L’Embarquement pour Cythère 40

  • Par Hélène Puiseux

40. Quatorzième note pour Me Plock : Octavio (août 1915)

Le convoi militaire part de Saint-Lazare vers six heures. Pas de la Gare de l’Est ? Non, c’était un convoi supplémentaire, il partait de là où il y avait de la place. De toute façon, tout montait vers là-haut.

Six heures du soir ou six heures du matin ? Matin, matin, les militaires se lèvent tôt, l’avenir leur appartient surtout pendant la guerre. Tu filmes les soldats sur les banquettes de bois, ou bien, attends, tu pourrais prendre de vieilles actualités, les sépias qui défilent trop vite et qui jettent immédiatement, comme un bon chien de Pavlov, le spectateur dans le temps d’autrefois. Le Pont-Cardinet dans la brume, avant la dissipation des brouillards matinaux comme on dit à la télé, non, finalement tu laisses tomber les vieilles actualités, c’est justement trop chien de Pavlov, et puis, en l’occurrence, le temps importe peu.

Les soldats relisent les petits mots glissés tout à l’heure dans leur poche, ils commencent déjà à casser la croûte, tout ça roule très, très lentement, parce que le convoi est prioritaire, d’accord, mais prioritaire ne veut pas dire rapide. Tu évites absolument l’émotion, tu cadres par la fenêtre et tu suis les talus, les touffes d’orties prospères, les grandes fleurs violettes, les brocs rouillés, les immeubles en briques rouges avec leurs garde-manger de bois incrustés dans les fenêtres de cuisine, regardant vers le Nord-Est, vers le front.
Saint-Lazare, Colombes, Bois-Colombes, Le Stade, priez pour nous, une fois encore, une fois déjà.

Tu recadres dans le compartiment, maintenant, les soldats mangent et rient, le soleil est levé et les brouillards dissipés, ils racontent la permission, les bons coups, les choses drôles, pas les tristes.
Le convoi, c’est deux trains de permissionnaires qui remontent au front et deux trains de munitions.

ARGENTEUIL ! ARGENTEUIL ! Le chef de gare marche le long du train, il crie deux fois le nom du patelin à l’usage d’un train de voyageurs qui descend vers Paris, les tas de charbon sur la droite, les ferrailles un peu plus loin, les quelques vignes qui escaladent encore la colline, par endroits, Argenteuil, ton soldat regarde vivement par la fenêtre, Argenteuil, mon petit Argenteuil, c’est comme ça qu’il appelait la colline du Télégraphe, le grand-père, et Octavio Portier, engagé volontaire, essaie de faire coïncider d’une part cette petite ville française brunâtre, qui coule vers une rivière grise, à moitié rongée par la campagne et la zone industrielle, et d’autre part les dégringolades de bananiers vert vif et la crête blanche du Fort Sainte-Inès, au-dessus de la plantation.

Pour ce soldat-là (il a un grade, à vérifier), il n’y a pas eu d’adieux, tout à l’heure, à Saint-Lazare, les adieux, ils ont eu lieu sur les fortifications, il y a dix-sept ans et quelques jours, dans la baie verte et bleue de Santiago de Cuba, la grosse pluie de l’après-midi du 24 juillet, un soldat espagnol caché, à moitié fou, refusant la reddition et la fin de la guerre qui ont eu lieu le dimanche précédent, et qui tire au canon un obus dont un éclat ricoché atteint la Reine en pleine tête. Reina de Gloria.
Et cela s’est passé sans qu’il le sache, car il n’est pas à côté d’elle, on n’est jamais assez à côté, il ne faut pas les laisser, il est en bas vers la baie, avec les Roughriders, on se prépare pour le bal, on est dans la ville, il court à travers les rues pleines de malades, pleines de gens qui crèvent la faim, tous ces pauvres paysans déplacés par le Gouverneur, dans les derniers mois, pour qu’ils n’aident pas les insurgés, il court vers la maison que la famille Portier a en ville, grande ouverte, transformée en hôpital de fortune, mais peu importe, c’est la fête. Ils sont vainqueurs. Ils sont libres. Le soir, sous la grande glace, il apprend qu’elle est morte. Qu’il ne la reverra jamais, on a ramassé ce qui restait d’elle, pour boucler immédiatement le cercueil.

ARGENTEUIL. Grand panneau de bois, avec le nom peint en bleu sur fond blanc. Il a la tentation de descendre du train, d’aller voir ces cousins inconnus qui habitent une grande villa, rue du Port, et dont son grand-père disait, que, sa mère mise à part, ils n’étaient que des sots. Une tentation qui s’appellerait désertion dans le langage de l’armée française.
On voit beaucoup de maisons à tuiles brunes, Argenteuil est une sorte de grosse bourgade, éparse dans des vergers eux-mêmes à moitié inclus dans la ville ; quand le grand-père, donc, lui en parlait, il imaginait un château d’argent, très haut sur une colline, comme celui de la Belle au Bois Dormant, un conte de fées que le grand-père lui racontait souvent.

Cher Grand-père ! Hector tenait beaucoup à cette appellation française de la part de son petit-fils Octavio, et je vous prie de m’excuser, Me Plock, si cela vous cause parfois, dans ce texte, quelque effet de confusion : cette rivière grise doit être la Seine, où Grand-père, paraît-il, se baignait souvent, l’eau était délicieuse, tu ne peux pas savoir, disait-il, et laquelle de ces maisons abritait sa jolie voisine, dont le mari était professeur de lettres, - c’était même MON professeur de lettres, disait Grand-père, M. Martinon ; Madame Martinon, elle, elle s’appelait Élisa, comme ma soeur, dont elle était la marraine, le mari lui lisait de la poésie les soirs d’été. Un soir - Grand-père radotait un peu, il m’a raconté mille fois les épisodes semi érotiques de sa vie d’autrefois – j’avais douze ans, j’écoutais de l’autre côté de la haie : si je te disais, mon petit, que le père Martinon récitait à sa femme un poète moderne, enfin, moderne à l’époque, un homme qui s’était fait guillotiner, André Chénier, j’entends encore M. Martinon « la nymphe blanche et nue » et c’était des assemblées de dames toutes nues, qui jouaient à des jeux incompréhensibles, et Madame Martinon riait, elle disait, on essaiera ce soir. Papa a voulu me punir après l’histoire de la nymphe, parce que j’écoutais, mais ma chère maman est intervenue, elle a dit à mon père qu’il commettrait une bien grande injustice, que s’il y avait faute, elle était du côté des Martinon, ce ne sont que des débauchés disait Maman, quand je pense qu’avec ces horreurs dans la tête, il est professeur, voyons Céphise, avait répondu Papa, si vous lisiez les poètes latins, vous en verriez bien d’autres. Eh bien justement, je ne les lis pas, avait dit Maman, et je ne les lirai point d’après ce que vous m’en dites. Et je n’ai pas été puni. C’est pour cela que Denis s’est rattrapé quelques années plus tard lorsqu’il m’a surpris sur les berges « avec mes jeux bizarres » disait grand-père.

Quand Hector est mort à Santiago, à quatre-vingt ans, il radotait vraiment, il racontait cette scène où on l’avait mis à la porte et Octavio, qui n’avait que cinq ans à la mort de son grand-père avait tant de fois entendu ce récit, entendait encore, dans cette petite gare du petit matin, devant cette petite ville, théâtre de cette grande scène : « Cela fait des années que tu n’es qu’une graine de débauché, mais maintenant, c’est la goutte qui fait déborder le vase, déjà à douze ans, tu écoutais des horreurs, tu épiais les vers scabreux de M. Martinon, et là, entièrement nu, tu fais des gestes obscènes au risque d’être vu par les mariniers, je ne supporterai pas plus longtemps un frère débauché, tu seras la honte de la famille ». Hector redonnait éternellement la parole à Denis, ce traître, et à son père, qui ne faisaient plus qu’un dans sa tête. Tous deux l’avaient tué.

— Tu ne vas tout de même pas donner cette fiche à Me Plock, Yves, il veut du solide, des dates, - j’entends Lili protester comme si elle était là - , c’est confus ce que vous écrivez là, on ne comprend plus rien du tout, pouvez-vous préciser qui parle, où sont distinguées les générations et les branches collatérales, peut-être serait-il bon que vous établissiez, pour vous conformer au désir de votre Grand-père, un arbre généalogique.

Mais pour l’instant présent, je ne m’occupe pas de Me Plock, je reprends ma caméra, mon semblant de caméra, mon script : on est dans un train qui monte au front, en août 1915, arrêté dans la gare d’Argenteuil. Octavio Portier, de Cuba, engagé volontaire, se demande s’il ira passer sa prochaine permission dans cette petite ville peu attirante. Comme il ne sait pas, naturellement, qu’il n’aura pas de prochaine permission, il aura peut-être écrit, quelques jours plus tard, à ces cousins inconnus, pour vérifier s’ils n’étaient que des sots, en ce siècle comme dans l’autre.

Il faut remonter au grenier, chercher dans Correspondance d’ailleurs, mais les beaux classeurs verts et noirs, constitués par l’arrière grand-mère s’arrêtent à 1912, il faudrait attaquer la grande caisse en bois des lettres non classées, que Lili et moi avons décidé de brûler, car les souvenirs de ces morts, après tout, ne sont pas à nous. Les beaux classeurs, je pourrais les proposer aux archives.
J’irais trouver le conservateur, le « chef » et mari de Céline, je le féliciterais de sa paternité future qui nous prive de notre Ériphile, tiens, Céline, avant ton congé de maternité, voilà des archives pour les chercheurs qui, d’ici quelque temps, en mal de thèse, viendront étudier l’évolution d’une famille devenue bourgeoise de la banlieue parisienne.

Œil de metteur en scène sur Nous, avec notre Majuscule.

— C’est au point, maintenant, ton papier sur Octavio, crie Lili du bas de l’escalier, parce que j’y passe, chez Me Plock, je peux le porter.

Non, ce n’est pas prêt, il faut encore vérifier au Ministère des Anciens Combattants, les plantons, les dactylos, les lampes de bureaux, les moquettes des bureaux, le lino gris des couloirs, pour vérifier qu’Octavio est mort, par exemple, le 18 septembre 1915 à la cote 413, ou le 28 août, dans une tranchée, un obus, comme la Reine de Gloire, enfin.

Non, Lili, tu n’iras pas chez Me Plock, sur le Pont du Nord un bal y est donné, non, non, ma fille, vous n’irez pas danser. Mais si, les filles vont toujours danser.

Post-scriptum

(À suivre)