L’Embarquement pour Cythère 15

  • Par Hélène Puiseux

15. Sixième Note pour Me Plock : Un photographe allemand

Juliette-Marie-Céphise Portier s’est enfuie avec le photographe. Un photographe allemand, ce qui multiplie le scandale par deux ou même davantage. Une fugue ! Un Allemand ! Elle dont le grand-père maternel est mort à Reischoffen (not. hist. du dictionnaire : « Le 6 août 1870, les 1er, 2ème, 3ème et 4ème cuirassiers, composant la division Bonnemain, chargent face à l’infanterie allemande et quarante-huit canons allemands », résultat, bouillie et légende dans les familles françaises) tout ça pour que cette petite se fasse enlever par un Allemand, vingt-neuf ans plus tard. Mon Dieu. Mein Gott.

Une photo jointe : un jour de l’été 1899. Un goûter de famille dans le jardin de la villa Portier, le jour anniversaire de la naissance du grand-père (ce doit être le fils aîné de Jean Baptiste, à vérifier). Les hommes en costume clair, les femmes en mousseline, boivent du sirop d’orgeat ou du sirop de grenadine, blanc laiteux, rouge translucide, et ce soir, vers six heures, les adultes auront droit à un doigt de vin cuit de la dernière vigne Portier, disparue.

Sur la photographie, prise avant le goûter, les ombres sont encore assez courtes, les carafes et les verres sont en ordre, formant des triangles brillants, les pyramides de fruits et de petits fours ne sont pas encore sortis de la pénombre de la cuisine fraîche où on descend par deux marches. Cette cuisine, aujourd’hui, a disparu, transformée en garage avec un plan incliné, dans les années Vingt, la cuisine actuelle est au rez-de-chaussée, prise sur l’ancienne salle à manger.
Juliette Portier figure, à gauche, avant-dernier rang. La famille est debout, alignée sur trois rangs, face à l’objectif, avec les cousins de Paris, les bébés sont dans les bras, les enfants posés comme des œufs de Pâques autour du fauteuil du grand-père, propriétaire des Pépinières Portier, fondateur des Conserveries Portier, le vieillard bien calé dans son fauteuil de rotin au centre de la photo, sa canne posée droite à portée de sa main. C’est lui qui a fait construire le petit Neuschwanstein pour les mouettes sur le bord de la Seine, et agrandir le jardin d’hiver, en surplomb au-dessus du jardin.

— Ce que je me demande, dit Lili en tenant la photo, c’est comment cette photo est restée là. J’aurais cru qu’on l’aurait fait disparaître, les familles, ça fonctionne comme le Soviet suprême toujours prompt à passer de la gouache sur les dissidents, au cours d’une épuration de la boîte à photos.

Eh bien non, Juliette a échappé au nettoyage, protégée sans doute par l’occasion sacrée où elle avait été prise : un anniversaire. Je n’ai encore trouvé aucune lettre d’elle, écrite de sa main. Elle a écrit, pourtant, au moins deux fois, mais les lettres sont déjà chez Me Plock depuis 1899. À l’étude Plock. Tenue par le grand-père de l’actuel Me Plock.

Au grenier, un coin entier est réservé à la correspondance. Une partie est très bien classée, par la femme du vieux qui est au centre de la photo. Elle a étiqueté des boîtes d’archives vertes et noires, six boîtes sont intitulées Villeneuve, I, II, III, IV, V, VI. On écrivait beaucoup pendant les vacances au chef de famille resté à Argenteuil, en pleines récoltes, pour lui, pas d’été paresseux, mon ami (terme des épouses), mon cher Papa, mon cher Grand-père, tout le monde raconte les vacances, parties de pêche au vairon, charades, tableaux vivants, courses d’escargots, les délicieuses grandes vacances des enfants de la bourgeoisie.
Trois boîtes leur font suite, Paris-Jouffroy, Paris-Soufflot, classement topographique par noms de rues, pour les filles mariées, et Paris-Denis, l’éternel prénom de la famille porté par un des fils devenu médecin à Paris, des cousins et des branches qu’on ne voit plus, qu’on a embrassés à l’enterrement de Grand-père, et bien avant, à celui de Bonne-Maman, sans doute aussi à celui de Papa et Maman, en laissant de côté l’histoire du père de Daniel, effacée par le sang, Maman morte redevenue convenable, ou plutôt à qui la mort sanglante a servi sans doute de couverture rétroactive.

Et puis voici le chef d’œuvre du classement géocentrique de la grand-mère : le classeur rouge et noir intitulé Correspondance d’ailleurs.
Correspondance d’ailleurs contient une copie dactylographiée de la fameuse lettre laissée par Juliette dans la boîte aux lettres de la porte verte - et pourtant Juliette n’était pas encore ailleurs, mais peut-être encore à Argenteuil, au mieux à Paris - :
« Je pars avec un jeune homme, c’est le photographe, nous nous aimons, nous allons nous marier à l’étranger, je vous enverrai mon adresse car je voudrais que Papa me fasse parvenir son autorisation qui me sera demandée au consulat ». Mélange de naïveté et de prévoyance, sur la copie dactylo, à laquelle il manque son écriture pointue de pensionnat ; elle conclut « Je vous embrasse bien fort ». Sans qu’il y ait un mot qui permette de comprendre pourquoi elle a choisi de s’enfuir plutôt que d’attendre, dans sa chambre, que le photographe vienne « faire sa demande ». En avait-il été déjà question ? Y avait-il eu des oppositions ? Rien ne le laisse supposer, car si tel avait été le cas, on n’aurait pas demandé CE photographe pour l’anniversaire. Un coup de foudre ? Un « coup de bambou » comme disait Bonne-Maman autrefois, pour signaler toute bizarrerie de conduite.

L’original de cette lettre laissée ce soir d’été dans la boîte aux lettres a été joint dans le dossier Juliette, ouvert chez Me Plock de toute urgence, à une deuxième lettre postée de Berlin, où elle indique son adresse en renouvelant sa demande d’autorisation en tant que mineure – elle aura vingt et un an dans deux mois - et où elle écrit : « Je renonce absolument à tous mes droits sur la succession de mes parents, tant pour moi que pour mes descendants éventuels et pour mon époux, Aloys Mülhausen, domicilié Friedrichstr. 42, Berlin ». Elle ajoute que, autorisation ou pas, elle sera libre dans deux mois et se mariera à Berlin. C’est ce qui a dû se passer, la famille n’ayant pas répondu.

Debout sur le banc, dans le coin à gauche, à côté de son cousin Alfred Marquet - les noms sont écrits derrière la photo, à la verticale - Juliette, sous son canotier, sourit. Sourit au photographe. Celui-ci est-il déjà son amant ? Ne le sera-t-il que dans quelques heures ? Avec les jeunes filles de 1899, comment savoir ? Ont-ils pris un wagon-lit nach Berlin ? Qu’en pense la famille Mülhausen. Peu importe. Il y a deux choses importantes, 1) qu’il soit Allemand, et 2) que Juliette ait renoncé à la succession.

Le point 1 est impardonnable, mais le point 2 opère un miracle, on a sauvé l’essentiel. Ni les délicieuses asperges Portier, ni les légumes et les fruits frais ou en bocaux n’iront se faire sucer et savourer par les Allemands, ni sous leur forme pure, ni transmutés en or. Ni la villa, ni le jardin. Ni RIEN d’Argenteuil.
La villa s’orne d’un nouvel étage, et, dans le jardin, on plante cette année-là des araucarias bizarres, venus de la préhistoire.

« Marguerite, ta fille n’est qu’une sotte, mais après tout, cela en fait une de moins chez nous » écrit le grand-père en guise de conclusion.

Dans Argenteuil, on a raconté que Juliette était fiancée au photographe, mais qu’on avait par discrétion patriotique, par égard pour nos provinces perdues, célébré le mariage sans tambour ni trompette. On n’a pas parlé d’enlèvement. Ni de fugue. Cela ne se fait pas. Mais Juliette n’a jamais été admise à revenir à Argenteuil. « On a coupé les ponts » comme disaient Grand-père et Bonne Maman quand ils évoquaient différentes brouilles ou cette lointaine affaire avec d’autres cousins. C’était une des grandes expressions de la famille. Cette sonorité de tambour leur plaisait, coupons, coupons coupons les ponts.

Il y a une autre photo de Juliette, un peu plus jeune, les cheveux encore sur le dos, appuyée d’un air rêveur à une demi-colonne cannelée, le ciel poudré et doux d’un studio de photographie derrière elle. Au dos, en lettres sépia Martin & Mülhausen en forme de signature, Photographes à Enghien-les-Bains.
Quitter Argenteuil, à vingt ans, en 1899. Admirable Juliette-Marie-Céphise.

La « sotte » est morte à Dresde en 1945, sous les bombardements alliés. Elle était veuve, a dit le consulat, depuis l’année 1930. Morte est un grand mot, le consulat ne l’emploie pas, à l’époque, elle est portée disparue. À Dresde, c’est souvent le cas. Si bien qu’on n’a pas pu ajouter, avant bien des années, en face de sa naissance, dans les doux registres veloutés de la Ville d’Argenteuil, la date de sa mort supposée devenue officielle.

Lili se demande si Juliette-Marie-Céphise était pro-nazie dans les années Trente, et ce qu’elle a fait pendant la Grande Guerre, avec son frère et ses cousins d’un côté du front, et son mari de l’autre. Sur internet, je trouve assez facilement que les Mülhausen étaient chimistes, et fort riches.

On regarde dans le carton Lunéville : c’est la garnison du frère de Juliette avant 1914. On y trouve une trentaine de lettres adressées au vieux présent sur la photo, Mon cher Grand-père, bien respectueuses et décrivant exclusivement le charme des manoeuvres dans le petit matin ; on croirait entendre le piano si entraînant, le troisième mouvement du 4e concerto de Beethoven, il doit galoper à cheval dans la rosée et la brume qui traîne sur les collines. Pour sa mère, il réserve la description des réceptions chez le colonel et les fleurs qu’il y a fait envoyer. Aucun de ces lettres ne contient la moindre mention de Juliette, ni question, ni soupir.

Je les lance à Lili, tiens, tu peux les jeter, des lettres comme ça, il y en a plein les greniers de France, faisons le bonheur des futurs archivistes, créons-leur des lacunes.
Lili rit : Yves, tout de même !
J’aime faire rire Lili.

Juliette partie, elle n’est plus RIEN. Il suffit de partir pour ne plus exister.
— Et si je me tirais, qu’en penses-tu ?
Lili rit à nouveau.
— Toi ? Partir ? Un vrai caramel, tu es collé à la villa.

La villa. Visiter la villa Portier, ses beautés naturelles, ses questions inutiles, ses secrets jamais dits. Maman jetait sa propre correspondance, « Moi, j’ai horreur d’écrire, disait-elle, et le peu que j’écris, quelle horreur, quand on se relit plus tard, tous ces bégaiements idiots qu’on adresse on se demande à qui, on s’écrit à soi, sans doute, on peut jeter ». Elle aurait adoré la périodes des mails et des SMS. Elle ne les aurait pas conservés.

Post-scriptum

(À suivre)