L’Embarquement pour Cythère 6

6. Deuxième note pour Me Plock : Une soirée délicate

Les jardins de la perception, autrefois, descendaient, dans toute leur largeur, jusqu’à la Seine. Depuis, il y a eu une quantité incroyable d’expropriations, pour la voirie, et de cela, Me Plock est bien mieux informé que je ne le puis être. Il ne reste maintenant qu’une mince parcelle, entre deux murs de meulière jaune et qui, à présent, se termine par le petit tunnel sous la route : Grand-père l’appelait « le couloir de Dantzig ». Et menaçait, tout à fait en vain, de faire la guerre à la mairie pour le récupérer.

Au pied, sur la rive, il y avait, il y a toujours, mais maintenant pourrissantes, la barque et la maisonnette pour les mouettes, édifiée par le fondateur de l’usine Portier, le fils de Jean-Baptiste, s’appelant lui-¬même Denis, en l’honneur de son oncle mort sans enfant. La maison à mouettes a été construite en 1865, comme une minuscule imitation d’un château romantique allemand, Neuschwanstein très réduit, où seuls les enfants de cinq ou six ans pouvaient entrer. Sur le faux pont-levis, l’hiver, on mettait des pains de saindoux pour les oiseaux.

En 1826, la prairie s’étalait vers les herbes d’eau, vers les roseaux, derrière les buissons de seringas. Mme Portier, la mère de Denis, de Jean-Baptiste et d’Hector, disait : « J’ai horreur des seringas, ils me donnent mal à la tête ».

Le fils aîné, Denis, un soir, depuis le bureau de la perception où il finissait d’aider son père, aperçoit sur la rive une silhouette. Il regarde. Puis il raconte : » Il n’avait RIEN sur le dos, tu m’entends, RIEN, et je n’oserais pas te dire ce qu’il FAISAIT, les GESTES qu’il faisait. Je lui ai dit, mais te rends-tu compte, Hector, tu nous déshonores, nous qui sommes environnés de considération par nos voisins, notre père et moi qui sommes investis de fonctions publiques, je ne jette pas de pierres dans ton jardin, Jean-Baptiste, tu as fait un choix très honorable, rien ne vaut la terre, assurément, c’est une valeur sûre, mais enfin, cette affaire me touche particulièrement, moi qui suis un homme public, je dois être respectable absolument, et toute ma famille doit être absolument respectable, insoupçonnable, si on te VOYAIT, Hector, et peut-être QUE L’ON T’A VU, inutile d’insister, je ne puis me taire, je DOIS en parler à Papa, n’est-ce pas, Jean-Baptiste, tu es de mon avis, bien sûr, Maman ne doit RIEN savoir de tout cela, non, non, non, inutile de dire que c’était comme ça, par hasard, en passant, les mauvaises habitudes ne se gagnent ni ne se quittent en un jour ».

Du père - le percepteur intègre - on a , dans le grenier de la villa, les petits carnets, à couverture noire, à lignes vertes, chaque page est une journée où il écrit le matin le temps qu’il fait à son lever, donc à cinq heures, été comme hiver : brume, ciel étoilé, lune claire, soleil, pluie, neige, nuit bien noire, sans détails, trois mots au plus. Le soir, après la mise au point sur le temps, il note la qualité de la journée : journée paisible, bonne journée, dure journée, dure journée, journée riante.
Chaque dimanche, il écrit et souligne le prénom de sa femme, Céphise, sans autre mention. Argent remis pour le ménage ? Devoir conjugal ? Peu importe, seule la régularité admirable du geste compte.

La mort de Madeleine, leur fille, est précédée par la mention, le 30 juin 1812, de « Madeleine, croup », et le Ier juillet : « Madeleine + à huit heures cinq ». Trois heures plus tôt, il avait écrit « beau soleil » et ce soir-là, il notera « triste jour ».

Le 3 juillet 1826, on lit le matin « Beau soleil », et, le soir, « Remis deux cent francs à Hector, soirée délicate ».
Hector, petite silhouette vivement rhabillée, furtive dans le carnet noir « Remis deux cent francs à Hector ».
Prié d’aller se faire voir, au sens propre, ailleurs que sur les berges d’Argenteuil.

Post-scriptum

(À suivre)