L’Embarquement pour Cythère 7

  • Par Hélène Puiseux

7. Troisième note pour Me Plock : Départs

Hector se considère dans l’eau, se penche au-dessus des herbes longues de la rive, couchées par le courant, il met un pied, puis deux, dans la Seine, ses habits posés sur le chemin de halage. Il fait très chaud.
— On voit qu’on est en 1826, dit Lili en relisant ce que j’écris, il ne les mettrait pas, maintenant, ses pieds dans la Seine, avec tout le mazout et les saloperies.

Il se laisse porter par le courant, ignorant les nasses rouillées de la rive, elles ne sont pas pour lui, elles sont pour des rats disparus ou pas encore venus, qui, une fois prisonniers, les feront tressauter en se débattant avant d’être tués par les paysans, maraîchers ou vignerons.
— Hector, tu n’as pas pensé que des mariniers pouvaient te voir ?
Non, il n’a pas pensé aux mariniers. Il faisait chaud, c’est tout, on se croit seul, et on ne l’est pas.
Le dénonciateur d’Hector, c’est son frère Denis, le fils aîné du percepteur, percepteur à son tour, investi, comme il dit, de fonctions publiques. Des fonctions publiques qui auraient peut-être plu à Céline, si elle avait vécu autrefois.

En tout cas, public ou non, sa dénonciation ne l’a pas protégé, il a été assez vite rayé de la carte d’Argenteuil.
— Tant mieux, dit Lili, je n’aime pas ce vertueux Denis. Le pur salaud. Cafard et compagnie.

Décédé, Denis Portier, et décédée, Sophie Tiennot, sa chère épouse, comme dit l’inscription, décédés en 1832, lui le 8 avril, elle, deux jours plus tard, le 10 avril, victimes du choléra morbus qui a ravagé Paris cette année-là. Ils sont devenus, au cimetière, juste un espace, une tombe entourée d’une grille de fonte, et, le terrain étant meuble, alluvial dirait le service des Carrières, la grille est tout de guingois à présent. Ce qui doit le chagriner. Ils n’ont pas eu d’enfant. Elle, Sophie, j’ai vérifié aux archives, elle était la fille d’un militaire qui avait fait la campagne d’Egypte.

À la maison, on a, comme souvenir de lui, une petite pyramide en bois, il en sculptait tout le jour, et toutes les familles natives d’Argenteuil possèdent une de ces petites œuvres obsédées et charmantes, en bois, en paille tressée, en feuille de métal, en terre cuite.

— Tu crois qu’il y a eu un double enterrement, ou bien que, l’épidémie aidant, il a fallu enterrer Denis avant Sophie ?
— C’est Jean¬Baptiste qui a dû se charger de tout cela. Et il en a profité pour acheter la maison de la perception huit jours après la mort de son frère aîné (acte de vente à l’étude de Me Plock, ancienne étude Coquelin, à Paris depuis 1806).
— Hector, finalement, il l’a échappé belle, reprend Lili, peut-être qu’il aurait attrapé le choléra s’il était resté en France. Tu me diras, ça n’aurait rien changé pour nous, nous, on est de la branche Jean-Baptiste, mais ça a dû le faire réfléchir, là-bas.
— Tu vois, je le crois plutôt chanceux, il a vu du pays, ça vaut mieux que de passer de la perception au cimetière.
— Qui t’empêche d’en faire autant ?

D’en faire autant QUOI, Lili ? De voir du pays, ou de passer au cimetière ?

Post-scriptum

(À suivre)