L’Embarquement pour Cythère 14

  • Par Hélène Puiseux

14. Cinquième note pour Me Plock : Lili et les ours

Longtemps, Lili a eu quatre ours en peluche. Ils dormaient dans des boîtes à chaussures, sauf un, qui, à tour de rôle, chaque soir différent, dormait dans le lit de Lili : il était le malade. Elle l’approchait de sa joue, pour vérifier s’il avait de la fièvre, s’il était chaud, puis elle le glissait dans son lit à elle, la tête dépassant du drap sur l’oreiller, lui laissant la moitié du lit.

Le lendemain, Lili et l’ours avaient bougé en dormant, pas beaucoup et pas tous les jours, mais enfin, parfois, l’ours glissait, et Lili le trouvait tout aplati, tout chaud, le long de sa cuisse ou sous son ventre, qu’est-ce que c’est que ces manières, disait-elle à l’ours, en le sortant de dessous le drap, ébouriffé, et sa chemise de nuit toute relevée sous les bras, je sais bien que tu étais malade, mais enfin, maintenant, tu es guéri, disait-elle en l’approchant à nouveau de sa joue, il était pourtant beaucoup plus chaud que la veille au soir, de l’exacte chaleur du lit, elle l’embrassait, elle ne lui en voulait pas d’avoir glissé, et même, elle savait bien qu’il n’avait pas fait exprès, et que, au contraire, c’était de sa faute à elle.
Les quatre ours vivaient heureux. Yves les regardait dormir dans les boîtes à chaussures, et, quelquefois, Lili lui donnait le droit d’en prendre un dans son lit, le convalescent, le malade de la veille, presque encore tout chaud.

Le cinquième ours est apparu en Suisse. On dînait au restaurant. Le restaurant s’appelait le Kaiserhof, c’était à Berne et on avait vu les vrais ours, le matin, debout sur leurs pieds, souriant aux passants penchés au-dessus de la fosse grise où eux, ours, passaient la journée affalés le long de deux troncs d’arbre. Le serveur, dans son habit noir, avait paru très beau à Lili, il la servait, tenant d’une seule main la fourchette et la cuiller, le plat de l’autre, et les pommes de terre soufflées se disposaient dans son assiette.

Au dessert, Yves mangeait des profiteroles, « pour une fois qu’il aime ce qu’on lui sert », disait Papa et Lili allait plonger sa cuiller dans le chocolat fondu. Le serveur, avec son habit noir, ses yeux noirs, ses cheveux noirs, était alors revenu à la gauche de Lili, elle avait baissé la tête car justement, elle était en train de penser qu’elle aimerait le voir malade et le coucher, dans son bel habit noir, à la place d’un de ses ours. Elle a chaud, elle rougit, lui, il tient un plateau, et sur le plateau, il y a un paquet bleu. Maman fait un clin d’oeil à Papa, elle sourit au serveur, « Dis merci à Papa, Lili », mais pourquoi à Papa, quand il était si évident que le paquet bleu était un cadeau du serveur.

Danke sehr, Herr Ober, Maman utilise encore une fois n’importe quelles syllabes, n’importe quels sons, c’est comme ça depuis qu’on est en Suisse, et ça marche, les gens la comprennent, on dit qu’elle parle allemand. Lili et Yves ont joué longtemps à parler allemand, cette année-là.
Sauf qu’en Suisse, on ne les comprenait pas. Mais à Argenteuil, le succès, la tête de Daniel en les entendant. Tous les secrets qu’ils se disaient.
En tous cas, ayant entendu dans la formule de Maman quelque chose qui ressemblait à Robert, Lili, par homophonie, a appelé le nouvel ours Robert. Car c’était un nouvel ours qu’il y avait dans le paquet, brun, velu, très velu, les autres en paraissaient tout râpés.

Robert s’est mis à tomber malade tous les soirs. Les quatre autres s’épuisaient à tousser, à délirer, à boiter, rien, rien, jamais, n’a plus réussi à faire sortir Robert du lit de Lili. Si bien qu’Yves n’avait plus jamais le convalescent dans son lit. C’était un cercle vicieux. Robert a tout eu, la varicelle, les oreillons, la scarlatine, la coqueluche, le dengue, la maladie du sommeil, des entorses, des migraines, la rubéole, le béri-béri, Yves était chargé de chercher les maladies dans le dictionnaire de médecine, sous clé dans le bureau de Grand-père.
Un beau jour, il a attrapé la mort.
Non, ce n’est pas vrai, Robert ne meurt jamais : il carre ses membres velus dans le lit de Lili.

Je suis assez content de ma note sur les ours. Cela m’engage à liquider, comme dit Lili, la disparition de la petite tante de je ne sais plus quelle génération, à vérifier, qui s’est enfuie en Allemagne, après la guerre de Soixante-Dix ; Bonne-Maman en parlait à voix basse, mêlant les mythes et légendes anti-germaniques, comme si « les Boches » allaient l’entendre et venir défoncer la villa à coups de grosse Bertha ou de V1.
Petite jeune fille amoureuse d’un Allemand, et dont Maman disait : « Elle, elle avait compris, elle a su s’y prendre, Berlin, c’est tout de même mieux qu’Argenteuil ».

Post-scriptum

(À suivre)