton Mathias Goerne) - sont forcément plus effacés dans cette affaire, instruments des dieux et des deux femmes, ils disposent de moins de temps sur scène : j’ai beaucoup aimé leur timbre à l’un et à l’autre.

Puissance d’une version de concert

Dans la tête, j’avais quelques mises en scène anciennes ou récentes, certaines remarquables ( Peter Konwitschny, Leipzig, 2011), ou d’autres historiques (avec Birgit Nilsson toute échevelée à Garnier en 1971) d’autres parfois ratées... mais vendredi soir, pour la première fois, je vois cet opéra en version de concert : ni décor, ni costumes, ni jeu de scène ; les personnages sont des femmes et des hommes en tenue de soirée, ils se tiennent classiquement face au public, au bord du plateau, tournant le dos à l’énorme orchestre straussien ici présent sur le plateau, alors que, dans les représentations mises en scène, il est invisible dans la fosse d’orchestre : les chanteurs et les chanteuses sont cernés par l’énorme meute orchestrale prête à manger tout l’espace sonore, à les annihiler, à les noyer comme le ferait un tsunami. Ou à les servir si chanteurs et chanteuses savent s’y prendre pour utiliser sa force et sa complexité.

Dans cette version de concert, d’une très grande qualité, la musique et les voix étaient des puissances incarnées et de force égale. La musique, présente, visible, parfois agressive, lyrique et expressionniste en même temps, devenait physiquement élément de tragédie, multiples personnages. Elle était samedi soir une toile immense de sens et de mémoire, musicale ou mythologique, déformant et enveloppant les chanteurs, elle était la force et la menace permanente qui, à la fois, animaient la haine des protagonistes, et s’apprêtaient à les conduire au bout de leur destin, au bout du risque.

Le programme distribué donne une bonne analyse de la musique, ainsi que le livret que Hugo von Hofmannstahl a tiré de sa pièce de théâtre (1903) pour Richard Strauss. On ne peut pas le suivre vraiment pendant la représentation, d’abord, on le connaît plus ou moins et il s’affiche en surtitres ; mais surtout, je préférais ne pas quitter des yeux le plateau, voir la musique dire tout ce qu’elle jouait. Je n’ai jamais entendu si bien l’orchestre dans Elektra : le fait de le voir lui confère un rôle qui m’a enrichie, une présence que j’ai aimée.

Quel plaisir, donc, de relire le livret après coup pour enrichir encore, en savourant la beauté du texte, cette représentation exceptionnelle avec Stemme et Meier, réunies, sorte de glissante image de la beauté des voix d’opéra dans notre époque. Stars incontestables, porteuses de tous leurs personnages, Leonore, Élisabeth, Isolde etc. tout le XIXe et le XXe siècles (essentiellement allemands), elles sont, de fait, compagnes de ma vie et auteurs de tant de ses plaisirs.

Notes

[1Seule ! Hélas, complètement seule ! Ce sont les premiers mots prononcés par Électre.